Merci, mesdames et messieurs, pour cette invitation, et merci à Catherine Vidal de m'avoir associée à cette audition.
Comme vous l'avez dit, je suis maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l'Université Claude Bernard – Lyon 1, et je poursuis depuis quelques années mes réflexions sur les questions de genre en santé et en médecine, du point de vue des sciences sociales et de l'histoire. C'est donc bien de ce point de vue que je voudrais rappeler devant vous l'ancienneté des réflexions sur les questions de genre et de sexe en santé.
Depuis les années soixante-dix, aux États-Unis, ce que l'on a appelé le Women's Health Movement témoigne d'un engagement important d'un grand nombre de féministes et d'activistes sur les questions de santé. On peut dire que depuis maintenant quatre décennies, le féminisme change la recherche biomédicale. Cela s'est traduit notamment, en 1969, par la publication d'un livre qui s'intitulait Our Bodies, ourselves, qui a été traduit dans les années soixante-dix sous le titre Notre corps, nous-mêmes, et ce mouvement américain s'est employé avec succès à transformer les pratiques biomédicales concernant la santé des femmes. Il s'est d'abord intéressé au traitement du cancer du sein. Il a ensuite mené une réflexion critique importante autour de la médicalisation de la ménopause. Ce mouvement existe toujours, puisque la déclinaison contemporaine du livre de 1969 date de 2011. La réflexion se poursuit donc depuis une quarantaine d'années aux États-Unis.
Dans la foulée de ce mouvement, la sous-représentation des femmes et des minorités ethniques a été rapidement mise en évidence dans les recherches en santé aux États-Unis. Des chercheurs en sciences humaines, mais aussi en biologie ou en médecine, ont démontré que le patient restait largement envisagé en termes prétendument neutres, en fait en termes masculins. C'est ce que l'on appelle le « biais de genre ». Or ce biais de genre contribue à entretenir des inégalités de santé entre les hommes et les femmes. Il se décline dans le domaine de la pratique clinique et de la recherche. Il est documenté depuis le milieu des années quatre-vingts aux États-Unis.
En dépit de ces efforts importants et déjà anciens, l'état de santé des hommes reste encore largement l'étalon à partir duquel on évalue l'état de santé des patientes, essentiellement pour deux raisons : d'abord, les organismes masculins sont réputés moins compliqués à étudier, parce qu'ils ne sont pas soumis aux variations hormonales ; ensuite, il est réputé moins dangereux de travailler sur des hommes parce que la réglementation en vigueur aux États-Unis, notamment, protège les femmes des expérimentations médicales, essentiellement pour limiter les risques d'exposition foetale à des traitements expérimentaux. De ce fait, les femmes se trouvent exclues d'un certain nombre de protocoles de recherche.
Si certains pays ont avancé, c'est parce que des initiatives politiques ont été prises. Ainsi, deux représentantes au Congrès américain se sont mobilisées autour des enjeux de santé liés à la santé des femmes.
La première est une démocrate, Pat Schroeder, qui disait en 1990 : « On fait courir d'énormes risques aux femmes américaines en ne les incluant pas comme sujets de recherche en biomédecine ». Elle se référait à une étude de 1981 sur la prévention de la crise cardiaque, qui avait porté sur 22 000 sujets, et il s'agissait exclusivement d'hommes.
Il faut ajouter à cette prise de position démocrate les propositions républicaines portées par Olympia Snowe, une sénatrice, qui s'est intéressée à une étude sur les relations entre obésité et cancer du sein et de l'utérus. Là encore, c'est à peine croyable mais c'est vrai, l'étude pilote n'avait été menée que sur des hommes. Cela permet de documenter ce que l'on appelle le « biais de genre » en biomédecine.
L'ensemble des femmes du Congrès, tous bords politiques confondus, dans la foulée de ces prises de conscience, se sont mobilisées pour encourager leurs pairs à voter un certain nombre de lois qui imposeraient des changements dans la politique de recherche. Cela a eu pour conséquence, en 1993, la signature par le président Bill Clinton du NIH Revitalization Act. Cette loi oblige à inclure les femmes dans les projets de recherche, et les sociétés pharmaceutiques à décliner leurs essais cliniques au masculin et au féminin.
Ainsi, depuis au moins deux décennies, on observe un développement significatif du domaine, Gender health – Gender medicine, non seulement dans les pays anglo-saxons, mais aussi à l'échelle internationale. À ce propos, il faut retenir plusieurs dates importantes : d'une part, en 1995, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a créé un département « Femmes, genre et santé » avant de manifester, en 2002, sa volonté d'intégrer une perspective « genre » dans l'ensemble de ses activités ; d'autre part, en 2006 et en 2008, le Conseil de l'Europe a souligné l'importance d'une prise de conscience, parmi le grand public comme parmi les professionnels des soins, de la position centrale du genre parmi les déterminants de santé.
Malgré de tels engagements, la France tarde à s'y mettre, puisque le premier rapport sur la santé des femmes en France a été rédigé en 2010 à la demande de la ministre de la santé de l'époque, Mme Roselyne Bachelot. Cela apparaît très tardif quand on regarde ce qui se passe dans des pays occidentaux, somme toutes très proches du nôtre comme la Suisse, qui produit des rapports épidémiologiques distinguant les femmes et les hommes depuis les années quatre-vingt-dix, ou les Pays-Bas qui ont créé dès 1996 une chaire de Women's studies in medicine ayant conduit à introduire les questions de genre dans le cursus des études médicales des huit universités de médecine néerlandaise.
Dans les pays d'Europe, notamment du Nord, parce que le féminisme est bien plus diffusé qu'en France, et cela à tous les niveaux de la société, depuis les sphères politiques jusqu'au quotidien des amphithéâtres et des salles de classe, la réflexion féministe est systématiquement intégrée à tous les moments de la prise de décision politique et à bien des échelons de la recherche scientifique. Et cette précocité de la prise de conscience a bien évidemment un impact en termes de gestion des inégalités femmes-hommes dans le domaine de la santé.
Dans les institutions de recherche françaises, on ne peut pas dire que l'on n'a rien fait. Je rappelais tout à l'heure le rapport de 2010, le premier sur la santé des femmes. Celui-ci soulignait qu'il y avait des inégalités de santé entre les femmes et les hommes, sans oublier de préciser l'existence de spécificités féminines à différents moments du cycle de la vie des femmes. Mais il soulignait aussi un certain nombre de facteurs péjoratifs, et notamment ce biais de genre dans les recherches que j'évoquais tout à l'heure, qui impactaient négativement l'état de santé et l'accès aux soins pour les femmes. Ce rapport de 2010 préconisait principalement d'agir sur les inégalités qui ont un impact sur la santé des femmes, à la fois en termes de sexe et de genre.
Dans les institutions de recherche françaises, la thématique « genre et santé » a été intégrée récemment. On peut signaler la table ronde organisée par le CNRS en 2011, le groupe de travail « genre et recherches en santé » du comité d'éthique de l'INSERM, dont Catherine Vidal nous a parlé à l'instant, ainsi que le colloque international de l'Institut Émilie du Châtelet sur ce même sujet, qui a eu lieu en 2015. À cette occasion, il avait été souligné que les différences selon le sexe étaient assez bien établies dans les enquêtes de santé publique, mais que les recherches visant à comprendre ces écarts entre hommes et femmes dans une perspective de genre restaient encore rares en France.
C'est évidemment préjudiciable en termes de capacité d'analyse puisque, même dans les revues scientifiques prestigieuses, les explications essentialistes, naturalisantes, restent prégnantes, et les disparités de santé entre les sexes sont encore largement interprétées à l'aune de constitution physique différente des femmes et des hommes, sans que l'on prenne le temps de s'interroger sur le poids des représentations du masculin et du féminin, sur les pratiques sociales genrées ou encore sur l'articulation de différentes formes d'inégalités entre les femmes et des hommes.
Très récemment, en juin 2016, dans un communiqué de presse intitulé « Parité et santé », l'Académie de médecine a pris position dans les termes suivants :