Intervention de Jean-Claude Piris

Réunion du 29 septembre 2016 à 10h00
Mission d'information sur les suites du référendum britannique et le suivi des négociations

Jean-Claude Piris, ancien directeur général du service juridique du Conseil de l'Union européenne :

C'est un honneur de m'exprimer devant vous. Le Brexit est un dossier extrêmement complexe dont nous pourrions parler pendant des heures. En tant que juriste, je me concentrerai sur les questions juridiques et institutionnelles.

Le texte de l'article 50 du traité de l'Union européenne a été rédigé par la Convention européenne qui a négocié le traité constitutionnel – ont participé des hommes politiques tels que M. Valéry Giscard d'Estaing, M. Alain Lamassoure, M. Giuliano Amato ou M. Elmar Brok –, puis repris tel quel dans le traité de Lisbonne. Il a fait l'objet d'une discussion en profondeur. Il y avait alors des disputes entre juristes : certains prétendaient que, dans la mesure où la durée de validité des traités était illimitée, un pays ne pourrait pas sortir de l'Union ; pour ma part, j'estimais que, si un pays voulait sortir de l'Union, personne ne pourrait l'en empêcher. Mais un tel retrait serait source de nombreuses incertitudes et ne manquerait pas de provoquer un certain chaos juridique – on constate déjà un certain chaos politique au Royaume-Uni. D'où l'intérêt de cet article, qui trace les grandes lignes de ce que l'on doit faire et de ce qu'il est possible de faire, afin d'éviter une multitude de questions et de procès.

Les choses vont se passer de la façon suivante. D'abord, nous attendons que le Royaume-Uni « appuie sur le bouton » en déclenchant la procédure de l'article 50. Il s'agit d'une décision unilatérale. En l'absence de constitution écrite, une cour de justice britannique vient de préciser que cette prérogative appartient au gouvernement ; il n'est donc pas nécessaire de passer devant le Parlement.

L'accord prévu par l'article 50 vise à régler les conditions de la sortie, non les relations futures entre le Royaume-Uni et l'Union européenne. L'article 50 précise néanmoins que l'Union négocie et conclut cet accord avec l'État concerné « en tenant compte du cadre de ses relations futures avec l'Union », membre de phrase dont la signification n'est pas claire. Quoi qu'il en soit, les deux parties semblent d'accord sur le fait qu'il y aura, d'une part, l'accord fondé sur l'article 50 traitant de la sortie ou, si l'on veut, du divorce et, d'autre part, un ou d'autres accords traitant des relations futures entre le Royaume-Uni et l'Union. Le gouvernement britannique l'a admis avant même la tenue du référendum, ainsi que cela ressort de documents qu'il a publiés. À mon avis, le membre de phrase que j'ai cité pourrait permettre, si l'Union européenne le veut bien – elle n'y est pas contrainte –, que l'accord fondé sur l'article 50 prévoie des mesures transitoires, à condition que l'on sache exactement où l'on va, c'est-à-dire comment se dessine ledit cadre futur. Or, pour l'instant, le gouvernement britannique est, vous le savez, tout à fait divisé sur cette question : nous n'avons pas encore la moindre idée de la direction que l'on va prendre.

Une fois la procédure déclenchée par le Royaume-Uni s'ouvrira un délai de deux ans maximum – qui pourra être prolongé à l'unanimité par les Vingt-sept en accord avec le Royaume-Uni, si besoin est – pendant lesquels sera négocié l'accord de divorce. Si jamais on ne parvient pas à un accord au cours de ces deux ans, le Royaume-Uni quittera l'Union de manière automatique. Les deux parties ont néanmoins intérêt à trouver un accord pour éviter un chaos juridique.

Quel sera le contenu de cet accord de divorce ? À mon avis, il traitera, entre autres : de toutes les procédures en cours, par exemple en matière de concurrence ou d'aides d'État ; de questions budgétaires telles que les subventions agricoles et les fonds structurels ; des programmes et des projets de recherche, en substance et du point de vue budgétaire ; des divers traités, accords et contrats qui engagent les États ou les entreprises ; du sort des quelques millions de citoyens européens qui résident au Royaume-Uni et, inversement, des citoyens britanniques qui vivent dans l'Union à vingt-sept ; de celui des fonctionnaires de nationalité britannique qui travaillent au sein des institutions de l'Union.

En revanche, il ne devrait pas comporter de dispositions relatives aux relations commerciales. À cela, il y a une bonne raison non seulement politique, mais aussi juridique : l'Union européenne est soumise au principe d'attribution des compétences : l'Union ne dispose pas d'autres pouvoirs que ceux qui lui sont conférés par les traités, et selon les procédures fixées par les articles de ces traités – ce qu'on appelle les « bases juridiques » dans le jargon de l'Union européenne.

L'accord de retrait sera négocié et conclu, selon les procédures fixées par l'article 50. Selon l'article 218, paragraphe 3, point b), du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, auquel fait référence l'article 50, ces procédures sont les suivantes : la Commission européenne négocie, le Conseil statue à la majorité qualifiée – 72 % des membres du Conseil, soit vingt États membres sur vingt-sept et 65 % de la population – et le Parlement européen a un droit de veto à la majorité simple. En tout cas, l'accord sera conclu par l'Union européenne seule : à la différence du ou des accords futurs, sur lesquels je vais revenir, il n'est pas prévu qu'il soit conclu par les États membres. Donc, en France, le Parlement sera saisi par le Gouvernement selon les voies consultatives normales.

Ainsi que je viens de l'indiquer, le négociateur sera la Commission, mais, en réalité, tout commencera par des « orientations » adoptées par le Conseil européen, par consensus, conformément à l'article 15, paragraphe 4, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. N'importe lequel des Vingt-sept pourra donc s'opposer à ces directives. D'après ce que j'entends à Bruxelles, le Conseil européen a bien l'intention de garder cette affaire en main, compte tenu de sa nature très politique. Il faut donc s'attendre à ce qu'il continue à jouer un rôle par la suite. Mais ce sont bien évidemment la Commission, son négociateur M. Michel Barnier et ses services techniques qui seront en première ligne. Les questions que j'ai citées tout à l'heure sont pour certaines très techniques, notamment les questions budgétaires.

Pour ce qui est du ou des accords futurs, des procédures différentes s'appliqueront : celles qui sont prévues par les articles 216 à 218 du traité sur le fonctionnement de l'Union. Il sera possible de diviser le travail en plusieurs accords, notamment en concluant séparément un accord commercial et un accord d'association sur les autres aspects. Rappelons que certains accords de commerce sont adoptés à la majorité qualifiée et d'autres à l'unanimité. En l'espèce, je pense qu'il s'agira d'un accord adopté à l'unanimité. Quant à l'accord d'association, il s'agira probablement d'un accord mixte engageant à la fois l'Union européenne – dans la mesure où il concernera ses compétences telles qu'elles sont décrites dans les traités – et les États membres. Il faudra donc que les Vingt-sept le ratifient, soit par la voie référendaire, soit par la voie des parlements nationaux – sachant que, en Belgique, compte tenu du partage des compétences entre l'État fédéral, les trois communautés et les trois régions, sept parlements devront probablement se prononcer.

En tout cas, le commerce sera le sujet central du ou des traités, car c'est un domaine d'intérêt majeur pour le Royaume-Uni. Certains ministres britanniques chantent que le Royaume-Uni va conclure des accords avec l'Inde, le Canada ou la Chine, et que tout ira très bien, mais l'Union européenne occupe une place beaucoup plus importante que celle des autres pays en matière de relations commerciales du Royaume Uni. D'après les données de la Chambre des Communes, en 2014, l'Union européenne à vingt-sept représentait 44 % des exportations de biens et services du Royaume-Uni et 53 % de ses importations. Ces chiffres étaient respectivement : 3,7 et 6,9 % pour la Chine ; 1,7 et 1,9 % pour l'Inde ; 1,2 et 1,6 % pour le Canada ; 1,7 et 0,8 % pour l'Australie.

On mesure donc l'urgence et l'importance extrêmes de s'entendre avec l'Union européenne pour le Royaume-Uni, qui fait actuellement partie du marché intérieur, où il n'y a ni droits de douane, ni règles d'origine, ni paperasserie – il s'agit presque du marché intérieur d'un État, même s'il n'est pas entièrement réalisé dans le domaine des services. Il aura donc intérêt à se tourner vers l'Union européenne. Les Britanniques sont d'ailleurs en fâcheuse posture, car ils sont demandeurs : leur pays compte beaucoup moins pour l'Union européenne que celle-ci ne compte pour lui, l'Union exportant vers lui moins de 10 % de ses biens et services. Pour l'Union, ce n'est pas vital, même s'il faudrait nuancer selon les secteurs.

Prenons l'exemple du secteur automobile. Depuis une quinzaine d'années, le Royaume-Uni a réussi à rebâtir, en faisant appel à des capitaux étrangers, une industrie fabriquant des pièces détachées et des moteurs, qui exporte et fournit des emplois. Or les droits de douane pratiqués par l'Union européenne sont de 10 % sur les voitures et les parties de voiture – contre 3 à 4 % en moyenne. S'ils étaient appliqués au Royaume-Uni, cela changerait tout, le marché automobile étant extrêmement compétitif. Notons que cela affecterait aussi des fabricants tels que Mercedes et BMW, qui vendent beaucoup au Royaume-Uni.

S'il y a des années d'intervalle – gap years – entre l'accord de retrait et l'accord sur le commerce, le Royaume-Uni « tombera » dans les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), ce qui n'est pas bon du tout pour lui : il sera alors obligé de négocier avec les 164 membres de l'OMC, devra établir sa propre liste d'engagements et sera tenu par la clause de la nation la plus favorisée. Ainsi, s'il souhaite appliquer un tarif douanier nul aux pays de l'Union européenne, il sera obligé d'en faire bénéficier tous les autres pays. Les règles de l'OMC prévoient des exceptions à cette clause, notamment les zones de libre-échange et les unions douanières, mais le Royaume-Uni n'aura pas eu le temps d'en mettre en place. Les Britanniques ont donc tout intérêt à négocier avec les Vingt-sept quelque chose qui se tienne. Cependant, ils sont divisés et ne se sont pas encore fait leur religion : ils ne savent pas encore s'ils vont quitter l'union douanière, ni s'ils vont demander ou non à participer au marché intérieur.

En termes de choix politiques, les Britanniques font la distinction entre le hard et le soft Brexit. Ce dernier consisterait à garder le maximum de liens possible avec l'Union européenne en matière économique et commerciale, afin de limiter les conséquences du Brexit pour les entreprises exportatrices, en particulier pour celles qui vendent des services financiers. Les services, en particulier les services financiers, représentent désormais près des trois quarts de l'économie britannique. Il y a au Royaume-Uni environ 5 500 entreprises financières, qui ont besoin du passeport bancaire de l'Union européenne.

Pour ma part, je pense que l'on se dirige plutôt, en ce moment – cela peut changer –, vers un hard Brexit. Première raison à cela : on estime, dans les milieux politiques britanniques, que c'est principalement la question de l'immigration qui a déterminé le vote au référendum – lequel a été une surprise pour beaucoup, y compris pour ceux qui ont fait campagne en faveur du Brexit. Au Royaume-Uni, on fait depuis des années un mélange savant entre l'immigration issue de l'Union européenne et celle qui vient des pays tiers, en rendant l'Union européenne responsable des deux. Pourtant, l'Union n'a pas encore de politique commune concernant l'immigration en provenance des pays tiers, et le Royaume-Uni pourrait donc être beaucoup plus dur en la matière, en pratiquant davantage de contrôles ou en prévoyant des règles plus strictes pour la délivrance des cartes de séjour. Quoi qu'il en soit, l'opinion publique voit les choses ainsi que je les ai décrites, et c'est donc un problème politique de premier ordre pour les responsables britanniques.

Deuxième raison : ce que l'on ne veut plus admettre au Royaume-Uni, ce sont les jugements de la Cour de justice de l'Union européenne et les lois de l'Union sur le marché intérieur qui ont la primauté sur le droit national.

Si le Royaume-Uni s'engage dans la voie du hard Brexit, il va nécessairement y perdre. Lors des négociations, la position de départ des Britanniques sera probablement de dire qu'ils veulent le maximum du marché intérieur – en tout cas le passeport bancaire pour les services financiers – tout en demandant un certain nombre de dérogations à la libre circulation des personnes. Or, du point de vue des Vingt-sept, il ne fait guère de doute que les quatre libertés du marché intérieur – libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes – sont indivisibles et qu'il faut les appliquer toutes les quatre, même si la libre circulation des services n'est pas encore complète. Cette position des Vingt-sept est relayée de la même manière au sein de la Commission et du Parlement européen.

À mon avis, il est peu probable que l'on ait un accord commercial séparé qui serait conclu par l'Union européenne seule, sans ratification des Vingt-sept. Rappelons que la Commission comptait faire adopter l'accord commercial entre l'Union européenne et le Canada – qui a été négocié pendant neuf ans et finalement signé – à la majorité qualifiée, sans ratification par les États membres. Finalement, elle a décidé qu'il s'agissait d'un accord mixte et que les parlements nationaux devraient le ratifier. J'imagine que l'accord avec le Royaume-Uni sera lui aussi un accord mixte.

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