À l'abri du tumulte et des excès du débat public qui s'expriment, parfois de manière insoutenable, dans l'hémicycle ou devant les caméras, la tradition veut que notre commission aborde l'ordre du jour qui lui est soumis dans un esprit d'écoute, de respect et de rigueur intellectuelle.
Je veux donc en premier lieu vous assurer ici, madame la rapporteure, que c'est commandé par ces trois exigences, qui font la force et la qualité de nos travaux, que le groupe Socialiste, écologiste et républicain a souhaité considérer le contenu de la proposition de loi dont vous êtes l'auteure, avec quelques-uns de vos collègues du groupe Les Républicains – un texte qui s'inscrit peut-être dans la continuité du précédent, mais a au moins le mérite de ne pas se résumer au recyclage de sujets que nous avons déjà abordé à de multiples reprises, et sur lequel l'Assemblée a eu l'occasion de se prononcer.
S'il est dans cette enceinte des différences d'approche et d'appréciation qui ne nous permettront jamais de nous accorder sur certains sujets, il est aussi des points d'analyse sur lesquels il nous est possible de converger et qui nous incitent à oeuvrer à la recherche d'utiles consensus, en particulier lorsque nous sommes appelés à légiférer sur la protection de nos compatriotes et des intérêts supérieurs de notre nation.
Je souhaite donc commencer ici par les éléments de votre texte qui sont de nature à nous rassembler. Nous partageons d'abord le diagnostic que vous dressez au sujet du rôle tristement significatif des prêcheurs de haine, en matière d'endoctrinement au service d'une idéologie qui érige les pires abjections en méthode et incite au passage à l'acte.
L'exposé des motifs du texte que nous examinons rappelle, à juste titre, que « le terrorisme prospère souvent sur un terreau de radicalité politico-religieuse ». Personne ne songerait sérieusement ici à nier la pertinence de cette analyse, même si les causes multiples du passage au terrorisme ne peuvent être réduites à ce seul aspect.
Nous adhérons également tous, de manière unanime, me semble-t-il, à l'objectif consistant à mieux lutter contre toutes les formes de discours qui portent les germes d'une atteinte grave à l'ordre public, dans le respect – auquel je vous sais très attachée – des libertés fondamentales.
Nous sommes tous animés par le même souci d'oeuvrer au renforcement de la sécurité des Françaises et des Français dans un climat qui les inquiète à juste titre, et dans la douleur encore vive d'une nation attaquée à plusieurs reprises en son coeur, au cours des mois écoulés.
Enfin, alors que nous souhaitons tous disposer de l'ensemble des clés permettant d'éradiquer totalement et immédiatement la menace terroriste pesant sur notre pays, nous sommes aussi tous conscients – même s'il arrive à certains de prétendre le contraire lorsqu'un micro se tend – qu'il n'existe aucune solution miracle de nature à prémunir intégralement notre société de la folie des hommes.
Le Gouvernement et la majorité ont pleinement pris la mesure de cette réalité, qui nous a d'ailleurs conduits à agir très tôt en conséquence. J'en veux pour preuve les lois du 20 décembre 2012 et du 13 novembre 2014, qui ont notamment créé le délit d'entreprise terroriste individuelle, instauré l'interdiction administrative de sortie de territoire, et la possibilité de blocage des sites faisant l'apologie du terrorisme. Nous avons aussi voté la loi du 24 juillet 2015, qui donne des moyens accrus à nos services de renseignement, dans un cadre juridique tout à la fois bien défini et mieux contrôlé. Je ne détaille pas, enfin, puisque nous les avons encore en mémoire, les deux textes dont j'ai récemment eu l'honneur d'être le rapporteur, à savoir la loi du 3 juin 2016 renforçant les moyens de lutter contre le crime organisé, le terrorisme et son financement, à laquelle nous avons ajouté – notamment à l'initiative de l'opposition et du Sénat – les dispositions de droit commun adoptées lors de la nouvelle loi de prorogation de l'état d'urgence du 21 juillet dernier.
Vous nous proposez, madame la rapporteure, d'ajouter un élément à une législation déjà bien fournie, en créant dans le code pénal une nouvelle infraction sanctionnant la prédication subversive. Face à ce que vous concevez comme un enrichissement du droit, une seule question mérite d'être posée : existe-t-il véritablement dans notre législation des angles morts ou des insuffisances, qui empêcheraient les forces de l'ordre et la justice de stopper les velléités destructrices de ces artisans de la radicalisation que sont les prédicateurs subversifs ?
La rigueur intellectuelle et juridique qui nous est chère commande d'admettre que les dérives que vous proposez de réprimer au moyen de ce texte sont d'ores et déjà envisagées par plusieurs qualifications pénales. Je pense en particulier à la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse, qui sanctionne la provocation à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes, à raison de leur origine, de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion. Il s'agit également de la loi du 13 novembre 2014, que nous avons votée de manière quasi unanime et qui a transféré – pour le rendre plus opérationnel dans le contexte auquel nous sommes confrontés – le délit de provocation à la commission d'actes terroristes et leur apologie, inscrit dans la loi de 1881, vers le code pénal.
Je souhaite aussi évoquer – il en est fait mention en page 5 de votre rapport – l'article 35 de la loi du 9 décembre 1905, dont je tiens à faire lecture : « Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s'exerce le culte, contient une provocation directe à résister à l'exécution des lois ou aux actes légaux de l'autorité publique, ou s'il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s'en sera rendu coupable sera puni d'un emprisonnement de trois mois à deux ans. »
Ces trois lois offrent, en l'état, les outils suffisants pour sanctionner les discours de haine tenus dans un lieu de culte, dès lors que ceux-ci sont susceptibles de porter atteinte à l'ordre public. Encore faut-il que le ministère public les emploie, me direz-vous. À ce propos, quelques statistiques ne sont pas inutiles pour mesurer les évolutions récentes. En 2014, le nombre de poursuites intentées au titre de l'apologie du terrorisme a été de six. Cela peut sembler insignifiant, mais si l'on veut bien considérer que cette infraction a été intégrée dans le code pénal par la loi promulguée le 13 novembre de cette même année, cela démontre au moins que l'appareil judiciaire s'est immédiatement saisi de cette nouvelle possibilité. En 2015, le nombre de poursuites s'est élevé à 385 et, pour le seul premier trimestre 2016, il y en a eu 219.
Notre arsenal légal, tel qu'il a évolué durant plus d'un siècle, est donc fourni, tout en demeurant garant de certains principes fondamentaux, consacrés plus tard par notre Constitution. C'est là, malheureusement, l'une des failles de votre proposition de loi, qui pose une réelle difficulté au regard de l'exigence de précision de la loi pénale et du respect de la liberté d'expression et de conscience.
La définition que donne votre texte de la notion de « prédication subversive » est en effet très large et imprécise. Certainement trop pour caractériser, dans le respect des principes constitutionnels et conventionnels, une incrimination pénale – au-delà, en tout cas, de l'objectif que vous visez légitimement. En définitive, tout ce qui est imprécis affaiblit le droit existant, en particulier lorsque celui-ci a le mérite d'être précis. Vous en avez d'ailleurs pris conscience, puisque vous proposez un amendement significatif à votre propre texte, le CL18, dont l'écriture ne me paraît cependant pas satisfaisante – sans que je vous en fasse le reproche, car j'avoue que nous avons nous-mêmes cherché en vain une rédaction alternative.
De la même manière, le principe de répression des manifestations ou des discours prônant la supériorité des lois religieuses sur les lois de la République, comme l'énonce la version initiale de votre texte, est tellement extensif qu'il constitue une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression, que nous estimons contraire à la jurisprudence de la Cour de cassation et à nos engagements internationaux. Puisque vous avez cité tout à l'heure des exemples frappants pour l'opinion, qu'il me soit permis d'en donner à mon tour. Des diatribes prononcées en certains lieux le dimanche contre l'interruption volontaire de grossesse pourraient tomber sous le coup des dispositions que vous proposez. À titre personnel, je pourrais m'en satisfaire, mais je ne pense pas que la liberté d'opinion y trouve son compte.
Certains ont exprimé leur absence d'embarras à s'affranchir de la loi fondamentale. Peu importent la gravité de l'entorse et les dommages collatéraux : pourquoi s'encombrer de l'héritage de plus de 200 ans de construction démocratique, quand on peut donner à l'opinion l'illusion que l'on règle un problème auquel elle tient ? Le problème, c'est qu'en agissant ainsi on ne règle rien du tout – mais je sais, madame la rapporteure, que vous n'êtes pas de ceux qui tombent dans ce piège.
Nous estimons pour notre part que le législateur commettrait une grave erreur en bradant de la sorte les valeurs qui fondent notre capacité à vivre ensemble, notamment parce que cela ne ferait que répondre à l'ambition de nos agresseurs. Ils veulent nous diviser, réduire le champ de nos libertés. Ne leur offrons pas cette victoire-là.
Renforcer l'efficacité de nos dispositifs légaux, dans le respect des droits et des libertés individuelles, est au contraire un acte de résistance. C'est pourquoi, malgré toute l'attention que nous portons à cette proposition de loi, nous ne pouvons adopter, en l'état, un texte très contestable sur le plan constitutionnel, et dont l'objectif est, de toute façon, déjà satisfait par le droit existant, dont je ne doute pas que chacun, dans les circonstances que nous vivons, aura à coeur d'amplifier son application avec toute la rigueur requise.
N'ayant pas, à ce jour – et ce n'est pas faute d'y avoir oeuvré – trouvé de rédaction alternative qui puisse améliorer, de manière utile et satisfaisante du point de vue des principes, un droit offrant déjà tous les outils nécessaires, je me verrai donc contraint, au nom du groupe Socialiste, écologiste et républicain, de proposer à la Commission des amendements de suppression des articles de cette proposition de loi.