Je rappelle que ce travail de la Mission d'évaluation et de contrôle était une demande de ma part, à la suite d'une proposition de résolution européenne que j'avais défendue devant notre commission l'année dernière. Dans la mesure où il est d'usage de nommer un rapporteur de la majorité et un rapporteur de l'opposition, et où ma position est incertaine, j'ai été « encadré » par deux collègues corapporteurs. Je tiens à les saluer ; nous avons travaillé ensemble de manière conviviale et, je l'espère, efficace.
Comme l'a rappelé Jean-Claude Buisine, la gestion de la dette s'opère dans un cadre contraint par les règles européennes et par un niveau élevé de dette, qui nous oblige à un refinancement régulier sur les marchés. La dette de l'État nous est apparue, dans ce cadre, très convenablement gérée : la charge de la dette est maîtrisée, et l'État met en oeuvre son programme de financement sans anicroche, avec un taux moyen à l'émission de titres à moyen et long terme de 0,63 % en 2015, contre 4,15 % en moyenne sur la période de 1998 à 2008.
Ce satisfecit ne nous empêche pas de nous interroger sur la stratégie d'émission.
L'AFT – qui n'a d'agence que le nom, puisqu'il s'agit non pas d'une structure autonome, ainsi qu'il en existe dans certains pays, mais d'un démembrement de la direction générale du Trésor – résume sa stratégie en quelques mots : transparence, prévisibilité et adaptation à la demande des investisseurs. Elle travaille en relation étroite avec les dix-huit banques spécialistes en valeurs du Trésor (SVT), qui ont pour rôle d'acheter les titres sur le marché primaire et d'assurer la liquidité du marché secondaire, ainsi que de conseiller l'État en matière de politique d'émission et de gestion de la dette. Les SVT nous ont indiqué que l'AFT était l'une des administrations les plus performantes en matière de gestion de la dette. Les liens entre les SVT et l'AFT sont d'ailleurs très resserrés, ce qui peut parfois poser des problèmes de conflits d'intérêts.
L'AFT explique qu'elle ne peut pas se montrer opportuniste en modifiant sa politique d'émission pour profiter du contexte, de taux d'intérêt très bas. Il nous semblerait pourtant possible de profiter davantage des opportunités de marché pour sécuriser une plus grande partie de la dette aux taux exceptionnellement bas que nous connaissons actuellement.
En outre, je voudrais être très clair sur un sujet dont nous avons déjà beaucoup parlé au sein de notre commission : la réémission de souches anciennes, porteuses de coupons plus élevés que les taux du marché, ainsi que les primes d'émission qui en découlent.
D'une part, ces émissions ne coûtent globalement pas plus cher à l'État que celles qui portent des coupons proches des taux du marché. Ce qui est opéré, c'est un décalage dans le temps, c'est-à-dire l'encaissement immédiat d'une prime par l'État compensé par le versement, les années suivantes, de coupons plus élevés. D'autre part, cette stratégie d'émission n'est ni propre à la France, ni nouvelle : l'AFT y recourt régulièrement pour entretenir la liquidité du marché secondaire et répondre à la demande des investisseurs. Selon les explications de l'AFT, sans ces émissions, la moindre liquidité du marché entraînerait des taux d'intérêt plus élevés, notamment sur ces souches anciennes, qui sont recherchées.
À la différence des années précédentes, le montant des primes d'émission encaissées en 2015 a été extrêmement élevé : 22,7 milliards d'euros. Pourtant, la proportion de titres émis à partir de souches anciennes a été de 33,9 % en 2015, donc proche des niveaux enregistrés en 2010 et en 2012 – 32,7 % –, et moindre qu'en 2009 – 38,5 % – ou en 2011 – 40,5 %.
L'importance des primes encaissées – de mémoire, la prime la plus élevée a été de 8,9 milliards d'euros – et le montant total de 22,7 milliards proviennent de l'écart de taux entre les coupons sur les souches anciennes – de 4 à 6 % – et les taux d'intérêt actuels du marché.
Si cela soulever des questions quant à son résultat immédiat en comptabilité budgétaire, point dont nous avons débattu lors de l'examen du projet de loi de règlement du budget et d'approbation des comptes de l'année 2015, en comptabilité nationale, sur longue période, il n'en va pas de même.
J'en viens au problème de la connaissance des détenteurs de la dette. L'un des buts de cette mission était de renforcer la transparence sur cette question. Force est de reconnaître que nous avons peu progressé : l'AFT nous a expliqué qu'elle n'avait pas une connaissance exhaustive de ses investisseurs et que celle-ci se heurtait à des obstacles qui sont détaillés dans le rapport et sur lesquels je reviendrai brièvement. Nous ne sommes pas convaincus que l'AFT nous ait fourni toutes les informations dont elle pouvait disposer. Cela reste donc un sujet d'interrogation.
Je rappelle ce que l'on sait : la dette de l'État est détenue à 62 % par des non-résidents, mais aucune répartition par pays ou par secteur d'activité n'est fournie ; les 38 % détenus par les résidents se répartissent entre les compagnies d'assurances pour 19 %, les établissements de crédit pour 9 %, les organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) pour 2 % et une catégorie « autres », dans laquelle figurent notamment les acteurs publics tels que la Banque de France.
La part de cette dernière catégorie augmente nécessairement avec la politique de rachat de titres, dite d'assouplissement quantitatif – quantitative easing –, menée par la Banque centrale européenne (BCE) et par son bras armé en France, la Banque de France. Ainsi, une part grandissante de la dette est détenue par la BCE, principalement via la Banque de France. La BCE a en effet acheté 152 milliards d'euros de titres français depuis que l'assouplissement quantitatif, décidé en mars 2015, est mis en oeuvre. Et cela va continuer jusqu'en mars 2017.
Les autres informations dont dispose l'AFT proviennent des SVT, sur les transactions qu'ils opèrent. Il ressort de ce reporting qu'environ les deux tiers des investisseurs résident dans la zone euro et que les investisseurs hors zone euro se situent principalement sur le continent européen, au Moyen-Orient et en Asie.
Pour justifier l'absence de données précises sur la détention de la dette, l'AFT invoque le volume de titres échangé chaque jour sur le marché secondaire, qui s'élève à plus de 10 milliards d'euros. Chaque année, s'échange sur ce marché plus de 1,5 fois le montant total de la dette publique française. S'y ajoute le problème des intermédiaires entre l'émetteur et le détenteur final, qui peuvent être nombreux et internationaux. Je rappelle à cet égard qu'il n'y a aucune transaction directe entre l'État et les investisseurs finaux : l'État vend aux SVT sur le marché primaire, et ce sont eux qui revendent sur le marché secondaire.
Ces obstacles ne sont pourtant pas insurmontables. Il existe, pour les actions, un dispositif permettant d'identifier les porteurs de titres en interrogeant le dépositaire central et en remontant la chaîne. Techniquement, ce dispositif, même s'il n'est pas parfait, pourrait être transposé aux titres d'État, ce que l'article L. 228-2 du code de commerce exclut explicitement. Si ce verrou juridique n'a pas été levé, c'est parce qu'il y a, en fait, une volonté, très clairement exprimée par le directeur général de l'AFT, mais aussi par le ministre des finances Michel Sapin – lors des auditions –, de protéger l'anonymat des investisseurs, de crainte de les voir fuir le marché de la dette française. Comme s'ils avaient quelque chose à cacher !
L'une de nos propositions est donc de lever le verrou qui empêche l'État d'interroger le dépositaire central, à savoir Euroclear. Il ne s'agit pas de publier la liste des détenteurs de la dette de l'État, mais de permettre à celui-ci d'avoir accès à cette information, afin notamment d'éviter que les titres de dette de l'État ne viennent alimenter les paradis fiscaux.
En 2009, à l'initiative du rapporteur général Gilles Carrez, nous avions instauré, à l'article 125 A du code général des impôts, un prélèvement à la source sur les intérêts des valeurs du Trésor payés hors de France dans un État ou territoire non coopératif. Cette mesure rapporte moins de 1 million d'euros. On sait très bien qu'il suffit à celles et ceux qui détiennent de tels titres et localisent leurs revenus dans des États ou territoires non coopératifs de passer par un intermédiaire pour éviter ce prélèvement à la source.
Le manque de progrès sur la question de la transparence de la dette a été, je l'ai dit, la source de notre plus grande frustration dans le cadre de ce travail car la transparence est une condition de notre souveraineté. Ajoutons que, d'après ce que les dirigeants d'Euroclear nous ont indiqué lorsque nous les avons auditionnés le 29 mars dernier, le Trésor pourrait organiser lui-même les compensations, ce qui permettrait beaucoup plus de transparence.