Intervention de Roch-Olivier Maistre

Réunion du 4 octobre 2016 à 16h15
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Roch-Olivier Maistre, conseiller maître à la Cour des comptes :

Nous sommes très heureux de répondre à l'invitation de votre commission à produire, dans le cadre du 2° de l'article 58 de la LOLF, un rapport sur la protection juridique des majeurs. Je suis accompagné par l'équipe des rapporteurs qui a conduit l'enquête : Julien Goubault, rapporteur général ; Paul de Puylaroque et Jean-Michel Champomier, corapporteurs ; Didier Selles, contre-rapporteur.

L'exercice tranche quelque peu sur ceux dont vous avez l'habitude au sein de cette commission, car nous traitons ici un sujet de société majeur, lourd d'enjeux, qui ne s'identifie pas à une question de finances publiques au sens strict, même s'il comporte – vous l'avez dit, monsieur le président – un important volet budgétaire et financier.

Je rappellerai d'abord l'objet et le périmètre de cette enquête. Vous nous avez demandé – nous avons rencontré M. le rapporteur spécial à ce propos – de dresser le bilan de la réforme de la protection juridique des majeurs issue de la loi du 5 mars 2007, entrée en vigueur le 1er janvier 2009, et de le faire du point de vue de l'État et de ses administrations : il ne s'agissait donc pas d'une évaluation de politique publique au sens universitaire ou, du moins, canonique du terme. La Cour avait déjà produit un bilan de ce type en 2011, à la demande de la commission des finances du Sénat, mais il était alors difficile, faute de recul, de parvenir à une juste appréciation.

La Cour s'est placée sur un terrain sensiblement différent de celui sur lequel a travaillé le Défenseur des droits. Ce dernier, comme il le rappellera lui-même, s'est en effet prioritairement attaché à examiner le respect par la France des dispositions de la convention internationale du 13 décembre 2006 relative aux droits des personnes handicapées (CIDPH). Cela dit, il me paraît très positif que deux productions importantes donnent simultanément un coup de projecteur sur ce lourd sujet.

En ce qui concerne la procédure d'instruction et de conduite de l'enquête, c'est une instruction très approfondie qui a été menée par les rapporteurs, dans le cadre d'une formation interchambres de la Cour qui associait la quatrième chambre, compétente pour le ministère de la justice, la cinquième, pour le ministère des affaires sociales, et la sixième au titre de la sécurité sociale. Cette instruction a porté à la fois sur la chancellerie, sur une vingtaine de tribunaux d'instance que les rapporteurs ont visités sur le terrain, sur les services centraux et déconcentrés du ministère des affaires sociales et sur le principal réseau tutélaire – c'est-à-dire les associations chargées de la tutelle –, à travers un contrôle très important et très précis de l'Union nationale des associations familiales (UNAF) et d'unions départementales des associations familiales (UDAF). Au total, les rapporteurs ont pu examiner plusieurs centaines de dossiers individuels de majeurs protégés, ce qui donne un fondement particulièrement solide au constat de la Cour.

En revanche, compte tenu des délais qui nous étaient impartis et des règles de compétence de la Cour, notre enquête n'a porté ni sur les départements eux-mêmes, ni, naturellement, sur les tuteurs familiaux, ni enfin sur les établissements sociaux et médico-sociaux, qui ne sont entrés dans notre champ de compétence qu'au début de cette année. Néanmoins, sur ces différents objets, nous nous sommes attachés au cours de l'instruction à rassembler des éléments, notamment en dialoguant avec l'Association des départements de France.

Enfin, la Cour, conformément à ses règles et procédures en vigueur, a largement soumis ses observations à contradiction, notamment auprès du Défenseur des droits. Elle a en outre auditionné l'ensemble des acteurs impliqués ; la liste des personnes rencontrées figure dans le rapport.

Quel message délivrons-nous dans ce rapport ? D'abord, je l'ai dit, nous sommes en présence d'un enjeu de société majeur. Ce sont 700 000 personnes qui sont concernées, et ce chiffre ne cesse de croître avec le vieillissement de la population – bien que, les statistiques le montrent, la protection juridique ne concerne pas seulement des personnes âgées. Il y a en moyenne 70 000 mesures nouvelles par an, ce qui donne une idée de la tendance, même s'il faut aussi tenir compte des personnes qui sortent de ce régime. Le coût global du système n'a lui aussi cessé d'augmenter ces dernières années, comme vous l'avez rappelé, monsieur le président ; sur l'exécution 2015, il s'élevait à 780 millions d'euros, dont 637 millions à la charge de l'État.

L'enjeu est d'autant plus essentiel que les personnes en question, vulnérables et privées de leur liberté par les mesures de protection auxquelles elles sont soumises, sont exposées à des risques considérables, ce que notre enquête permet de confirmer. Ces risques concernent la gestion de leurs comptes, de leur patrimoine, ou encore la maltraitance, qu'il est nécessaire d'évoquer.

Pourtant, le sujet ne suscite pas une politique publique structurée, ni incarnée dans les services de l'État – je vais y revenir. D'où le sous-titre du rapport de la Cour : « une réforme ambitieuse, une mise en oeuvre défaillante ».

Notre message s'appuie sur un triple constat.

Le premier, partagé par tous les acteurs que nous avons rencontrés, est que la loi de 2007 a été une loi de progrès – c'est le chapitre Ier de notre rapport. Par ce texte, qui a fait l'objet d'une longue maturation, le législateur a entendu replacer le majeur protégé au centre du régime, en renforçant ses droits et en affirmant trois principes essentiels : le principe de nécessité, le principe de subsidiarité et le principe de proportionnalité des mesures de protection.

Cette réforme très ambitieuse visait à remédier à l'inflation des mesures de protection que l'on observait à l'époque, et ce par plusieurs orientations. D'abord, une logique dite de déjudiciarisation, donnant la priorité aux familles : l'idée était de réserver l'intervention du juge aux seuls cas où celle-ci était vraiment justifiée. Ensuite, un filtrage des demandes de tutelle grâce à l'intervention du parquet et, en parallèle, la suppression de l'auto-saisine du juge des tutelles. Troisièmement, le dispositif de protection était enrichi de nouvelles catégories de mesures, moins attentatoires aux libertés que la curatelle et la tutelle, dont la mesure d'accompagnement social personnalisée (MASP) et la mesure d'accompagnement judiciaire (MAJ). La loi a également reconnu de nouveaux droits aux personnes protégées. Enfin, elle a cherché à mieux organiser et à professionnaliser l'activité de protection, en créant une obligation de formation, un agrément des mandataires et une procédure de contrôle des comptes et des inventaires des personnes placées sous protection.

Aux yeux de la Cour des comptes, ce n'est donc pas un problème d'encadrement législatif qui se pose aujourd'hui, d'autant que la loi a été complétée par d'autres textes, notamment en 2015. Au total, la France dispose désormais d'un cadre juridique très complet, et assez sophistiqué au regard de ce que l'on observe à l'étranger. Le problème est la mise en oeuvre de ces dispositions légales.

C'est le deuxième constat, lui aussi très largement partagé parmi les acteurs du secteur que nous avons rencontrés : la mise en oeuvre de la loi n'a pas été à la hauteur des ambitions que je viens de rappeler. Après dix ans, le bilan est préoccupant, voire alarmant.

D'abord, cette population de 700 000 personnes et son évolution sont très mal connues. Cette méconnaissance, et les défaillances de l'appareil statistique des ministères de la justice et des affaires sociales qu'elle met en lumière, n'ont pas laissé de nous étonner. Il a fallu attendre le contrôle de la Cour à l'initiative de votre commission pour que ces deux ministères lancent enfin une grande enquête sur le sujet. Celle de la chancellerie est en cours ; les résultats n'en seront connus qu'à la toute fin de cette année ou au début de l'année prochaine. On ne peut que regretter cette situation.

Ensuite, l'idée de renforcer les droits des personnes et, surtout, la protection familiale, dont j'ai rappelé qu'elle était l'une des priorités du législateur, ne se traduit pas dans les faits. Je viens de le dire, on dispose de peu de données fiables à ce sujet. Surtout, comme le relève le Défenseur des droits, les 700 000 mesures sont essentiellement des mesures de protection « dures », c'est-à-dire des tutelles ou des curatelles.

Troisièmement, non seulement la révision quinquennale des mesures de protection en vigueur, décidée par le législateur en 2007, a considérablement encombré les juridictions – j'y reviendrai – mais, faite très rapidement et souvent de manière quasi automatique, elle n'a pas permis une véritable remise en cause de ces mesures.

La déjudiciarisation n'a pas eu lieu non plus : le nombre de mesures continue d'augmenter, comme le montre le chiffre de 70 000 mesures nouvelles par an. Aujourd'hui, un seul juge des tutelles – que le code civil charge d'une lourde responsabilité en lui confiant la surveillance de la mesure, au sens plein du terme – gère en moyenne 3 500 mesures : on imagine combien il lui est difficile de contrôler effectivement les suites de la décision prise.

Cinquièmement, le volet social de la loi de 2007 a échoué. Seules 10 000 mesures d'accompagnement social personnalisées ont été mises en oeuvre par les départements, compétents en la matière.

Enfin, l'aspect le plus préoccupant du bilan dressé par la Cour est peut-être la gestion concrète des mesures de protection. Mon propos n'est évidemment pas polémique envers les mandataires, dont la mission est très difficile, comme celle des juges des tutelles. Nous nous sommes efforcés de donner à notre rapport un contenu aussi humain que possible, en décrivant plusieurs situations concrètes auxquelles ces personnes sont confrontées.

Quoi qu'il en soit, les visites des délégués sont très peu nombreuses, la gestion des biens des majeurs protégés reste très problématique et, très souvent, les inventaires des biens, comme il ressort de notre contrôle des UDAF, ne sont tout simplement pas réalisés, ou le sont avec retard, la plupart du temps sans témoin, avec tous les risques que cela comporte pour le devenir desdits biens. Les budgets prévisionnels, obligatoires, et les comptes annuels sont eux aussi souvent établis avec retard, sans véritable normalisation. On pourrait souhaiter qu'un cadre homogène s'applique à tous les dispositifs de protection ; c'est loin d'être le cas. Le contrôle annuel par les greffiers des comptes que doivent produire les mandataires est très insuffisant. À l'embouteillage des juridictions, que vous connaissez bien, s'ajoute un problème de savoir-faire et de compétences. Ce constat vaut également de la gestion du patrimoine, des comptes bancaires, des placements financiers, des cessions de biens immobiliers – souvent réalisées dans des conditions au mieux artisanales. Quant au contrôle des mandataires eux-mêmes, il est très limité lorsqu'il est effectué par les inspecteurs des affaires sociales, et plus encore lorsqu'il dépend des juges.

Notre troisième constat, objet du chapitre III, et lui aussi largement partagé, est peut-être celui qui nous a le plus frappés. Le voici : si le cadre juridique est bien posé, la protection juridique des majeurs n'est pas aujourd'hui une politique publique. Faute de pilotage, elle reste à structurer au niveau national. À titre de comparaison, la protection des mineurs, qui concerne 400 000 personnes, soit environ moitié moins que celle des majeurs, dépend d'une direction à part entière au ministère de la justice – la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) – et bénéficie d'une organisation très structurée. La protection des majeurs, c'est un fonctionnaire à la direction des affaires civiles du ministère de la justice, dont le rôle est essentiellement normatif, et à peine davantage au ministère des affaires sociales. Autrement dit, nous n'avons pas de « M. – ou Mme – protection juridique des majeurs » pour structurer et incarner cette politique.

Cette lacune se traduit aussi par une défaillance de la coordination interministérielle. Les deux ministères se regardent un peu en chiens de faïence ; la chancellerie se considère comme essentiellement chargée de la fonction normative, renvoyant pour le reste aux juridictions, cependant que le ministère des affaires sociales a une conception limitative de son propre champ. Dès lors, ils dialoguent et se coordonnent très peu.

Se fondant sur ces constats, la Cour formule une petite dizaine de recommandations, structurées par trois idées-forces.

La première idée, et sans doute la principale, est la suivante : face à un problème de société appelé à se développer, il faut une approche plus incarnée, susceptible d'impulser une véritable politique publique, sur le modèle de ce que l'on observe au Québec et au Royaume-Uni, mieux pilotée, mieux régulée, mieux coordonnée. Telle est la mission que nous proposons de confier à un délégué interministériel, pour une durée limitée à cinq ans car il ne s'agit pas de créer une structure de plus. Parallèlement, notre pays se doterait d'un observatoire de la protection juridique des majeurs, disposant de bases de données fiables et actualisées, de manière à éclairer cette politique et à l'évaluer efficacement, grâce à des indicateurs de performance au sens de la LOLF.

La deuxième orientation, fidèle au cadre de 2007, vise à concrétiser les objectifs de déjudiciarisation et de priorité à la famille. Nous suggérons de renforcer le soutien aux tuteurs familiaux, aujourd'hui très marginal – le rapport en fournit cependant quelques exemples, notamment dans le Nord. Nous proposons également, pour alléger la charge pesant sur les juridictions, de confier à des professionnels du chiffre, toujours sous le contrôle du juge et à des tarifs plafonnés, l'établissement et le contrôle des inventaires et des comptes des majeurs dont les situations sont les plus complexes ou les plus risquées, afin de garantir l'effectivité du contrôle.

Troisièmement, il convient de renforcer le professionnalisme et le contrôle des acteurs. Le niveau des formations doit être très significativement rehaussé. Nous avons un temps pensé proposer l'instauration d'un diplôme national en bonne et due forme pour les mandataires ; à l'issue de la contradiction, la Cour n'a finalement pas retenu cette idée. Il nous semble en tout cas nécessaire d'enrichir le dispositif de formation. Il faut aussi édicter une charte déontologique commune à l'ensemble des mandataires ; nous avons été surpris qu'un dispositif aussi élémentaire, qui paraît s'imposer vu les risques déjà évoqués, n'existe pas encore. Enfin, le contrôle des mandataires par les directions départementales et régionales de la cohésion sociale devrait être renforcé.

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