La séance est ouverte à dix-sept heures.
Présidence de M. Christophe Sirugue, vice-président.
La Délégation procède à l'audition de Mme Catherine Vidal, neurobiologiste, directrice de recherche honoraire à l'Institut Pasteur, coresponsable du groupe de réflexion « Genre et recherches en santé » du comité d'éthique de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), membre du comité scientifique de l'Institut Émilie du Châtelet, et de Mme Muriel Salle, historienne, membre de la mission égalité femmes-hommes de l'université Lyon 1, membre fondatrice et vice-présidente de l'Association de recherche pour le genre en éducation et formation (ARGEF), membre du groupe Genre, égalité et mixité de l'École supérieure du professorat et de l'éducation (ESPE) de Lyon, sur le thème : « Genre et santé ».
Chers collègues, cette audition s'inscrit dans le cadre des travaux de la Délégation aux droits des femmes sur les études de genre. Les travaux de notre collègue Maud Olivier, rapporteure d'information, devraient aboutir en octobre. Plusieurs thématiques ont été abordées jusqu'ici ; celle qui nous rassemble aujourd'hui s'intitule « Genre et santé ».
Nous avons le plaisir d'accueillir Mme Catherine Vidal, neurobiologiste, directrice de recherche honoraire à l'Institut Pasteur, coresponsable du groupe de réflexion « Genre et recherches en santé » du comité d'éthique de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) et membre du comité scientifique de l'Institut Émilie du Châtelet, sur le thème « Genre et santé ». Nous accueillons également Mme Muriel Salle, maîtresse de conférences, membre de la mission « Égalité femmes-hommes » de l'université Lyon 1, membre fondatrice et vice-présidente de l'ARGEF, membre du groupe « Genre, égalité, mixité » de l'École supérieure du professorat et de l'éducation SPE de Lyon.
Avant que nos invitées ne s'expriment, je voudrais rappeler le contexte dans lequel nous procédons à ces auditions.
Nous avons adopté, à l'article 1er de la loi du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes, un dixième alinéa qui précisait que des actions visant à porter à la connaissance du public les recherches françaises et internationales sur la construction sociale des rôles sexués faisaient partie de ce texte de loi. C'est à ce titre que je souhaite faire un rapport sur les études de genre, si possible dans tous les domaines. Quelques auditions auront encore lieu à la rentrée, qui pourront porter, entre autres, sur le budget. Mais aujourd'hui, nous allons aborder un sujet passionnant, « Genre et santé ». Mesdames, je vous remercie pour votre présence.
Je vous remercie pour cette invitation. Pour initier le débat, je vous parlerai des travaux du groupe de réflexion « Genre et recherches en santé » que nous animons, Jennifer Merchant et moi-même, au sein du comité d'éthique de l'INSERM. Depuis sa création en 2013, ce groupe de travail s'est fixé comme objectif une réflexion éthique sur la contribution des facteurs sociaux et culturels aux inégalités entre les sexes en matière santé. Nous menons également des actions visant à améliorer les pratiques de recherche et de clinique.
Il s'agit ainsi de combler le retard de la France face aux pays européens et anglo-saxons. En effet, aux États-Unis, le National Institute of Health (NIH), qui est l'équivalent de l'INSERM, intègre la dimension du genre dans ses plans stratégiques depuis vingt-cinq ans. En Europe, le groupe « Horizon 2020 » accorde une large place aux enjeux liés au genre dans la recherche. L'INSERM se doit, à l'évidence, d'intégrer ces questions à ses stratégies présentes et futures.
Mais de quoi parle-t-on ? Des définitions s'imposent. Le sexe fait référence aux déterminants biologiques – chromosomes, organes génitaux, hormones – qui différencient les mâles des femelles, y compris dans l'espèce humaine. Le genre est un concept qui désigne les processus de construction sociale et culturelle des identités et des rapports sociaux entre les sexes.
Plusieurs questions se posent, qui font appel à une réflexion éthique. Comment s'articulent le sexe et le genre dans la physiologie et la pathologie ? En quoi ces interactions peuvent-elles engendrer des différences et des inégalités dans la santé des femmes et des hommes ?
Commençons par quelques remarques terminologiques et sémantiques.
En langue française, on utilise le terme de « médecine sexuée », qui fait référence aux caractéristiques biologiques spécifiques de chaque sexe, telles que les gènes, les molécules, les cellules, les organes. Dans ce domaine, de nombreuses recherches sont menées, mais on dispose essentiellement de données microscopiques de base, bien documentées. En revanche, leurs impacts au niveau macroscopique – c'est-à-dire au niveau de l'organisme dans son ensemble – sont beaucoup moins connus.
On utilise également, en français, le terme de « médecine genrée » qui repose sur des données sociologiques et épidémiologiques, qui sont également bien documentées et qui ont pour but d'analyser comment les rôles sociaux exposent différemment les femmes et les hommes aux nuisances de santé, comment les femmes et les hommes se représentent différemment la maladie et font appel ou non au système de soins, et comment les réponses des médecins se construisent différemment selon le sexe de leurs patients.
En langue anglaise, on n'utilise qu'un seul terme, gender medicine, qui peut désigner la médecine sexuée ou la médecine genrée, ou bien les deux. Les travaux qui concernent la gender medicine sont très développés aux États-Unis, et très diversifiés.
Certaines approches privilégient les déterminants biologiques et la médecine sexuée comme, par exemple, le NIH – je vous renvoie à un article publié en 2015 par Janine Clayton sur ces questions.
D'autres approches s'intéressent au processus d'interaction entre le sexe et le genre dans la médecine. C'est le cas du programme Gendered innovations de Londa Schiebinger à Stanford, du groupe de travail de Sarah Richardson à Cambridge, du groupe de l'université de Columbia à New-York, auquel est associée Anne Fausto-Sterling ainsi que Rebecca Jordan-Young, Nancy Krieger et Kristen Springer. Pour en savoir plus, je vous renvoie à un numéro spécial de la revue Social science and medicine de 2012, qui est extrêmement complet sur ces questions.
Il ressort de l'ensemble de ces travaux que le sexe et le genre ne sont pas des variables séparées, mais qu'ils s'articulent dans un processus d'incorporation, d'embodiment, c'est-à-dire que le genre influence la biologie et la biologie influence le genre, et c'est précisément l'interaction complexe entre le sexe biologique et l'environnement social qui peut être source de disparités et d'inégalités dans la santé. En voici quelques exemples.
D'abord, l'infarctus du myocarde, qui est la première cause de mortalité chez les femmes – le cancer du sein n'est qu'au huitième rang. 56 % des femmes meurent de maladies cardiovasculaires, contre 46 % des hommes. Or l'infarctus du myocarde est sous-diagnostiqué chez les femmes, car considéré comme une maladie masculine, caractéristique des hommes stressés au travail. En l'occurrence, schématiquement, une femme qui se plaint d'oppression dans la poitrine se verra prescrire des anxiolytiques, alors qu'un homme sera orienté vers un cardiologue. Cela explique également la sous-représentation des femmes dans les essais cliniques de thérapies contre l'infarctus.
Ensuite, exemple en miroir, l'ostéoporose. Un tiers des fractures de la hanche chez les hommes est lié à l'ostéoporose, en tout cas d'après les statistiques en Europe et aux États-Unis, et le risque d'une deuxième fracture est le même pour les hommes et les femmes. Or l'ostéoporose est sous-diagnostiquée chez les hommes, car considérée à tort comme une maladie féminine associée à la ménopause.
Autre exemple, celui de la dépression. Si l'on considère les symptômes classiques de la dépression, tels que tristesse, fatigue, anxiété, troubles du sommeil, les statistiques montrent que la dépression touche deux fois plus de femmes que d'hommes. Mais si l'on considère également les symptômes alternatifs de la dépression qui sont plus fréquents chez les hommes, tels que l'hyperactivité, l'agressivité, la consommation d'alcool, les comportements à risque, etc., et que l'on rassemble ces deux types de symptômes, la prévalence de la dépression est la même pour les hommes et pour les femmes.
Dernier exemple, les recherches en neurosciences et, en particulier, les études d'imagerie par résonance magnétique (IRM) qui visent à comparer les cerveaux des femmes et des hommes. Il n'est pas rare, dans les publications, de voir des biais dans l'interprétation des différences cérébrales entre les sexes, qui viennent conforter les stéréotypes sur les différences prétendument naturelles entre les sexes dans les aptitudes cognitives et les comportements. Or voir des différences cérébrales entre les sexes n'implique pas que celles-ci étaient présentes dans leur cerveau à la naissance, ni même qu'elles vont y rester gravées. Il est très important que, dans les études en imagerie cérébrale qui visent à comparer les cerveaux, on s'interroge systématiquement sur l'origine des différences, et bien sûr, que l'on prenne en compte la plasticité cérébrale ainsi que l'influence du genre et de l'expérience vécue dans la construction du cerveau des femmes et des hommes.
Un article qui a été publié en 2014 dans une revue très prestigieuse, les Comptes rendus de l'Académie américaine des sciences, illustre concrètement l'existence de ce biais dans l'interprétation des images en IRM.
On y voit que dans le cerveau des hommes, il existe – représentées en bleu – des connexions verticales à l'intérieur de chaque hémisphère, alors que dans le cerveau des femmes, il existe – représentées en orange – des connexions horizontales entre les deux hémisphères. La conclusion de cet article est que les cerveaux masculins sont structurés pour coordonner la perception de l'action, tandis que les cerveaux féminins sont faits pour coordonner l'analyse et l'intuition.
Nous allons revenir sur cette conclusion un peu hâtive mais déjà, sur le plan méthodologique, il est important de remarquer que les images en question, pour un public non initié, sont trompeuses. D'abord, on n'y voit pas de vraies connexions nerveuses entre différentes régions du cerveau, mais simplement des points reliés par des traits, correspondant à des probabilités de connexion qui ont été calculées avec un système informatique. Ensuite, il est évident que les hommes ont aussi des connexions entre les deux hémisphères, et les femmes des connexions à l'intérieur de chaque hémisphère. Mais quand on voit de telles images et qu'on ne va pas dans le détail de la méthodologie, on ne se rend pas forcément compte qu'il s'agit d'une représentation fictive de connexions qui n'en sont pas.
Ce n'est qu'une étude sur des probabilités de connexions anatomiques, avec une spéculation sur la signification de ces différences de connexions. Et il est assez surprenant que dans le déroulé de l'article, à aucun moment, la notion de plasticité cérébrale n'est développée. Or on sait que 90 % des connexions du cerveau se fabriquent après la naissance en fonction de l'expérience vécue et des apprentissages. En soi, il n'y a rien d'étonnant, dans certaines expériences, de pouvoir trouver des différences entre les cerveaux des garçons et des filles, ou des hommes et des femmes, qui n'ont pas forcément les mêmes histoires vécues. D'ailleurs, dans cet article, la probabilité de connexion qui était calculée chez des enfants de huit à treize ans, ne montre pas, justement, de différences entre les filles et les garçons. Mais malgré ces évidences, l'origine innée des différences entre les sexes a été privilégiée par les auteurs, en accord avec les visions essentialistes de la complémentarité des sexes.
On peut dire qu'au XXIe siècle, c'est un cas d'école de l'interférence entre idéologie et pratique scientifique, et il est important de noter que les résultats présentés dans cette étude ont été ultérieurement invalidés par d'autres études.
L'ensemble de ces exemples vous montre à quel point le poids des représentations sociales est un facteur d'inégalité et de discrimination pour la santé des femmes et des hommes, d'où l'importance de sensibiliser les médecins et les chercheurs pour considérer les différences entre les femmes et les hommes, non pas comme une simple dichotomie entre les mâles et les femelles, mais comme le produit d'une intrication entre le sexe et le genre.
C'est dans ce contexte et dans ce sens que nous menons nos actions au sein du comité d'éthique de l'INSERM. Nous avons rédigé des notes de recommandations pour intégrer l'articulation entre le sexe et le genre dans les pratiques de recherche et de clinique.
Nos deux premières notes concernent les maladies cardiovasculaires et la neuro-imagerie. Ces notes ont fait l'objet de traductions en anglais pour leur diffusion au niveau européen et international, et on peut les trouver sur le site web de l'INSERM. D'autres notes sont en cours de rédaction concernant la dépression, l'ostéoporose, l'autisme et la douleur.
Parmi nos actions, nous allons organiser au deuxième semestre 2017 un colloque international intitulé « Sexe et genre dans les recherches en santé, une articulation innovante ». Ce projet a été approuvé par la direction générale de l'INSERM en mai 2016.
Nous avons comme perspective de réaliser des petits clips vidéo pour montrer que la prise en compte du genre a pour corollaire de meilleures pratiques médicales et une meilleure recherche, avec pour cible un public français et européen de médecins, chercheurs, étudiants, patients, etc. Ces clips vidéo seront réalisés en français et en anglais. Ce projet est mené en collaboration étroite avec le Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
Enfin, nous participons à la neuvième Conférence européenne sur l'égalité de genre dans l'enseignement supérieur et la recherche, qui se tiendra au mois de septembre 2016.
En conclusion, questionner la santé au prisme du genre est réellement une source d'innovation si l'on veut formuler de nouvelles hypothèses de recherches, finaliser plus pertinemment les symptômes, améliorer les diagnostics et concevoir de nouvelles stratégies de prévention et de traitement au bénéfice de la santé des femmes et des hommes.
Merci, mesdames et messieurs, pour cette invitation, et merci à Catherine Vidal de m'avoir associée à cette audition.
Comme vous l'avez dit, je suis maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l'Université Claude Bernard – Lyon 1, et je poursuis depuis quelques années mes réflexions sur les questions de genre en santé et en médecine, du point de vue des sciences sociales et de l'histoire. C'est donc bien de ce point de vue que je voudrais rappeler devant vous l'ancienneté des réflexions sur les questions de genre et de sexe en santé.
Depuis les années soixante-dix, aux États-Unis, ce que l'on a appelé le Women's Health Movement témoigne d'un engagement important d'un grand nombre de féministes et d'activistes sur les questions de santé. On peut dire que depuis maintenant quatre décennies, le féminisme change la recherche biomédicale. Cela s'est traduit notamment, en 1969, par la publication d'un livre qui s'intitulait Our Bodies, ourselves, qui a été traduit dans les années soixante-dix sous le titre Notre corps, nous-mêmes, et ce mouvement américain s'est employé avec succès à transformer les pratiques biomédicales concernant la santé des femmes. Il s'est d'abord intéressé au traitement du cancer du sein. Il a ensuite mené une réflexion critique importante autour de la médicalisation de la ménopause. Ce mouvement existe toujours, puisque la déclinaison contemporaine du livre de 1969 date de 2011. La réflexion se poursuit donc depuis une quarantaine d'années aux États-Unis.
Dans la foulée de ce mouvement, la sous-représentation des femmes et des minorités ethniques a été rapidement mise en évidence dans les recherches en santé aux États-Unis. Des chercheurs en sciences humaines, mais aussi en biologie ou en médecine, ont démontré que le patient restait largement envisagé en termes prétendument neutres, en fait en termes masculins. C'est ce que l'on appelle le « biais de genre ». Or ce biais de genre contribue à entretenir des inégalités de santé entre les hommes et les femmes. Il se décline dans le domaine de la pratique clinique et de la recherche. Il est documenté depuis le milieu des années quatre-vingts aux États-Unis.
En dépit de ces efforts importants et déjà anciens, l'état de santé des hommes reste encore largement l'étalon à partir duquel on évalue l'état de santé des patientes, essentiellement pour deux raisons : d'abord, les organismes masculins sont réputés moins compliqués à étudier, parce qu'ils ne sont pas soumis aux variations hormonales ; ensuite, il est réputé moins dangereux de travailler sur des hommes parce que la réglementation en vigueur aux États-Unis, notamment, protège les femmes des expérimentations médicales, essentiellement pour limiter les risques d'exposition foetale à des traitements expérimentaux. De ce fait, les femmes se trouvent exclues d'un certain nombre de protocoles de recherche.
Si certains pays ont avancé, c'est parce que des initiatives politiques ont été prises. Ainsi, deux représentantes au Congrès américain se sont mobilisées autour des enjeux de santé liés à la santé des femmes.
La première est une démocrate, Pat Schroeder, qui disait en 1990 : « On fait courir d'énormes risques aux femmes américaines en ne les incluant pas comme sujets de recherche en biomédecine ». Elle se référait à une étude de 1981 sur la prévention de la crise cardiaque, qui avait porté sur 22 000 sujets, et il s'agissait exclusivement d'hommes.
Il faut ajouter à cette prise de position démocrate les propositions républicaines portées par Olympia Snowe, une sénatrice, qui s'est intéressée à une étude sur les relations entre obésité et cancer du sein et de l'utérus. Là encore, c'est à peine croyable mais c'est vrai, l'étude pilote n'avait été menée que sur des hommes. Cela permet de documenter ce que l'on appelle le « biais de genre » en biomédecine.
L'ensemble des femmes du Congrès, tous bords politiques confondus, dans la foulée de ces prises de conscience, se sont mobilisées pour encourager leurs pairs à voter un certain nombre de lois qui imposeraient des changements dans la politique de recherche. Cela a eu pour conséquence, en 1993, la signature par le président Bill Clinton du NIH Revitalization Act. Cette loi oblige à inclure les femmes dans les projets de recherche, et les sociétés pharmaceutiques à décliner leurs essais cliniques au masculin et au féminin.
Ainsi, depuis au moins deux décennies, on observe un développement significatif du domaine, Gender health – Gender medicine, non seulement dans les pays anglo-saxons, mais aussi à l'échelle internationale. À ce propos, il faut retenir plusieurs dates importantes : d'une part, en 1995, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a créé un département « Femmes, genre et santé » avant de manifester, en 2002, sa volonté d'intégrer une perspective « genre » dans l'ensemble de ses activités ; d'autre part, en 2006 et en 2008, le Conseil de l'Europe a souligné l'importance d'une prise de conscience, parmi le grand public comme parmi les professionnels des soins, de la position centrale du genre parmi les déterminants de santé.
Malgré de tels engagements, la France tarde à s'y mettre, puisque le premier rapport sur la santé des femmes en France a été rédigé en 2010 à la demande de la ministre de la santé de l'époque, Mme Roselyne Bachelot. Cela apparaît très tardif quand on regarde ce qui se passe dans des pays occidentaux, somme toutes très proches du nôtre comme la Suisse, qui produit des rapports épidémiologiques distinguant les femmes et les hommes depuis les années quatre-vingt-dix, ou les Pays-Bas qui ont créé dès 1996 une chaire de Women's studies in medicine ayant conduit à introduire les questions de genre dans le cursus des études médicales des huit universités de médecine néerlandaise.
Dans les pays d'Europe, notamment du Nord, parce que le féminisme est bien plus diffusé qu'en France, et cela à tous les niveaux de la société, depuis les sphères politiques jusqu'au quotidien des amphithéâtres et des salles de classe, la réflexion féministe est systématiquement intégrée à tous les moments de la prise de décision politique et à bien des échelons de la recherche scientifique. Et cette précocité de la prise de conscience a bien évidemment un impact en termes de gestion des inégalités femmes-hommes dans le domaine de la santé.
Dans les institutions de recherche françaises, on ne peut pas dire que l'on n'a rien fait. Je rappelais tout à l'heure le rapport de 2010, le premier sur la santé des femmes. Celui-ci soulignait qu'il y avait des inégalités de santé entre les femmes et les hommes, sans oublier de préciser l'existence de spécificités féminines à différents moments du cycle de la vie des femmes. Mais il soulignait aussi un certain nombre de facteurs péjoratifs, et notamment ce biais de genre dans les recherches que j'évoquais tout à l'heure, qui impactaient négativement l'état de santé et l'accès aux soins pour les femmes. Ce rapport de 2010 préconisait principalement d'agir sur les inégalités qui ont un impact sur la santé des femmes, à la fois en termes de sexe et de genre.
Dans les institutions de recherche françaises, la thématique « genre et santé » a été intégrée récemment. On peut signaler la table ronde organisée par le CNRS en 2011, le groupe de travail « genre et recherches en santé » du comité d'éthique de l'INSERM, dont Catherine Vidal nous a parlé à l'instant, ainsi que le colloque international de l'Institut Émilie du Châtelet sur ce même sujet, qui a eu lieu en 2015. À cette occasion, il avait été souligné que les différences selon le sexe étaient assez bien établies dans les enquêtes de santé publique, mais que les recherches visant à comprendre ces écarts entre hommes et femmes dans une perspective de genre restaient encore rares en France.
C'est évidemment préjudiciable en termes de capacité d'analyse puisque, même dans les revues scientifiques prestigieuses, les explications essentialistes, naturalisantes, restent prégnantes, et les disparités de santé entre les sexes sont encore largement interprétées à l'aune de constitution physique différente des femmes et des hommes, sans que l'on prenne le temps de s'interroger sur le poids des représentations du masculin et du féminin, sur les pratiques sociales genrées ou encore sur l'articulation de différentes formes d'inégalités entre les femmes et des hommes.
Très récemment, en juin 2016, dans un communiqué de presse intitulé « Parité et santé », l'Académie de médecine a pris position dans les termes suivants :
« La recherche scientifique et la médecine ne peuvent plus ignorer les différences biologiques entre les sexes. Les hommes et les femmes ne sont pas égaux devant la maladie et doivent donc être traités différemment. Plusieurs pays européens ont adapté en conséquence leur recherche scientifique et leur approche thérapeutique, prenant ainsi dix ans d'avance par rapport à la France où, sous prétexte de parité, on évite de reconnaître les différences entre les hommes et les femmes au mépris des évidences scientifiques et de l'intérêt même de la santé des femmes et des hommes. La primauté donnée au genre sur les réalités du sexe risque de créer une injustice de plus, dont il est du devoir des scientifiques et des médecins de prendre conscience pour agir. »
Dans cet extrait, un certain nombre de formulations peuvent être qualifiées de surprenantes ou de problématiques. On peut notamment être frappé par la violence des propos, comme « sous prétexte de parité », ou « mépris des évidences scientifiques ». C'est particulièrement péjoratif s'agissant de cette avancée que constitue la parité.
Cette déclaration de l'Académie de médecine pose problème. En effet, il va de soi que la parité, qui est une revendication politique, ne conduit pas à nier la différence entre les femmes et les hommes, bien au contraire puisque la mise en place de la parité passe d'abord par la reconnaissance de cette évidence qu'il y a deux sexes, les femmes d'une part, et les hommes d'autre part.
Mais les différences de santé entre les femmes et les hommes ne s'expliquent pas seulement par des différences physiques, anatomiques ou physiologiques. Les rôles sociaux des unes et des autres ont forcément des conséquences sur leur état de santé respectif. C'est ce que l'analyse en termes de genre permet de montrer. Les différences entre les sexes expliquent les différences d'état de santé. L'analyse de genre ne crée pas une injustice de plus, comme le dit le communiqué de presse, mais elle permet de comprendre, d'analyser, non pas les différences mais les inégalités de santé, et il va de soi que la compréhension est une condition indispensable préalable de l'action.
Le problème est que ce communiqué de presse a fait l'objet d'un certain nombre d'usages médiatiques assez mal maîtrisés. J'en veux pour preuve le titre du Parisien du 23 juin dernier. Sur le mode de l'urgence, le journal clamait : « Hommes-femmes, vite des soins adaptés ! » ce dont tout le monde, je crois, convient à peu près aujourd'hui, mais on pouvait lire plus avant :
« La demande d'égalité hommes-femmes, pilier de l'idéologie féministe, doit-elle s'appliquer à la médecine ? La réponse est non. L'Académie de médecine va plus loin, estimant que cette abstraction des différences biologiques qui domine aujourd'hui en France dans le monde médical, influencé par des courants féministes, est devenue un problème de santé publique dont les premières victimes sont des femmes. »
Ces propos qui relèvent de la contrevérité ne sont évidemment pas de nature à faire avancer les choses. Ils créent une fausse polémique, qui est ancrée dans une compréhension biaisée de ce que sont l'engagement et la recherche féministes, et surtout ils ne sont pas étayés par les faits, que l'on a tâché de mettre en évidence.
Voici maintenant quatre décennies que des femmes scientifiques et politiques demandent que les spécificités biologiques des unes et des autres soient prises en considération. La France accuse un retard certain, et ce retard n'est pas dû aux protestations des féministes qui crieraient à la discrimination à la moindre évocation de la différence des sexes.
Les mouvements féministes ne nient pas la différence des sexes. Ils ne font pas la promotion de l'indifférenciation. Ils n'aspirent pas à l'avènement d'un genre humain hermaphrodite. Toutes ces absurdités ont été largement diffusées depuis quelques années. Mais les chercheurs et les chercheuses féministes ont pris soin de ne pas confondre différences et inégalités, et veillent à ce que l'on ne justifie pas les inégalités par l'invocation des différences.
L'utilisation du concept de genre est justement ce qui permet d'éviter ce genre de dérives, et le retard que connaît aujourd'hui la France n'est pas dû aujourd'hui aux protestations féministes. Il est au contraire, je crois, imputable à une méconnaissance : celle des apports que constituent les recherches féministes dans le domaine des sciences expérimentales et de la biomédecine ; celle de l'histoire de ces recherches, que j'ai modestement tenté de combler ; celle du vocabulaire utilisé à des fins idéologiques pour décrédibiliser des décennies de travaux et d'actions politiques, qui ont évidemment fait beaucoup progressé les droits des femmes, l'égalité femmes-hommes dans bien des domaines, et notamment dans le domaine de la santé.
J'espère donc, en vous ayant éclairés rapidement sur ces points, avoir levé un certain nombre de ces méconnaissances. En tout cas, je me réjouis de l'intérêt porté par votre délégation sur ces sujets.
Merci pour la clarté de vos exposés, particulièrement intéressants. J'aurais un certain nombre de questions à vous poser, dans la mesure où l'on peut aller très loin concernant les différences de traitement entre les femmes et les hommes.
Est-ce qu'en pharmacologie, les médicaments devraient être dosés différemment pour des hommes ou pour des femmes ? Est-ce que l'on y réfléchit ?
Par ailleurs, la réaction de l'Académie de médecine me semble un peu inquiétante. Comment sont donc perçues vos recherches dans le milieu médical ? Comment est apprécié tout ce que vous nous avez dit aujourd'hui ? J'imagine que cela a été porté à sa connaissance. Quelles ont été les réactions ? J'aimerais savoir si le milieu s'ouvre ou s'il reste encore de grands combats à mener.
Ces questions de « genre et santé » sont relativement peu connues du monde médical et du monde des chercheurs. C'est pour cela que, dans mon exposé, je vous ai donné des références bibliographiques qui peuvent vous permettre d'approfondir ces questions étudiées depuis longtemps déjà aux États-Unis et en Europe du Nord, comme l'a montré Muriel Salle.
De nombreuses études permettent de réfléchir au fait que certains médicaments peuvent avoir des effets différents sur des organismes masculins et féminins, mais un éclairage particulièrement intéressant a été donné sur ce sujet.
Dans les années 2013, aux États-Unis, la Food and drug administration (FDA) a autorisé qu'un médicament – l'équivalent du Stilnox, un somnifère – ait, dans ses posologies, des prescriptions différentes avec un moindre dosage pour les femmes comparativement aux hommes. En effet, des études avaient montré que la pharmacodynamie de ce médicament était plus lente chez les femmes, et un dosage moins fort avait été recommandé
En fait, quand on a essayé de voir, à différents niveaux physiologiques, comment agissait cette molécule du Stilnox, on s'est aperçu que les différences de pharmacodynamie étaient liées d'abord et avant tout au poids, et non pas au fait que l'organisme était féminin et porteur de chromosomes et d'hormones spécifiques. Ainsi, en réfléchissant de façon élargie à ces questions, on s'est aperçu que la pertinence d'une recherche sur l'action de cette molécule tenait à la prise de poids et à la façon dont cette molécule serait plus ou moins évacuée dans un organisme en surpoids.
Comme vous pouvez le constater, il faut toujours prendre du recul et essayer de prendre en compte cette notion de genre. Comme on le sait, il y a beaucoup d'obésité parmi les femmes aux États-Unis. Mais il y en a aussi beaucoup chez les hommes, et cette situation peut évidemment influencer les dosages de médicaments.
Je voudrais dire un mot de la perception de ces questions dans le milieu médical, puisque mon rattachement universitaire me conduit à enseigner en faculté de médecine. Depuis 2010 que je suis maîtresse de conférences à Lyon 1, j'ai obtenu une demi-journée sur la question « Sexe, genre et médecine ». On l'intitule de manière un peu variable, mais cette année, c'était : « Le sexe est-il un déterminant social de santé ? ». Cette demi-journée est à destination des élèves de premier cycle d'études universitaires, la première année, la fameuse année du concours, celle où on a toute leur attention en raison de l'importance des enjeux.
Les étudiantes et les étudiants – aujourd'hui, à Lyon 1, il y a une majorité d'étudiantes dans nos amphis de médecine – sont à la fois intéressés par le sujet et, pour être tout à fait honnête avec vous, sceptiques, dans la mesure où ils n'en ont jamais entendu parler. Il y a là un paradoxe intéressant.
Cela étant, mes étudiantes et mes étudiants semblent plutôt convaincus. Mes collègues m'ont fait une place dans l'enseignement de première année, et ils commencent à me faire une place au-delà. Cela suscite néanmoins beaucoup d'interrogations, notamment de la part de médecins qui sont installés depuis des années dans des pratiques et se mettent à questionner rétrospectivement l'ensemble de la formation et même leurs pratiques professionnelle. Pour certains, c'est un petit séisme personnel.
Merci pour votre présentation.
Il se trouve que je suis les travaux de la commission d'enquête sur la fibromyalgie, que l'on a du mal à diagnostiquer de façon très rigoureuse. Je m'interroge sur l'importance que peut avoir le genre dans ce syndrome, dans la mesure où 80 % des patients concernés sont des femmes. Il en est de même du syndrome d'épuisement professionnel ou burn out, qui fait l'objet d'une mission d'information.
Nous avons eu des auditions avec des professionnels de santé, des praticiens et des directeurs d'établissement thermaux notamment, et nous nous sommes aperçus qu'il était difficile d'établir une relation entre genre et santé. Pouvez-vous nous parler du cas de la fibromyalgie, puisque cette pathologie fait, notamment, intervenir des neurobiologistes ?
Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question puisque je ne suis pas clinicienne. Je pourrais évoquer le fait que, lorsque l'on s'intéresse à une pathologie humaine, il est important d'ouvrir tout un champ de recherches pour essayer de comprendre pourquoi celle-ci se développe, et trouver d'éventuels traitements.
On peut recourir à des modèles animaux pour tenter de mimer la maladie humaine. Dans certains cas, ils peuvent être très intéressants, mais dans d'autres, ils peuvent être décevants. Prenons l'exemple des souris, nos animaux de laboratoire préférés. Celles-ci constituent de mauvais modèles pour comprendre les processus associés au vieillissement, à la maladie d'Alzheimer, à la ménopause, ou à des changements hormonaux. Il y a là vraiment un obstacle, qui fait que l'on est tout de même obligé de réfléchir à l'humain, d'abord et avant tout dans sa complexité, son environnement, son histoire, sa physiologie et d'intégrer l'ensemble de ces facteurs pour essayer de comprendre les pathologies.
Avoir des démarches de recherche, avoir une vision réductionniste des pathologies, c'est-à-dire chercher au niveau cellulaire, moléculaire et tissulaire les tenants et les aboutissants d'un processus pathologique, peut être certes très intéressant, très éclairant, mais cela ne suffit pas.
L'épuisement professionnel est une pathologie qui se trouve sur le devant de la scène. Un certain nombre de problématiques anatomo-physiologiques pourraient expliquer une réponse différente des femmes et des hommes à l'épuisement professionnel. Mais cette pathologie mériterait d'être regardée d'assez près. En effet, la prévalence de l'épuisement professionnel chez les femmes n'est certainement pas tant liée à des spécificités physiques ou biologiques, qu'à un certain nombre de facteurs qui me viennent spontanément à l'idée, comme la pénibilité du travail des femmes, qui est sous-évaluée.
De nombreux travaux, notamment aux États-Unis et au Canada, montrent que le travail des femmes étant réputé moins pénible, elles sont moins aidées par certaines technologies pour l'effectuer. Paradoxalement, parce que leur travail est considéré comme moins pénible, il devient en réalité plus pénible à vivre. Ensuite, si l'on se penche sur une autre question à la mode, l'articulation des temps de vie, on se rend compte que l'épuisement professionnel est peut-être d'autant plus important chez une femme que sa vie professionnelle se double d'une autre vie dans laquelle il lui faut être aussi performante, à savoir sa vie professionnelle et familiale.
Il y a là un bel exemple de conjonction des problématiques de sexe et de genre en santé, qui met l'accent sur le processus d'« invisibilisation ». Car le fait de rendre invisibles les problèmes de santé spécifiques des femmes, la pénibilité spécifique du travail des femmes, conduit à un cercle vicieux qui accroît les situations d'inégalité.
Il est donc vraiment important, et je plaide pour cela, de requalifier, de redonner sa valeur scientifique au concept de genre. En tant qu'historienne, je suis intéressée par les contextes. Or dans un contexte récent, ce concept de genre a été disqualifié par des usages médiatiques et idéologiques très défavorables. Or je crois que se passer d'un tel concept constitue un vrai déficit en termes de réflexion scientifique.
Avez-vous analysé le recours différencié des hommes et des femmes au système de soins, en fonction des rôles qu'on attend des uns et des autres ? Les études prennent-elles en compte l'idée que les femmes, qui mettent les enfants au monde dans la douleur, doivent souffrir ? Est-ce que les femmes demandent moins souvent que les hommes que l'on soulage leur douleur ?
Vous avez soulevé deux aspects : le recours aux soins, et la douleur.
Les études épidémiologiques et sociologiques montrent que les femmes vont consulter plus facilement que les hommes. Le recours aux soins est plus important chez elles.
La douleur dont vous parliez a été interprétée différemment au cours des siècles. À une certaine période, on a dit que les femmes étaient forcément plus résistantes à la douleur parce qu'elles enfantaient, et qu'il fallait bien qu'elles aient des mécanismes adaptatifs pour supporter cette épreuve. Mais on a tenu un autre discours, qui est que la femme, un peu plus chétive, peu volontaire, est forcément douillette, et qu'elle a une résistance psychologique moins forte à la douleur. Ce double discours est très intéressant, parce qu'il touche à la question des représentations : comment, à une époque donnée, on mettra en avant tel ou tel trait spécifique des femmes, qui dépend en l'occurrence du contexte social et culturel.
De nombreux travaux ont été menés sur la physiologie de la douleur, sur les mécanismes fondamentaux, neurobiologiques. Récemment, a été publiée une étude, que l'on appelle une méta-analyse, qui rassemble l'ensemble des travaux menés sur le sujet. En fait, il n'y a pas de consensus quant au rôle des hormones féminines dans la modulation de la douleur : certains vont dans ce sens, d'autres n'y vont pas, et d'autres encore se contredisent. C'est compliqué dans la mesure où il y a une dimension totalement psychique dans la façon dont on va vivre la douleur, et cette dimension propre à l'humain va évidemment être influencée par le contexte.
On a fait des études expérimentales intéressantes, en mesurant les seuils de douleur. Je citerai certaines études faites chez les hommes. Lorsque, dans un contexte de laboratoire, on fait des tests sur les seuils de douleur, si l'expérimentateur est un homme, le seuil de douleur sera relativement bas. Mais s'il s'agit d'une expérimentatrice, le seuil de douleur sera plus haut. De façon inconsciente, l'homme aura envie de montrer à la femme qu'il résiste bien à la douleur. Et cette variation du seuil de douleur existe aussi en fonction de l'aspect attractif de l'expérimentatrice : plus elle est attractive sexuellement, plus le seuil de douleur augmente.
Ce sont des sujets extrêmement pertinents, parce que cela montre à quel point, à nouveau, on en revient à cette question d'articulation entre le sexe et le genre, et qu'on ne peut en aucun cas séparer les deux paramètres.
Pour ce qui est du recours aux soins, les femmes sont plus impliquées que les hommes dans tout ce qui relève de la prévention, parce qu'elles sont, pour des raisons sociologiques, plus disciplinées et parce qu'elles sont habituées à un suivi plus régulier, notamment gynécologique. Ensuite, elles sont plus souvent présentes dans les cabinets des médecins parce qu'elles jouent, toujours pour des raisons sociologiques, un rôle d'infirmières domestiques. Elles consultent souvent pour un parent âgé, pour leurs enfants à charge, et pas forcément pour elles.
Je pense qu'il faut réfléchir à ces questions de recours aux soins, notamment en s'intéressant aux femmes qui sont en situation de précarité ou qui dépendent d'un tiers pour accéder aux soins – par exemple, lorsqu'elles dépendent de l'assurance maladie de leur conjoint. Les situations sont très différentes d'une femme à l'autre, selon qu'elle a des personnes à charge, selon qu'elle est dépendante ou pas financièrement d'un conjoint, selon son statut social au sens le plus global.
Je voudrais revenir sur la fibromyalgie dans la mesure où l'on peut penser que les différents éléments ce que vous avez relevés comme le cumul des rôles, les positions plus altruistes, l'environnement social et professionnel, exposent davantage les femmes à cette pathologie. Mais pour l'appréhender, cela suppose aussi une pluridisciplinarité qui est assez difficile à mettre en oeuvre dans la recherche médicale. C'est d'ailleurs une des conclusions, pour l'instant provisoires, de cette commission d'enquête.
Plus généralement, pour aborder la notion de genre, il faut recourir à la sociologie comme à la médecine. Or toutes ces professions ne se parlent pas forcément. Qu'en pensez-vous ?
En France, ces professions ne se parlent pas forcément. Si je suis à Paris aujourd'hui, c'est parce que j'ai participé hier à une journée d'étude à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), qui associait justement des médecins, des juristes ainsi que des personnes travaillant dans les sciences humaines, mais l'initiative était venue de l'université de Lausanne.
Ainsi, en Suisse, à l'université de Lausanne, une plateforme a été instituée pour mettre en collaboration des disciplines diverses. S'il y avait des juristes avec des médecins et des chercheurs en sciences sociales, c'est parce qu'il était question de la prise en charge médicale des personnes inter-sexe, et que cela posait des questions d'état civil. Cela montre malgré tout que des collaborations sont possibles. Elles existent au plan international. Elles doivent exister dans de nombreuses universités françaises, mais je vais parler de la mienne, parce que je la connais de l'intérieur.
À l'université de Lyon 1, nous avons un département « Sciences humaines et sociales », qui associe des philosophes, des anthropologues, des historiens, à l'intérieur de la faculté de médecine. Nous participons donc activement à la formation des médecins. Je crois modestement que cela contribue à modifier le regard d'un certain nombre de professionnels de santé sur ce que sont nos disciplines de sciences « molles ». J'utilise à dessein cet adjectif qui nous porte souvent préjudice, et que l'on oppose à l'objectivité scientifique « dure ».
Ce regard change parce que nous commençons à faire la preuve de l'intérêt de nos pratiques scientifiques. En outre, cette démarche rejoint un certain nombre d'évolutions actuelles. Par exemple, les étudiants en médecine sont moins qu'hier formés à ce que l'on appelait la médecine fondée sur les preuves physiques – evidence based medicine. Aujourd'hui, ce n'est plus ce modèle-là qui a cours : c'est un modèle que l'on appelle « bio-psycho-social ».
Pour ma part, je m'attache à expliquer à mes étudiants que, pour prendre en charge un patient ou une patiente, il va de soi que l'on s'intéresse à son corps, à certains aspects qui relèvent de son psychisme – et là, les identités de genre vont évidemment jouer – mais que l'on intervient aussi un peu comme travailleur social. Or, lorsque l'on est un peu travailleur social, on doit avoir des compétences en sociologie. Et ce sont de vraies compétences, parce que la sociologie n'est pas une science de « cuisine ». C'est une science dont les méthodologies sont bien particulières.
Les choses se mettent en place, mais il faut conquérir une légitimité scientifique auprès de ceux qui se croient plus « durs » que nos sciences sociales.
Par deux fois, vous avez évoqué la question, non seulement du patient, mais également des praticiens et des professionnels de santé. Est-ce que les diagnostics ou d'autres éléments sont éventuellement influencés par les professionnels de santé pour des raisons de genre ? A-t-on des éléments qui nous permettent d'analyser cette influence ?
Cette question a été largement analysée dans les travaux qui ont été faits aux États-Unis. Il est évident que la façon dont un praticien homme va écouter une patiente ne sera pas la même que s'il s'agit d'un patient – et il en est de même de la façon dont une praticienne écoutera son patient ou sa patiente. Mais on ne fait là que décrire des situations, loin de tout jugement de valeur. Ce n'est qu'une façon de faire prendre conscience que des facteurs liés au genre peuvent influencer la façon dont on sera à l'écoute et dont on répondra à la demande du patient.
Un domaine est particulièrement intéressant à évoquer, en matière d'interaction entre sexe et genre : les troubles mentaux, et en particulier l'autisme. Des études récentes, réalisées en particulier par Rebecca Jordan-Young dans le groupe de Columbia à New York, montrent à quel point l'autisme est sous-diagnostiqué chez les filles. Devant une petite fille qui est en retrait, qui n'est pas expansive, qui est timide, on dira que c'est normal et qu'elle est réservée ; devant un petit garçon qui a des attitudes équivalentes, qui ne va pas jouer avec ses copains, on va s'étonner. Car ce ne sont pas les attitudes que l'on attend en fonction des représentations de ce que doivent être les comportements et les jeux des garçons et des filles.
C'est très important dans la mesure où l'autisme est un problème de santé mentale majeur. Les chiffres montrent qu'il y a davantage de garçons qui souffrent d'autisme que de filles. Mais il convient d'éclairer cette question en incluant la notion de genre, en prenant en compte le regard porté sur les enfants, comme d'ailleurs la façon dont les enfants vont s'exprimer en fonction du contexte social et culturel. L'expression d'un enfant autiste ne sera pas forcément la même selon qu'il s'agit d'un garçon ou d'une fille vis-à-vis des hommes et des femmes qui l'entourent.
Je peux signaler à votre attention les travaux d'une collègue sociologue sur les difficultés d'insertion professionnelle des femmes chirurgiens – et pas chirurgiennes parce qu'elles ne veulent pas être appelées ainsi. Il y aurait beaucoup à dire sur la diversité des professions de santé et des spécialités médicales. Certaines spécialités médicales sont largement féminisées depuis longtemps – comme la gynécologie, pédiatrie etc. – mais d'autres restent des bastions masculins.
Il n'en demeure pas moins, comme je l'ai dit tout à l'heure, qu'aujourd'hui une majorité d'étudiants sont des étudiantes, pour des raisons qui sont les mêmes que partout ailleurs, notamment que les filles réussissent mieux que les garçons dans le secondaire et dans le supérieur.
Pour ma part, je ne suis pas convaincue que les professionnels de santé hommes et femmes prennent différemment en charge leurs patients, sinon pour des raisons qui tiennent à la personnalité des uns et des autres. Je ne suis pas convaincue qu'il y ait une différence d'empathie considérable entre un homme et une femme, et certainement pas pour des raisons anatomo-physiologiques – éventuellement pour des raisons de socialisation. En revanche, je pense qu'il faudra être attentif à ce que produira la féminisation de la profession médicale en termes de reconnaissance sociale. En effet, de nombreux modèles sociologiques montrent qu'une profession qui se féminise se dévalorise.
Ce n'est évidemment pas parce que les femmes valent moins que les hommes. C'est parce que, quand les femmes arrivent dans une profession, on tend à dire qu'elles y sont parce qu'elles ont des qualités pour l'exercer. Par exemple, les femmes sont naturellement infirmières domestiques. Comme elles soignent naturellement leurs petits, elles sont naturellement portées à être nounous, infirmières, puis médecins voire neurochirurgiens.
C'est toujours sous l'angle de la nature qu'on va expliquer l'arrivée des femmes dans certaines professions. Et quand on analyse une profession en termes de qualités et pas en termes de compétences, on la dévalorise. En effet, on ne rémunère pas une qualité parce qu'elle est innée, à la différence d'une compétence qu'il faut acquérir.
Ce que l'on appelle le care serait donc un trait spécifiquement féminin. Ce n'est pas du tout ce que disent les philosophes du care aux États-Unis, mais c'est la lecture qui en est souvent faite. Ces travaux, mal interprétés, peuvent donc conduire à une dévalorisation des professions de santé qui serait préjudiciable pour notre système de soins.
Les travaux menés aux États-Unis sont bien antérieurs aux nôtres. Est-ce que les conclusions de ces travaux ont eu une incidence sur les pratiques ? A-t-on eu des retours ? Est-ce que, aux États-Unis, ces travaux ont irrigué la réflexion ?
Concernant les études d'impact, très probablement. Car les recommandations officielles de la FDA, de la NIH, visent à une prise en compte systématique des questions de sexe et de genre, et non pas de l'un au détriment de l'autre.
Ce ne serait pas la première fois que des recommandations ne seraient pas suivies d'effets précis.
Dans le domaine de la recherche que je connais bien, la loi est respectée. Maintenant, quand on commence un travail de recherche et qu'on le mène à bien, au moment de la publication, il faut avoir démontré que l'on a inclus parmi les groupes de patients autant d'hommes que de femmes, et quand on fait un travail sur l'animal, que l'on a utilisé des mâles et des femelles. Les règles sont systématiquement appliquées par les éditeurs des revues, qui font que si l'on veut être publié, il faut y avoir satisfait.
On a parlé de la recherche aux États-Unis et en Europe du Nord. Avez-vous des indications sur d'autres pays ?
Pour préciser ce que j'ai évoqué rapidement, disons qu'aujourd'hui, les États-Unis, le Canada, l'Australie, la Suède, les Pays-Bas, l'Allemagne, l'Autriche et la Suisse sont en pointe sur ces questions.
Pour les pays les plus proches de nous de par la géographie et la structuration des études de médecine, l'Allemagne, l'Autriche et les Pays-Bas sont en avance sur ce qui se fait en France en termes de prise en compte des problématiques de sexe et de genre en santé.
Pour qu'une problématique soit prise en compte, une fois que les recherches ont abouti, il faut pouvoir s'appuyer sur le niveau international. Est-ce qu'en termes de textes internationaux, il y a encore une marge significative à conquérir ? C'est tout de même par le biais de conventions ou de textes internationaux que l'on peut amorcer une prise de conscience, qui se traduira ensuite, ou pas, dans les législations.
Je partage l'avis de M. Christophe Sirugue sur l'existence de lois qui n'ont d'autre vertu que celle d'exister. Nous en avons de nombreux exemples en France, s'agissant des droits des femmes. J'aurais tendance à vous répondre que l'arsenal, en termes de lois comme en termes de textes internationaux, est déjà assez conséquent. En particulier, si on pouvait vraiment mettre en oeuvre la recommandation de 2008 du Conseil de l'Europe, ce serait déjà très bien !
Le progrès viendra d'une prise de conscience forcément progressive. Pour cela, il faut former les médecins et les chercheurs et faire évoluer ce qui relève de la traduction médiatique et du transfert des connaissances. À l'heure de l'internet, c'est un sujet extrêmement compliqué. Comme vous le savez, pour que les informations circulent, il faut des certifications qui montrent que, derrière, les arguments avancés sont fondés par une réalité de recherches et de données qui peuvent être justement être examinées par tout un chacun.
Il est très important de concevoir la question de la formation, initiale et continue, sur ces questions, mais en interaction, et dans un cadre plus large, qui est celui de la réalité sociale dans laquelle on vit.
Il y a quelque temps, on a constaté qu'un coup d'arrêt politique avait été mis sur la question du genre. A-t-on des moyens de dépasser cette situation ? Il faut pouvoir montrer que le genre n'est pas une idéologie, mais une conception scientifique. Plus généralement, comment pourrait-on communiquer sur le genre ?
En tant que neurochirurgien et spécialiste du fonctionnement du cerveau et des études qui ont pu être faites sur le cerveau, un argument très important pour introduire la notion de genre est le fait que l'environnement social et culturel influence le développement des aptitudes, des comportements, des personnalités et les comportements sociaux.
Il faut également expliquer combien nos connaissances ont progressé, en particulier sur la notion de plasticité cérébrale. Grâce à celle-ci, rien n'est figé à tout jamais dans notre cerveau depuis la naissance. Notre cerveau évolue en permanence en fonction des contextes, des histoires vécues et des apprentissages. Il faut donc dépasser la simple notion de différence de nature éternelle qui ferait que dès la naissance, les destins des petits garçons et des petites filles seraient déjà inscrits dans leur cerveau pour qu'ils s'inscrivent dans des comportements qui satisfont aux normes classiques telles qu'on peut les connaître, avec tous les stéréotypes que cela signifie.
C'est une notion très importante, qui montre que le destin d'une personne n'est jamais figé à tout jamais, et qu'à tous les âges de la vie, tout est possible. C'est un message très positif à faire passer.
Maintenant, comment faire prendre conscience aux médecins et aux chercheurs que le contexte social et culturel interagit avec le biologique ? C'est à cela que nous oeuvrons au sein du comité d'éthique de l'INSERM. Cela s'appuie notamment sur des actions de sensibilisation, des colloques internationaux ainsi que la rédaction de notes de recommandations pratiques dans la réalité concrète – comment concevoir des expériences, comment s'adresser aux patients sur le plan clinique. Nous avons également le projet de faire des vidéos, qui sont un moyen de toucher beaucoup de monde. Leur ton ne sera pas celui des rapports et des notes de recommandations, qui doivent être sérieuses et documentées. Néanmoins, et c'est le plus important, elles peuvent permettre de faire sortir des convictions intimes, et d'éveiller un questionnement sur les questions de genre.
En un mot, je crois qu'il faut utiliser le terme et le concept de genre, et faire tomber les masques idéologiques de ceux qui ont disqualifié ce concept. Il faut « y aller fort » en disant que lorsque l'on écrit que, sous prétexte de parité, on évite de reconnaître les différences entre les femmes et les hommes, en fait, on s'attaque à l'un des socles de l'égalité entre les femmes et les hommes et des droits des femmes en France dans le domaine politique. Il ne faut pas hésiter à expliquer que quand Le Parisien écrit « l'égalité femmes-hommes, pilier de l'idéologie féministe, doit-elle s'appliquer à la médecine ? », le message sous-jacent est un message de disqualification de décennies, voire de siècles de lutte pour l'égalité des droits entre les sexes.
À un moment, il faut dire les choses dans ces termes. Les gens qui se sont servis, pour le disqualifier, de ce concept de genre, sont identifiés à la fois dans la sphère politique et idéologique. Il ne faut pas se laisser faire. Cela nécessite d'accepter de croiser le fer !
En sciences sociales, nous passons notre vie à dire d'où l'on parle, sur quel terrain on est légitime, et pourquoi on utilise tel mot et pas tel autre. On ne se bat pas du tout à armes égales parce que les gens d'en face ne disent jamais, ni qui ils sont, ni quelle idéologie ils défendent. En outre, ils font un mésusage des mots.
Il faut défendre pied à pied ce concept et sa valeur scientifique, et je crois que c'est en en faisant le bon usage. Mais cela suppose aussi un peu d'éducation médiatique…
J'ai voulu faire voter à l'Assemblée ce dixième alinéa portant sur des actions visant à porter à la connaissance du public les recherches françaises et internationales « sur le genre », mais il m'a été indiqué qu'il ne serait pas adopté pas dans cette rédaction. J'ai donc proposé de remplacer « sur le genre » par « sur la construction sociale des rôles sexués », et c'est passé sans problème. Il y a donc encore beaucoup de pédagogie à faire, pour expliquer ce que recouvre effectivement la notion de genre.
Merci, mesdames, pour la richesse de vos exposés et la qualité de vos réponses. Le compte rendu de votre audition sera publié notamment sur le site internet de la Délégation aux droits des femmes. Je ne doute pas que votre contribution sera précieuse pour les travaux menés par notre rapporteure Maud Olivier sur les études de genre.
La séance est levée à dix-huit heures vingt.