Intervention de Pierre Lellouche

Réunion du 5 juillet 2016 à 9h00
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPierre Lellouche :

C'est le fait que nous ne l'indiquions pas dans le projet de rapport qui me gêne. Notre rôle ne consiste-t-il pas, après tout, à contrôler l'action de l'exécutif à travers, notamment, le contrôle des agents de l'exécutif ?

Je note, avec le rapporteur, que les cas Kouachi, Coulibaly, Abdeslam, Mostefaï, Amimour révèlent une faillite générale – sans parler d'Abaaoud ou de Salhi qui, eux, révèlent plutôt une faillite du renseignement européen. En effet, quand nous avons entendu qu'on a arrêté la poursuite de tel individu parce qu'il se trouvait en Belgique et plus chez nous, que tel autre n'a plus été poursuivi parce que, après avoir quitté Paris, il se trouvait à Reims, ou encore que les interceptions ont cessé parce que tel et tel ne se sont rien dit au téléphone, je dois dire que les bras m'en sont tombés, ces attitudes ne me paraissant pas particulièrement professionnelles – je le dis comme je le pense.

Cette faillite du renseignement n'est pas surprenante parce que notre pays vivait en paix et qu'il a été brutalement confronté à un contexte de guerre. Il ne s'agit donc pas d'incriminer qui que ce soit et certainement pas les policiers qui ont fait leur travail le mieux possible, mais d'en tirer les conséquences. Je note au passage l'échec, également, de l'opération Sentinelle dont je rappelle qu'elle était en place au moment des attentats contre Charlie Hebdo.

J'en viens, troisième série d'observations, aux questions peu ou pas évoquées. Il n'y a presque rien dans le pré-rapport sur le cyber – clef du renseignement de demain et de la lutte contre le terrorisme. Les transmissions cryptées et la propagande par internet sont les problèmes cruciaux que nous allons avoir à gérer. Qu'il n'y ait pas de proposition d'un plan global français – alors que nous disposons tout de même de quelques bonnes entreprises en la matière –, est très décevant : la commission aurait pu insister sur ce vrai défi.

Le deuxième trou noir est l'immigration. Nous avons voté, le 8 mars dernier, un texte sur l'immigration le plus généreux d'Europe, en plein état d'urgence et en pleine crise terroriste, texte reposant sur l'argument selon lequel il n'y aurait aucune connexion entre l'immigration, l'islamisme et le terrorisme. Continuons donc à faire ainsi semblant et nous vivrons des événements très désagréables. Ne pas poser le problème de l'immigration, ne pas poser le problème de Schengen, ne pas reconnaître la faillite de l'accord de Schengen, est, je le répète, l'un des trous noirs de ce rapport.

Le troisième grand absent est le retour des djihadistes de Rakka, de Mossoul… Nous savons que ces gens vont revenir : qu'allons-nous en faire ? Cette question a été posée par M. Larrivé, par M. Ciotti, par moi-même et par d'autres collègues au fil des sept ou huit textes de lois antiterroristes examinées par le Parlement, et nous n'avons pas obtenu de réponse.

J'en viens aux recommandations sur lesquelles il y a beaucoup à redire.

En ce qui concerne l'Agence nationale de lutte antiterroriste dont vous proposez la création, je suis très heureux que vous ayez suivi le conseil que je vous avais donné de vous rendre en Israël puis aux États-Unis. En effet, le système de l'Office of the director of national intelligency (ODNI), mis en place après les conclusions de la grande commission sur les attentats du 11 septembre 2001, a permis de rassembler les dix-sept agences existantes en un même lieu et de coordonner l'information et l'action de façon plus efficace. Au moment de l'élection présidentielle de 2007, j'avais inscrit dans le programme de Nicolas Sarkozy l'idée de créer un poste de directeur national du renseignement ; ce qui a été fait à l'Élysée avant que le dispositif ne périclite à cause du chef d'état-major des armées et du conseiller diplomatique. Il s'agit ici de lancer une vraie réforme, ce dont je me félicite. Par expérience, j'estime qu'il ne faut surtout pas rattacher cette agence au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), à savoir au Premier ministre, mais au lieu où se prend la décision, c'est-à-dire à la présidence de la République, de la même façon que le directeur du renseignement national, aux États-Unis, rend compte de son action au président. Vous avez l'air, monsieur Pietrasanta, d'accepter cette idée fondamentale, ce qui me fait plaisir.

Je ne reviendrai pas sur les considérations de Philippe Goujon à propos de l'opération Sentinelle ni sur ce que j'ai dit vingt fois au ministre de la défense : ce n'est pas rendre service à nos armées que de garder nos militaires dans nos grandes villes, avec des armes longues : ils forment des cibles et perdent du temps d'entraînement. Bref, ils ne sont pas faits pour cela. Aussi, soit vous augmentez les effectifs de policiers et de gendarmes, soit nous créons une garde nationale.

Je suis vraiment en désaccord avec un troisième point, monsieur Pietrasanta : votre proposition d'engager l'armée française au sol en Irak. Il se trouve que je connais assez bien ce pays et la dernière chose à faire serait de mettre des soldats français entre les sunnites et les chiites – je ne vois pas très bien comment nous nous en sortirions ; aussi, si vous maintenez cette proposition, je ne voterai pas le rapport. De la même manière, je m'oppose à l'idée d'envoyer des soldats le long de la frontière entre la Syrie et la Turquie. Là encore, si vous pensez pouvoir résoudre le problème kurde et du PYD avec des soldats français, vous vous trompez sûrement.

Ensuite, en matière de coopération européenne, je vous trouve très faibles. Je vous signale la ratification, il y a à peine quinze jours, d'un accord intergouvernemental sous l'égide de l'Agence européenne pour la gestion opérationnelle des systèmes d'information à grande échelle au sein de l'espace de liberté, de sécurité et de justice – concernant donc les systèmes d'information Schengen –, appelé EU-LISA, agence dont l'un des trois sites, le site technique d'information, se trouve à Strasbourg. L'Assemblée a ratifié une convention dont j'étais le rapporteur – nous n'étions pas nombreux dans l'hémicycle – et j'ai relevé la liste de tous les manquements du système Schengen en matière de renseignement. Il vous aurait sans doute été utile de vous pencher sur le travail réalisé à cette occasion par votre serviteur au sein de la commission des affaires étrangères ; vous auriez pu alors relever que le système d'information Schengen, SIS II, était une véritable passoire. Le terrorisme n'est même pas mentionné dans les fichiers, les passeports sont tamponnés par cachets alors qu'il faudrait avoir recours à la biométrie… et j'ai recensé ainsi neuf manques, qu'il s'agisse de l'absence de la reconnaissance faciale, de l'impossibilité d'effectuer des recherches dans le SIS II sur la base des empreintes digitales d'une personne – seuls y figurant son nom et sa date de naissance –, de l'absence d'un index européen des registres de police… Je vous invite donc à utiliser ce travail car il faut entrer dans le détail des manquements du système Schengen qui est franchement affligeant et qui montre bien que l'Europe ne peut pas faire face au terrorisme si ses membres ne coopèrent pas entre eux. Or il faut savoir que leur loi interdit à un certain nombre de pays de transmettre au système Schengen leurs propres informations sur les terroristes fichés.

Nous sommes par conséquent devant un chantier immense. Or il est impensable de vouloir réformer la politique de la lutte contre le terrorisme en France sans poser la question clef de l'Europe – ce qui est fait de façon trop rapide dans le projet de rapport : on compte une page et demie sur l'immigration et une page ou deux sur Schengen. Cela ne me paraît pas raisonnable. Vous avez sans doute entendu, à Washington, que la difficulté, quand on lutte contre le terrorisme en Europe, c'est que les services ne communiquent pas entre eux. Dès lors, ou bien nous rétablissons les frontières nationales et nous luttons contre le terrorisme à l'échelon national, ou bien nous promouvons une coopération européenne.

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