Intervention de Jérôme Lambert

Réunion du 5 octobre 2016 à 16h15
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJérôme Lambert, rapporteur :

La proposition de résolution européenne que notre commission examine aujourd'hui porte sur un sujet qu'elle connaît bien mais qui est désormais d'une actualité brûlante : l'Accord économique et commercial global (AECG ou, en anglais, CETA), c'est-à-dire l'accord commercial entre l'Union européenne et le Canada.

Les négociations de l'AECG, qui ont été lancées en mai 2009, sont conclues depuis septembre 2014 et le texte définitif de l'accord, après « toilettage juridique », a été rendu public en février dernier. Nous sommes donc aujourd'hui dans la dernière ligne droite puisque la signature officielle de cet accord est attendue le 27 octobre prochain, lors de la venue à Bruxelles du Premier ministre canadien pour le sommet UE-Canada.

Cependant, la signature de l'AECG, autorisée par le Conseil sur proposition de la Commission européenne, ne sera pas suffisante pour une entrée en vigueur complète et définitive de cet accord. Elle devrait être complétée par les actes suivants :

– l'approbation de l'accord par le Parlement européen ;

– la conclusion de l'accord, autorisée par le Conseil sur proposition de la Commission, si l'accord a été préalablement approuvé par le Parlement européen.

La procédure est par ailleurs compliquée par le fait que l'AECG est un accord « mixte », c'est-à-dire qu'il comporte à la fois des dispositions relevant de la compétence exclusive de l'Union européenne et des dispositions relevant de la compétence des États-membres. Ce fait a pour conséquence que la conclusion de l'AECG ne pourra intervenir qu'une fois celui-ci ratifié par l'ensemble des États-membres selon leur procédure nationale, ce qui peut prendre plusieurs années.

C'est pourquoi la Commission européenne souhaite une entrée en vigueur provisoire de l'AECG, qui ne porterait que sur les dispositions relevant de la compétence exclusive de l'Union européenne.

Voilà pour les rappels concernant la procédure et le contexte de l'AECG. Ils sont nécessaires pour comprendre la portée de cette proposition de résolution européenne.

L'AECG est souvent présenté, notamment par le gouvernement, comme un bon accord. Il est vrai qu'il contient des dispositions qui sont a priori favorables à l'Union européenne et, en particulier, à notre pays. C'est ainsi que l'AECG ouvre largement les marchés publics canadiens, y compris au niveau subfédéral, et qu'il protège 173 indications géographiques européennes, dont 42 françaises (incluant 28 appellations fromagères).

Cependant, l'AECG comporte également des risques juridiques et son entrée en vigueur provisoire placerait les peuples européens dans une impasse démocratique.

L'incertitude est grande, en effet, s'agissant de la conformité de l'AECG avec le droit européen comme avec certains droits constitutionnels nationaux. Il y a un an, en octobre 2015, un collectif de juristes rassemblés au sein de l'ONG ClientEarth a publié une étude soulevant de sérieux doutes quant à la compatibilité avec le droit européen du mécanisme de règlement des différends entre les États et les investisseurs (RDIE ou, en anglais, ISDS). Plus récemment, l'Association allemande des juges a souligné également la fragilité juridique de ce RDIE, y compris dans sa nouvelle formule de Cour permanente d'investissement.

En effet, comme vous le savez, par un « tour de passe-passe », la Commission a substitué aux tribunaux arbitraux privés initialement prévus par l'AECG un système de Cour permanente d'investissement qu'elle a réussi à faire accepter in extremis aux Canadiens. Mais selon l'Association des juges allemands, c'est un simple changement de dénomination qui ne règle en rien les problèmes juridiques posés par le RDIE. En particulier, ils doutent que l'Union européenne ait la compétence pour créer une telle juridiction qui interfère nécessairement avec les systèmes législatifs et judiciaires des États-membres.

Enfin, cet été, une plainte a été déposée en Allemagne contre l'AECG, devant la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, à laquelle se sont jointes plus de 100 000 personnes.

En outre, le souhait de la Commission d'une entrée en vigueur provisoire de l'AECG risque de nous conduire dans une impasse démocratique. Comme je l'ai déjà indiqué, l'AECG est un accord mixte qui devra donc être ratifié par l'ensemble des États-membres. S'il faut se réjouir de voir les Parlements nationaux intégrés dans le processus, leur vote risque d'être privé de toute portée par l'entrée en vigueur provisoire.

Certes, cette entrée en vigueur provisoire ne porte, par principe, que sur les dispositions relevant exclusivement de la compétence de l'Union européenne mais force est de reconnaître que ces dernières représentent l'essentiel de ces accords. En outre, une fois entré en vigueur provisoire, il n'est pas certain que le rejet d'un accord par un Parlement national entraîne sa nullité complète. Il est au contraire plus que probable que les dispositions relevant de la compétence exclusive de l'Union et déjà en vigueur le restent, privant ainsi de quasiment toute sa portée le vote des représentants du peuple concerné.

Par conséquent, bien que reconnu « mixte », une entrée en vigueur provisoire de l'AECG, telle que le souhaite aujourd'hui la Commission européenne, réduirait à sa plus simple expression le débat démocratique sur cet accord dans les États-membres.

La présente proposition de résolution européenne a donc pour objet de prévenir le risque juridique d'incompatibilité entre l'AECG et le droit européen et d'assurer une réelle portée au contrôle démocratique des Parlements nationaux sur la politique commerciale. Elle demande donc au gouvernement :

– de s'opposer, au Conseil, à toute entrée en vigueur provisoire de l'AECG jusqu'à ce que l'ensemble des procédures nationales de ratification soient achevées. C'est à cette seule condition que le vote des Parlements nationaux et, le cas échéant, un rejet de l'accord, aura une véritable portée.

– de saisir la Cour de Justice de l'Union européenne afin de s'assurer de la compatibilité de l'AECG avec le droit européen. Naturellement, il convient d'attendre l'avis de la Cour avant de signer l'accord, à supposer qu'il soit favorable.

Je propose donc, en tant que rapporteur, que notre commission adopte cette proposition de résolution, modifiée le cas échéant par les amendements que j'ai déposés.

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