Notre rapport, établi sur notre propre initiative à partir de notre expérience des réclamations que nous traitons, rejoint pour l'essentiel les observations et les conclusions de la Cour des comptes : ce n'est pas la loi de 2007 qui est principalement en cause – même si je propose quelques innovations –, mais sa mise en oeuvre. Celle-ci est loin d'être effective, en particulier s'agissant de l'orientation vers des mesures sociales et familiales, plus adaptées, plus proportionnées, faisant moins appel à l'imperium de la justice. Cette communauté de vues entre la Cour des comptes et le Défenseur des droits est l'élément essentiel pour le législateur que vous êtes.
Pourquoi nous sommes-nous intéressés à cette question ? Si la protection juridique des majeurs vulnérables bénéficie de l'attention soutenue du Défenseur des droits, c'est au titre de la quasi-totalité de ses missions.
C'est d'abord au titre de la défense des usagers dans leurs relations avec les services publics – je suis accompagné par Bernard Dreyfus, délégué général à la médiation avec les services publics – que nous nous efforçons de veiller à ce que le régime de protection des majeurs vulnérables soit adapté et respectueux des droits et libertés des personnes concernées.
Au titre de la lutte contre les discriminations, ensuite, nous tentons de mettre en lumière les inégalités de traitement qui peuvent affecter les majeurs en raison de leur handicap, de leur état de santé, de leur âge ou, depuis la loi de décembre 2015 sur le vieillissement, de la perte d'autonomie, nouveau critère de discrimination.
Enfin, c'est naturellement notre mission générale que de promouvoir l'égalité et l'accès au droit en contribuant au changement des pratiques – c'est ce que je vais recommander ici – et, le cas échéant, en proposant des réformes législatives ou réglementaires.
De plus, en 2011, le Premier ministre nous a confié le suivi de l'application de la convention de 2006 relative aux droits des personnes handicapées, que la France a ratifiée en 2010. Je réunirai d'ailleurs le comité de suivi dans quelques jours. À la tête du mécanisme de suivi, nous veillons à la conformité de la législation et de son application – des pratiques mises en oeuvre – aux principes énoncés par la convention.
Voici quelles sont nos principales recommandations, concernant d'une part le régime de protection, d'autre part le respect des droits fondamentaux en application de la convention de 2006.
S'agissant des principes, l'article 12 de la convention relative aux droits des personnes handicapées fait obligation aux États de passer d'un système de décision substitutive – du type de la tutelle –, dans lequel la personne est privée de sa capacité juridique, à un système de prise de décision accompagnée, respectueux des droits, de la volonté et des préférences de la personne, y compris le droit de prendre des risques et de commettre éventuellement des erreurs, comme toute personne. Le même article stipule que les mesures doivent être proportionnées et adaptées à la situation de la personne concernée, graduées, limitées dans le temps et périodiquement contrôlées. Enfin, le recours à un mécanisme de décision substitutive ne saurait être qu'exceptionnel, réservé aux cas où la personne est dans l'incapacité totale d'exprimer sa volonté ou ses préférences, et où il n'est pas possible d'instaurer d'autres formes d'accompagnement adaptées pour répondre à ses besoins.
La parenté est grande entre ces principes et ceux de la loi de 2007. Le problème, c'est leur application.
C'est en vertu de ces principes que nous formulons un ensemble de recommandations qui concernent les étapes successives de la procédure de protection.
La première série de recommandations vise à remplacer le système de décision substitutive par un système de décision accompagnée.
Premièrement, nous proposons d'assouplir les conditions du prononcé d'une mesure d'accompagnement judiciaire.
Deuxièmement, nous préconisons de promouvoir la sauvegarde de justice en tant que mesure autonome : elle ne doit pas être prononcée au cours de l'instruction préalable au prononcé d'une mesure de curatelle ou de tutelle.
Troisièmement, il convient d'étendre la mesure d'habilitation familiale aux majeurs ayant besoin d'une assistance temporaire dans la gestion de leur patrimoine.
Enfin, nous inspirant notamment d'une pratique québécoise, nous suggérons que le juge intervienne lors de la mise à exécution du mandat, afin de vérifier le passage du majeur protégé de l'aptitude à l'inaptitude, et ce par voie d'homologation. Nous avons introduit dans la loi un mandat de protection future qui, dans l'esprit comme dans la lettre même, s'inspire du modèle québécois ; mais nous n'en avons pas tiré les conséquences. Nous sommes par ailleurs favorables à ce que ce mandat de protection future soit notarié.
S'agissant ensuite de l'instruction de la mesure de protection, nos recommandations concernent principalement le rôle du médecin, évidemment essentiel à la décision. Elles portent sur les tarifs qu'ils pratiquent, sur sa formation – obligatoire, à tous les niveaux – et sur l'évaluation, dont nous souhaitons qu'elle soit pluridisciplinaire et médico-sociale.
Le troisième type de recommandations concerne le prononcé de la mesure, en particulier l'audition du majeur à protéger. La dérogation au principe de l'audition obligatoire devrait être réservée aux cas où l'audition présente des risques avérés pour sa santé. Actuellement, cette dérogation n'est pas suffisamment limitée.
Nous souhaitons aussi mieux informer les médecins agréés pour les sensibiliser au caractère nécessairement exceptionnel de la dispense d'audition, et les inciter à motiver leur décision et à caractériser les capacités décisionnelles restantes de la personne, plus qu'ils ne le font aujourd'hui.
Enfin, il convient d'insister auprès des futurs magistrats – beaucoup de jeunes magistrats sont juges des tutelles –, au cours de leur formation initiale et continue, sur le fait que l'audition est indispensable. C'est un point essentiel.
Toujours en ce qui concerne le prononcé de la mesure, nous suggérons que l'on s'inspire d'un dispositif qui existe pour les mineurs : la possibilité offerte au juge des tutelles de nommer un administrateur ad hoc pour accompagner la personne à protéger pendant la phase d'instruction de la mesure, lorsqu'il constate que les intérêts de cette personne, dans l'hypothèse où elle ne serait pas en mesure d'exprimer elle-même sa volonté et ses préférences, ne peuvent être correctement défendus par son entourage. Pour éviter de créer une nouvelle fonction et de générer une nouvelle dépense, on pourrait confier cette tâche au mandataire spécial qui peut être désigné par le juge dans le cadre de la mesure de sauvegarde de justice.
Nous recommandons aussi d'auditionner plus systématiquement les proches du majeur concerné, éventuellement lors d'une audition commune.
J'en viens à ce qui concerne l'exécution de la mesure de protection.
Selon nous, il faudrait réfléchir à la création d'une grille tarifaire unique, commune à tous les mandataires, dans le prolongement des dispositions de l'article 419 du code civil. Nous recommandons par ailleurs de faire évoluer l'assiette du calcul de la participation du majeur protégé, afin d'assurer l'équité entre les majeurs contributeurs.
Nous préconisons également la création d'un véritable statut des préposés d'établissement, qui sont souvent dans une plus grande précarité que les majeurs qu'ils doivent protéger. Ce statut serait applicable aux préposés intervenant dans les établissements hospitaliers, mais aussi à ceux qui exercent dans les établissements publics sociaux et médico-sociaux.
Au-delà de ce statut, le Défenseur appelle l'attention des agences régionales de santé (ARS) sur la nécessité de promouvoir davantage le rôle et les missions des préposés auprès des directeurs d'établissement. Rappelons que les préposés constituent le moins onéreux des dispositifs de la protection juridique.
Il conviendrait enfin de sensibiliser les ARS à l'opportunité de créer des services médico-sociaux de protection juridique au sein des établissements hospitaliers. Nous rejoignons ici l'observation de la Cour des comptes sur l'absence de politique publique dans ce domaine, partout où la question se pose. J'en redirai un mot en conclusion.
Nous proposons aussi de modifier l'article 418 du code civil afin qu'en cas de décès de la personne protégée, si aucun héritier ne s'est signalé auprès du mandataire, le juge puisse autoriser celui-ci à poursuivre sa mission jusqu'à deux mois après le décès, afin qu'il puisse effectuer certains actes consécutifs à ce dernier. Actuellement, cette mission prend fin au décès de la personne protégée.
S'agissant du contrôle de l'exécution de la mesure de protection, nous avons le même sentiment que tous ceux qui se sont intéressés à la question. Il faut recentrer les juridictions sur leur rôle effectif : le contrôle de la mise en oeuvre de la mesure et, pour ce qui nous concerne, du respect des droits fondamentaux des majeurs protégés. Nous proposons donc que le contrôle des comptes établis par les mandataires judiciaires, actuellement assuré par les juges, soit confié soit à l'administration fiscale, soit aux directions régionales de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale (DRJSCS). Il s'agit – mais je parle sous le contrôle de la Cour des comptes – de décharger les juges d'une tâche fastidieuse de vérification comptable, effectuée au détriment de leur mission d'examen de la situation des majeurs et de prise de décision.
Quant à la durée de la mesure de protection, nous nous sommes opposés à Mme Taubira lorsqu'elle a souhaité revenir sur la durée quinquennale, car nous étions favorables à cette révision systématique que nous considérions comme un progrès de la loi de 2007. Nous ne méconnaissons pas la charge très importante qu'elle représente, soulignée par M. Roch-Olivier Maistre. Mais ce sont les plus vulnérables, les plus détériorés qui vont pâtir le plus de l'allongement de cinq à dix ans, ceux qui auraient le plus besoin d'un réexamen plus régulier et qui, en ce sens, subissent une forme de double peine. J'ai bien compris que la mesure prenait sens dans le cadre d'une opération de rentabilisation des moyens du ministère de la justice ; ancien garde des sceaux, je sais de quoi il retourne.
Enfin, et puisque nous souhaitons que l'on passe de la substitution à l'assistance, nous proposons que le juge des tutelles, qui décide d'une incapacité et se substitue à l'incapable, s'appelle désormais « juge de la protection des majeurs » : un juge protecteur plutôt que décideur et sanctionnateur.
Deuxième point sur lequel le Défenseur des droits fait un certain nombre de recommandations, et qui est un peu son apanage : le respect des droits fondamentaux des majeurs protégés.
Comme un fait exprès, j'ai reçu ce matin une lettre de la présidente de l'Union nationale des associations de parents, de personnes handicapées mentales et de leurs amis (UNAPEI), au sujet du droit à la nationalité des personnes protégées et, en particulier, de l'application de l'article 18 de la CIDPH. Cet article dispose notamment que les États doivent faire le nécessaire pour que les personnes « ne soient pas privées, en raison de leur handicap, de la capacité d'obtenir, de posséder et d'utiliser des titres attestant leur nationalité ou autres titres d'identité ».
Or, selon l'article 4-4 du décret du 18 mai 2010 relatif à la simplification de la procédure de délivrance et de renouvellement de la carte nationale d'identité (CNI) et du passeport, la demande de CNI faite au nom d'un majeur placé sous tutelle est présentée par son tuteur. Autrement dit, un majeur protégé ne peut pas effectuer seul cette demande ; elle est présentée et signée par son tuteur. L'UNAPEI suggère que l'article 4-4 de ce décret – qui, à mon avis, est effectivement discriminatoire – soit abrogé. Nous serons probablement amenés à saisir les rapporteurs de cette question qui mérite réflexion de la part des élus.
Autre question souvent débattue : celle du droit de vote dont sont privées les personnes sous tutelle, en application de l'article L. 5 du code électoral, ce qui n'est clairement pas conforme à la convention de 2006 sur les personnes handicapées. Nous recommandons d'engager une réflexion sur ce que l'on pourrait appeler l'exercice accompagné du droit de vote. Le droit de vote doit être maintenu et exercé dans des conditions conformes à la capacité ou à l'incapacité relative de la personne concernée.
Nous devons aussi nous pencher sur les articles du code civil concernant le mariage et le divorce qui sont contraires aux stipulations de la convention. Il s'agit des articles 460 et 462 sur le mariage et de l'article 249 sur le divorce. Si nous voulons nous inscrire dans une évolution moderne de la protection juridique des personnes incapables ou à capacité réduite, il conviendrait d'étudier les moyens de permettre à ces personnes de prendre leurs décisions dans ces domaines, en étant assistées.
De même, conformément à la convention, nous recommandons de faire en sorte que les personnes protégées puissent choisir leur lieu de vie et voir leur vie privée respectée. Pour ce faire, nous préconisons un renforcement des contrôles des établissements sociaux et médico-sociaux, ce qui entraîne des conséquences pratiques. Nous en revenons toujours aux constats de M. Roch-Olivier Maistre sur l'absence d'une politique publique multifacettes, dirais-je, dans ce domaine.
Nous avons aussi fait des recommandations sur un sujet fort débattu qui, sans être central, est particulièrement douloureux et peu à notre honneur : la situation des majeurs protégés hébergés en Belgique. Selon les chiffres de l'administration, il s'agit de 4 500 personnes dont 2 000 font l'objet d'une mesure de protection juridique. Nos recommandations portent sur la compétence des juges de tutelles français, sur l'attribution de l'allocation aux adultes handicapés (AAH) et sur la domiciliation fiscale de ces personnes au domicile de leur tuteur ou de leur curateur.
Tel est le contenu de notre rapport. Pour rassembler les propositions de la Cour des comptes et celles du Défenseur des droits, il est nécessaire que les pouvoirs publics définissent une politique de la protection juridique des majeurs incapables, et une organisation de l'État. À six mois de grandes échéances électorales, je me permets de dire que c'est un enjeu politique. Il ne s'agit pas de se lancer dans de grandes innovations législatives car, pour l'essentiel, l'application de la loi pourrait suffire, avec quelques innovations légales conformes à la CIDPH.
Cette politique publique passe par l'expression et la mise en oeuvre d'une volonté qui a globalement fait défaut depuis 2007. Le moment est peut-être venu de prendre cette question à bras-le-corps. À partir des travaux de la Cour des comptes et du Défenseur des droits, les députés pourraient faire des propositions qui pourraient être prises en considération par tous ceux qui ont l'ambition de devenir les dirigeants des Français.