Intervention de Catherine Vidal

Réunion du 12 juillet 2016 à 17h00
Délégation de l'assemblée nationale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Catherine Vidal, neurobiologiste, coresponsable du groupe de réflexion « Genre et recherches en santé » de l'INSERM :

Je vous remercie pour cette invitation. Pour initier le débat, je vous parlerai des travaux du groupe de réflexion « Genre et recherches en santé » que nous animons, Jennifer Merchant et moi-même, au sein du comité d'éthique de l'INSERM. Depuis sa création en 2013, ce groupe de travail s'est fixé comme objectif une réflexion éthique sur la contribution des facteurs sociaux et culturels aux inégalités entre les sexes en matière santé. Nous menons également des actions visant à améliorer les pratiques de recherche et de clinique.

Il s'agit ainsi de combler le retard de la France face aux pays européens et anglo-saxons. En effet, aux États-Unis, le National Institute of Health (NIH), qui est l'équivalent de l'INSERM, intègre la dimension du genre dans ses plans stratégiques depuis vingt-cinq ans. En Europe, le groupe « Horizon 2020 » accorde une large place aux enjeux liés au genre dans la recherche. L'INSERM se doit, à l'évidence, d'intégrer ces questions à ses stratégies présentes et futures.

Mais de quoi parle-t-on ? Des définitions s'imposent. Le sexe fait référence aux déterminants biologiques – chromosomes, organes génitaux, hormones – qui différencient les mâles des femelles, y compris dans l'espèce humaine. Le genre est un concept qui désigne les processus de construction sociale et culturelle des identités et des rapports sociaux entre les sexes.

Plusieurs questions se posent, qui font appel à une réflexion éthique. Comment s'articulent le sexe et le genre dans la physiologie et la pathologie ? En quoi ces interactions peuvent-elles engendrer des différences et des inégalités dans la santé des femmes et des hommes ?

Commençons par quelques remarques terminologiques et sémantiques.

En langue française, on utilise le terme de « médecine sexuée », qui fait référence aux caractéristiques biologiques spécifiques de chaque sexe, telles que les gènes, les molécules, les cellules, les organes. Dans ce domaine, de nombreuses recherches sont menées, mais on dispose essentiellement de données microscopiques de base, bien documentées. En revanche, leurs impacts au niveau macroscopique – c'est-à-dire au niveau de l'organisme dans son ensemble – sont beaucoup moins connus.

On utilise également, en français, le terme de « médecine genrée » qui repose sur des données sociologiques et épidémiologiques, qui sont également bien documentées et qui ont pour but d'analyser comment les rôles sociaux exposent différemment les femmes et les hommes aux nuisances de santé, comment les femmes et les hommes se représentent différemment la maladie et font appel ou non au système de soins, et comment les réponses des médecins se construisent différemment selon le sexe de leurs patients.

En langue anglaise, on n'utilise qu'un seul terme, gender medicine, qui peut désigner la médecine sexuée ou la médecine genrée, ou bien les deux. Les travaux qui concernent la gender medicine sont très développés aux États-Unis, et très diversifiés.

Certaines approches privilégient les déterminants biologiques et la médecine sexuée comme, par exemple, le NIH – je vous renvoie à un article publié en 2015 par Janine Clayton sur ces questions.

D'autres approches s'intéressent au processus d'interaction entre le sexe et le genre dans la médecine. C'est le cas du programme Gendered innovations de Londa Schiebinger à Stanford, du groupe de travail de Sarah Richardson à Cambridge, du groupe de l'université de Columbia à New-York, auquel est associée Anne Fausto-Sterling ainsi que Rebecca Jordan-Young, Nancy Krieger et Kristen Springer. Pour en savoir plus, je vous renvoie à un numéro spécial de la revue Social science and medicine de 2012, qui est extrêmement complet sur ces questions.

Il ressort de l'ensemble de ces travaux que le sexe et le genre ne sont pas des variables séparées, mais qu'ils s'articulent dans un processus d'incorporation, d'embodiment, c'est-à-dire que le genre influence la biologie et la biologie influence le genre, et c'est précisément l'interaction complexe entre le sexe biologique et l'environnement social qui peut être source de disparités et d'inégalités dans la santé. En voici quelques exemples.

D'abord, l'infarctus du myocarde, qui est la première cause de mortalité chez les femmes – le cancer du sein n'est qu'au huitième rang. 56 % des femmes meurent de maladies cardiovasculaires, contre 46 % des hommes. Or l'infarctus du myocarde est sous-diagnostiqué chez les femmes, car considéré comme une maladie masculine, caractéristique des hommes stressés au travail. En l'occurrence, schématiquement, une femme qui se plaint d'oppression dans la poitrine se verra prescrire des anxiolytiques, alors qu'un homme sera orienté vers un cardiologue. Cela explique également la sous-représentation des femmes dans les essais cliniques de thérapies contre l'infarctus.

Ensuite, exemple en miroir, l'ostéoporose. Un tiers des fractures de la hanche chez les hommes est lié à l'ostéoporose, en tout cas d'après les statistiques en Europe et aux États-Unis, et le risque d'une deuxième fracture est le même pour les hommes et les femmes. Or l'ostéoporose est sous-diagnostiquée chez les hommes, car considérée à tort comme une maladie féminine associée à la ménopause.

Autre exemple, celui de la dépression. Si l'on considère les symptômes classiques de la dépression, tels que tristesse, fatigue, anxiété, troubles du sommeil, les statistiques montrent que la dépression touche deux fois plus de femmes que d'hommes. Mais si l'on considère également les symptômes alternatifs de la dépression qui sont plus fréquents chez les hommes, tels que l'hyperactivité, l'agressivité, la consommation d'alcool, les comportements à risque, etc., et que l'on rassemble ces deux types de symptômes, la prévalence de la dépression est la même pour les hommes et pour les femmes.

Dernier exemple, les recherches en neurosciences et, en particulier, les études d'imagerie par résonance magnétique (IRM) qui visent à comparer les cerveaux des femmes et des hommes. Il n'est pas rare, dans les publications, de voir des biais dans l'interprétation des différences cérébrales entre les sexes, qui viennent conforter les stéréotypes sur les différences prétendument naturelles entre les sexes dans les aptitudes cognitives et les comportements. Or voir des différences cérébrales entre les sexes n'implique pas que celles-ci étaient présentes dans leur cerveau à la naissance, ni même qu'elles vont y rester gravées. Il est très important que, dans les études en imagerie cérébrale qui visent à comparer les cerveaux, on s'interroge systématiquement sur l'origine des différences, et bien sûr, que l'on prenne en compte la plasticité cérébrale ainsi que l'influence du genre et de l'expérience vécue dans la construction du cerveau des femmes et des hommes.

Un article qui a été publié en 2014 dans une revue très prestigieuse, les Comptes rendus de l'Académie américaine des sciences, illustre concrètement l'existence de ce biais dans l'interprétation des images en IRM.

On y voit que dans le cerveau des hommes, il existe – représentées en bleu – des connexions verticales à l'intérieur de chaque hémisphère, alors que dans le cerveau des femmes, il existe – représentées en orange – des connexions horizontales entre les deux hémisphères. La conclusion de cet article est que les cerveaux masculins sont structurés pour coordonner la perception de l'action, tandis que les cerveaux féminins sont faits pour coordonner l'analyse et l'intuition.

Nous allons revenir sur cette conclusion un peu hâtive mais déjà, sur le plan méthodologique, il est important de remarquer que les images en question, pour un public non initié, sont trompeuses. D'abord, on n'y voit pas de vraies connexions nerveuses entre différentes régions du cerveau, mais simplement des points reliés par des traits, correspondant à des probabilités de connexion qui ont été calculées avec un système informatique. Ensuite, il est évident que les hommes ont aussi des connexions entre les deux hémisphères, et les femmes des connexions à l'intérieur de chaque hémisphère. Mais quand on voit de telles images et qu'on ne va pas dans le détail de la méthodologie, on ne se rend pas forcément compte qu'il s'agit d'une représentation fictive de connexions qui n'en sont pas.

Ce n'est qu'une étude sur des probabilités de connexions anatomiques, avec une spéculation sur la signification de ces différences de connexions. Et il est assez surprenant que dans le déroulé de l'article, à aucun moment, la notion de plasticité cérébrale n'est développée. Or on sait que 90 % des connexions du cerveau se fabriquent après la naissance en fonction de l'expérience vécue et des apprentissages. En soi, il n'y a rien d'étonnant, dans certaines expériences, de pouvoir trouver des différences entre les cerveaux des garçons et des filles, ou des hommes et des femmes, qui n'ont pas forcément les mêmes histoires vécues. D'ailleurs, dans cet article, la probabilité de connexion qui était calculée chez des enfants de huit à treize ans, ne montre pas, justement, de différences entre les filles et les garçons. Mais malgré ces évidences, l'origine innée des différences entre les sexes a été privilégiée par les auteurs, en accord avec les visions essentialistes de la complémentarité des sexes.

On peut dire qu'au XXIe siècle, c'est un cas d'école de l'interférence entre idéologie et pratique scientifique, et il est important de noter que les résultats présentés dans cette étude ont été ultérieurement invalidés par d'autres études.

L'ensemble de ces exemples vous montre à quel point le poids des représentations sociales est un facteur d'inégalité et de discrimination pour la santé des femmes et des hommes, d'où l'importance de sensibiliser les médecins et les chercheurs pour considérer les différences entre les femmes et les hommes, non pas comme une simple dichotomie entre les mâles et les femelles, mais comme le produit d'une intrication entre le sexe et le genre.

C'est dans ce contexte et dans ce sens que nous menons nos actions au sein du comité d'éthique de l'INSERM. Nous avons rédigé des notes de recommandations pour intégrer l'articulation entre le sexe et le genre dans les pratiques de recherche et de clinique.

Nos deux premières notes concernent les maladies cardiovasculaires et la neuro-imagerie. Ces notes ont fait l'objet de traductions en anglais pour leur diffusion au niveau européen et international, et on peut les trouver sur le site web de l'INSERM. D'autres notes sont en cours de rédaction concernant la dépression, l'ostéoporose, l'autisme et la douleur.

Parmi nos actions, nous allons organiser au deuxième semestre 2017 un colloque international intitulé « Sexe et genre dans les recherches en santé, une articulation innovante ». Ce projet a été approuvé par la direction générale de l'INSERM en mai 2016.

Nous avons comme perspective de réaliser des petits clips vidéo pour montrer que la prise en compte du genre a pour corollaire de meilleures pratiques médicales et une meilleure recherche, avec pour cible un public français et européen de médecins, chercheurs, étudiants, patients, etc. Ces clips vidéo seront réalisés en français et en anglais. Ce projet est mené en collaboration étroite avec le Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

Enfin, nous participons à la neuvième Conférence européenne sur l'égalité de genre dans l'enseignement supérieur et la recherche, qui se tiendra au mois de septembre 2016.

En conclusion, questionner la santé au prisme du genre est réellement une source d'innovation si l'on veut formuler de nouvelles hypothèses de recherches, finaliser plus pertinemment les symptômes, améliorer les diagnostics et concevoir de nouvelles stratégies de prévention et de traitement au bénéfice de la santé des femmes et des hommes.

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