Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Séance en hémicycle du 11 juillet 2016 à 21h30
Statut des magistrats et conseil supérieur de la magistrature — Présentation

Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux, ministre de la justice :

Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, le succès d’une commission mixte paritaire découle nécessairement d’une volonté de compromis partagée. Celle qui s’est tenue le 22 juin le démontre parfaitement. Il est donc agréable pour le Gouvernement de saluer les instigateurs de ce compromis. Merci donc à tous les députés qui ont permis ce résultat consensuel.

Je vous remercie avec d’autant plus de plaisir que ce résultat ne s’est pas construit contre les opinions du Gouvernement. Vous avez même parfois choisi d’aller plus loin que ses aspirations, par exemple en raccourcissant l’ultime version du texte qui vous est proposé ce soir. En effet, si le projet de loi déposé le 31 juillet 2015 comptait trente-six articles, la version adoptée à l’issue des débats du 24 mai dernier en comptait cinquante-six. Or l’accord de la commission mixte paritaire a permis de ramener leur nombre à une quarantaine. Merci donc de cet effort notable de simplification.

Intervenant après la rapporteure, je ne vais pas à mon tour décrire des travaux que vous connaissez tous fort bien. Comme je l’ai fait au Sénat la semaine passée, je me contenterai de souligner des points auxquels le Gouvernement était attaché.

J’évoquerai tout d’abord la création d’un statut pour le juge des libertés et de la détention – JLD –, qui sera dorénavant nommé comme juge spécialisé. Le Gouvernement était particulièrement attaché à ce point car il est persuadé que cette évolution est porteuse de réels progrès. C’est la suite logique de l’accroissement continu des pouvoirs qui ont été donnés au juge des libertés et de la détention depuis sa création par la loi du 15 juin 2000, tant en matière pénale qu’en matière civile, accroissement auquel nous avons encore contribué par la récente loi du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale.

Le JLD, qui est le juge protecteur des libertés individuelles, contrôle de plus en plus les actes et les décisions les plus intrusives. La fonction n’étant pas aujourd’hui suffisamment valorisée, il fallait donc, afin d’attirer des magistrats confirmés, l’entourer de garanties statutaires. Le texte de la CMP les prévoit, le Sénat s’étant rallié à votre souhait d’une nomination par décret et obtenant que les magistrats nommés soient au moins du premier grade ou hors hiérarchie.

Deuxième point particulièrement novateur, ce sont les dispositions ouvrant le corps de la magistrature en favorisant le détachement ou l’intégration d’autres profils que ceux recrutés par la voie classique du concours républicain. Ces ouvertures permettront à la magistrature de s’enrichir de personnalités dont l’expérience et les compétences professionnelles sont diverses. L’École nationale de la magistrature est une grande école qui remplit parfaitement son office. Depuis 1958, elle a permis de renouveler le recrutement des magistrats, accompagnant notamment le mouvement de féminisation de la magistrature. En soixante ans, cette école est devenue la pierre angulaire de notre système judiciaire en contribuant à son rayonnement à l’étranger. Parce que rien de ce qui travaille le corps social ne doit être étranger à la magistrature, cette possibilité nouvelle d’accroître sa diversité sociale est un atout. Ces ouvertures favoriseront un brassage qui enrichira beaucoup le corps judiciaire.

La troisième évolution notable est la mise en place, au sein de la magistrature, de règles visant à satisfaire les exigences de transparence de la vie publique, notamment l’obligation de déclaration d’intérêts et pour certains de déclaration de patrimoine. Il ne s’agit évidemment pas d’un signe de défiance à l’égard des magistrats, comme j’ai pu le lire sous des plumes mal inspirées, mais simplement de transposer des outils que le législateur a prévus depuis plusieurs années pour les principaux décideurs publics et, plus récemment, pour les fonctionnaires et les membres des juridictions administratives et financières. Loin de gêner l’exercice des fonctions judiciaires, ces mesures déontologiques sont de nature à renforcer le lien de confiance entre nos concitoyens et le système judiciaire. Je le répète : cette transparence ne peut qu’accroître la confiance.

Comme vous l’avez fait, madame la rapporteure, j’insisterai sur l’enjeu principal de cette commission mixte paritaire : la déontologie. Sous votre impulsion, un vide, qui laissait les magistrats judiciaires en retard sur leurs homologues des juridictions administratives, a été comblé. En effet, comme l’a rappelé la décision du Conseil constitutionnel de juillet 2010, aucun lieu, aucune structure n’était désignée par la loi pour répondre aux interrogations des magistrats judiciaires en matière de déontologie. Ce projet de loi organique tend à créer une telle structure : c’est le collège de déontologie.

Sa composition permet à la fois une bonne représentation de la magistrature et une saine ouverture sur ce qu’on appelle la « société civile ». Sa vocation sera de répondre à toutes les questions d’ordre déontologique posées par un magistrat ou un chef de juridiction. Ce point a suscité beaucoup de réticences de la part du Conseil supérieur de la magistrature, qui revendique une compétence de principe en matière de déontologie des magistrats. Il est vrai que la matière est sensible : la déontologie relève-t-elle du droit ou de la morale ? S’agit-il de conseils ou d’obligations ? D’un code ou d’un guide ?

Il faut sans doute en revenir à l’origine de cette notion, qui est à rechercher dans l’ouvrage de Jérémy Bentham intitulé Déontologie, ou science de la morale, publié en 1834 dans l’Angleterre industrielle de Guillaume IV. L’intention de Bentham était claire : « il est désirable sans doute d’élargir le champ de la morale et de rétrécir celui de l’action publique. La législation n’a que trop empiété sur un territoire qui ne lui appartient pas. » Au fil du temps cependant, la matière s’est affermie au point que l’on peut aujourd’hui considérer que si la déontologie s’abreuve toujours à la morale, elle a bien vocation à être sanctionnée par le droit.

Voilà pourquoi il faut être clair et distinguer ce qui relève de la déontologie – c’est-à-dire les questions de probité, de loyauté, d’indépendance, d’impartialité, tout ce qui a trait au comportement envers les autres magistrats, à l’étude et à la connaissance approfondie des dossiers, à l’écoute au cours de l’audience et au comportement envers les justiciables, etc. – de ce qui relève du travail juridictionnel, c’est-à-dire le déroulement de la procédure et la prise de décision. Ces éléments ne peuvent être soumis qu’à des voies de recours internes. Autrement dit, une prétendue entorse à la déontologie ne doit pas être un moyen détourné de contester une décision judiciaire qui ne satisfait pas une partie au procès.

Or aujourd’hui, les chefs de juridiction – qui sont par ailleurs l’autorité de notation des magistrats judiciaires – sont les seuls à avoir vocation, de manière purement prétorienne, à répondre aux demandes et aux questionnements des magistrats confrontés à des situations individuelles concrètes susceptibles d’interférer avec leurs obligations déontologiques.

Le CSM n’a pas été convaincu par cette argumentation et reste réservé face à votre volonté de créer ce collège de déontologie, estimant, d’une part que ce dernier empiéterait sur ses compétences et d’autre part que sa création porte en germe un risque de contradiction entre les positions du collège et celles du CSM.

Le Gouvernement n’interprète pas de cette façon les lois organiques du 5 mars 2007 et du 22 juillet 2010. Interrogé incidemment sur ces questions, le Conseil constitutionnel avait en effet censuré, à l’article 17 de la loi du 22 juillet 2010, les mots « ainsi que pour se prononcer sur les questions relatives à la déontologie des magistrats. » Il a ainsi limité la compétence du CSM à l’élaboration et à la publication d’un recueil des obligations déontologiques des magistrats – tâche dont il s’est très bien acquitté.

Le Gouvernement estime donc que le collège de déontologie dont vous proposez la création répond à un réel besoin. C’est aussi pour cela que je salue l’excellent travail des parlementaires qui ont participé à la commission mixte paritaire. Je souhaite que ce texte soit adopté par l’Assemblée, en y intégrant, comme le Sénat l’a fait, l’amendement de coordination que le Gouvernement a déposé.

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