Comme je l’ai déjà dit au nom de mon groupe en commission, je vous remercie, monsieur le rapporteur, ainsi que vos collègues, d’avoir permis à notre assemblée de débattre de la place du défibrillateur cardiaque dans la chaîne de l’urgence et, plus largement, d’ouvrir le débat sur la question sensible de la mort subite en France. Je note d’ailleurs que notre collègue Pierre Morel-A-L’Huissier, dès 2011, et plus près de nous Xavier Bertrand, en 2014, vous avaient précédé en déposant des propositions de loi relatives au défibrillateur automatisé externe. C’est une question de santé publique qui mérite toute notre attention. Sur ce sujet, la répétition n’est pas inutile : je vais m’y atteler tout de suite.
La mort subite représente près de 10 % des décès en France, soit 40 000 à 50 000 décès par an selon les sources. C’est dix fois plus que les accidents de la route. Elle frappe des individus en bonne santé apparente, parfois très jeunes – un décès sur dix concerne un jeune entre 1 et 22 ans.
Vous l’avez déjà dit : dans 70 % des cas, l’arrêt cardiocirculatoire survient devant un témoin. Le comportement et l’action des premiers témoins sont donc déterminants pour la survie des victimes. La panique, la peur de nuire ou la sidération sont compréhensibles lorsque l’on n’a jamais été confronté à une telle situation, car intervenir sur un arrêt cardiocirculatoire ne s’improvise pas. Pourtant, cette intervention est capitale : c’est une course contre une mort illégitime qui s’engage, et chaque minute perdue réduit de 7 % à 10 % les chances de survie de la victime.
Rappelons-nous également que près des trois quarts de ces arrêts cardiocirculatoires surviennent à domicile, contre 10 % sur la voie publique, 1 % à 2 % sur le lieu de travail et 1 % à 2 % dans une installation sportive.
La prise en charge de ces situations dramatiques a été codifiée dès les années 80. Sous l’impulsion de l’équipe du docteur Richard Cummins à Seattle en 1991, le protocole de sauvetage a été peaufiné et simplifié avant de devenir une référence internationale.
En 2007, un rapport de l’Académie de médecine sur la prise en charge extrahospitalière de l’arrêt cardiaque, puis les recommandations du Conseil français de réanimation cardiopulmonaire sur la défibrillation par un public non soignant ont tracé des pistes d’amélioration en France en insistant sur plusieurs points clés que je veux rappeler rapidement.
D’une part, comme l’a rappelé Mme la secrétaire d’État, il convenait de simplifier le message à délivrer au public, basé sur le triptyque « appeler-masser-défibriller », de privilégier désormais une initiation aux premiers secours brève, de moins d’une heure et répétée régulièrement, et de réserver une formation plus poussée à certains publics cibles.
D’autre part, l’action publique devait passer par la diffusion de défibrillateurs automatisés externes facilement accessibles dans les lieux publics, les lieux à forte densité résidentielle, les lieux de travail, les centres commerciaux et sportifs, les gares, les aéroports et les moyens de transport.
À ce propos, une étude française déjà ancienne conduite par l’équipe du professeur Jouven, expert en ces sujets, avait référencé et géolocalisé tous les arrêts cardiaques survenus sur la voie publique entre 2000 et 2010, afin de réaliser une première cartographie. Les résultats montraient que la fréquence des arrêts cardiaques dans une zone donnée n’avait pas de lien avec la densité de population, mais qu’elle était à l’inverse fortement associée à la fréquentation de ce lieu, c’est-à-dire avec le nombre de personnes qui y transitent au cours d’une journée. L’exemple des cinq principales gares parisiennes est frappant : elles occupent moins de 1 % de la surface de la capitale, mais concentrent près de 20 % du nombre total d’arrêts cardiaques. Ces gares représentent un risque cinq fois plus important que les musées, par exemple, qui sont tout autant fréquentés. Le stress pourrait être un facteur favorisant l’arrêt cardiaque.
J’en reviens aux recommandations des experts de l’Académie de médecine et du Conseil français de réanimation cardiopulmonaire. Ces derniers soulevaient également la question des lieux difficilement accessibles et nécessitant encore aujourd’hui un temps d’intervention de trente minutes ou plus. Enfin, ils soulignaient la nécessité de mettre en place une bonne signalétique, d’assurer la maintenance des défibrillateurs et d’engager des recherches importantes afin d’évaluer les stratégies mises en place.
Depuis, la réglementation a bien sûr pris en compte certaines de ces recommandations. Le décret du 4 mai 2007 a permis l’utilisation des défibrillateurs automatisés externes par des personnes n’étant pas médecins. L’arrêté du 6 novembre 2009 a prévu l’initiation du grand public à l’utilisation de ces appareils en une heure. L’arrêté du 16 août 2010 a traité de la signalisation des défibrillateurs dans les lieux publics en harmonisant les pictogrammes conformément aux recommandations internationales. Le recensement et la localisation des défibrillateurs sur le territoire français restent cependant très imparfaits. Selon les études, qui fournissent des chiffres variables et très imprécis, on peut aujourd’hui évaluer le nombre de défibrillateurs disponibles autour de 120 000.
Pour que le succès soit au rendez-vous et que nous puissions améliorer significativement le taux de survie des victimes, qui se situe actuellement en France entre 5 et 7 %, il faut appeler à l’implication et la coordination de tous les acteurs publics et privés, de l’État au travers des ministères concernés, des collectivités dont beaucoup sont prêtes – vous l’avez dit, monsieur le rapporteur –, des entreprises et de l’ensemble de nos concitoyens. Cela nécessite la réalisation d’un diagnostic précis de la situation existante, tant sur l’initiation et la formation du public aux gestes de premier secours que sur la connaissance précise du parc de défibrillateurs sur le territoire, de leur accessibilité et de tous les protocoles de maintenance. Il est impératif que les protocoles d’intervention soient établis sous la responsabilité des professionnels de l’urgence, notamment lorsqu’il s’agit de choisir le site d’implantation d’un défibrillateur.
J’ajoute un élément clé : la nécessité d’accompagner nos équipes de recherche pluridisciplinaires spécialisées sur cette question de la mort subite. Je profite de cette tribune pour saluer l’excellence de nos centres experts, avec l’équipe du professeur Jouven à Paris et celle du professeur Probst à Nantes. D’autres centres hospitalo-universitaires traitent largement des sujets de clinique génétique, notamment le CHU de Lille. Ces équipes font avancer la connaissance sur les morts subites sans étiologie ; elles dépistent et accompagnent les membres des familles à haut risque, évitant ainsi des morts que je qualifierais de « génétiquement programmées ».
Toujours sur le plan réglementaire, l’arrêté du 31 août 2012 a établi un formulaire unique de recueil des données relatives à l’installation et à l’utilisation des défibrillateurs par les équipes de secours. Ces données sont destinées à une base de données gérée par l’unité INSERM 970 du professeur Jouven à Paris.
Monsieur le rapporteur, votre proposition de loi me permet de dérouler la pelote d’un sujet particulièrement sensible. Je souhaite m’arrêter sur deux points, avant d’en venir au texte adopté en commission et aux amendements dont nous débattrons tout à l’heure.
Mon premier point concerne la mort subite des personnes pratiquant des activités physiques et sportives. Je m’appuie toujours sur les travaux de l’équipe du professeur Jouven, à Paris, et de l’Académie de médecine d’octobre 2013.
La mort subite d’un sujet jeune apparemment en bonne santé est souvent qualifiée de décès illégitime. Il faut savoir que les trois sports qui entraînent le plus grand nombre de cas de morts subites dans notre pays sont le cyclisme, pratiqué par beaucoup de Français, la course à pied et le football. L’immense majorité de ces morts subites – 95 % – concernent des hommes, dont la moitié ont moins de 45 ans, et seulement 30 ans pour les footballeurs et les basketteurs. Il y a une dizaine d’années, une étude menée à Paris par le professeur Jouven avait estimé que ces cas de morts subites concernaient huit décès pour un million. Il y en aurait aujourd’hui entre 800 et 1 000 par an.
Ces décès sont souvent liés à la complication d’une cardiopathie débutante non diagnostiquée. Dans un cas sur deux, on retrouve la notion d’efforts importants ou moyens ; dans l’autre moitié des cas, il n’y a pas eu d’effort significatif. Dans la plupart des cas, ce drame n’est pas lié au dopage, contrairement à ce qui avait été affirmé dans les médias à plusieurs reprises, bien que la recherche de substances psychoactives s’avère indispensable. En France a été créé un registre national prospectif du sportif, qui a vocation à l’exhaustivité.
Le deuxième point que je souhaite évoquer devant vous, toujours dans le cadre de la mort subite, est celui de l’autopsie médico-scientifique – à ne pas confondre avec l’autopsie médico-légale et le don d’organe –, qui est malheureusement presque en voie de disparition en France. J’exagère peut-être… En tout cas, elle est un peu tombée en désuétude. Je résumerai ici, très succinctement, les conclusions et les préconisations publiées en 2015 par un groupe de travail de l’Académie de médecine.
Le nombre des autopsies médicales est en constant déclin dans notre pays depuis la seconde moitié du XXe siècle, et les études menées sur la mort subite chez les sportifs confirment cette désaffection. L’autopsie virtuelle, souvent pratiquée, encore plus à l’étranger que dans notre pays, n’a pas encore remplacé l’autopsie dite classique, qui reste utile.
Nous savons que l’autopsie médicale systématiquement proposée aux parents dans le cadre de la mort inattendue du nourrisson est désormais bien acceptée. Il semble donc possible, dans le respect de principes éthiques, d’expliquer les bénéfices attendus de la même démarche autopsique chez l’adulte dans le but de prévenir une récidive familiale. En effet, c’est le caractère génétique héréditaire de l’affection qui doit retenir toute l’attention, et de nombreuses équipes pluridisciplinaires françaises travaillent au dépistage familial.
L’Académie de médecine recommande que ces autopsies soient pratiquées dans des centres agréés, en s’appuyant d’ores et déjà sur des centres de référence existants. Elle propose que leur financement soit assuré au titre des missions d’intérêt général et d’aide à la contractualisation – MIGAC – ou des missions d’enseignement, de recherche, de référence et d’innovation – MERRI –, et que des campagnes d’information sur leur utilité pour la santé publique soient programmées.
Pour aller vers cet objectif, il convient également de renforcer ou de recréer les équipes de médecins spécialistes et de personnels qualifiés capables de pratiquer ces autopsies dans les meilleures conditions, en respectant les critères de qualité aujourd’hui parfaitement codifiés.
Je rappelle que l’article L. 1211-2 du code de la santé publique permet de réaliser des autopsies malgré l’opposition de la personne décédée, en cas de nécessité impérieuse pour la santé publique et en l’absence d’autres procédés permettant d’obtenir une certitude diagnostique sur la cause de la mort. La loi prévoyait qu’un arrêté du ministre chargé de la santé vienne préciser les pathologies et les situations justifiant la réalisation des autopsies médicales dans ces conditions – sauf que cet arrêté n’a jamais été pris, madame la secrétaire d’État !
Il reste une difficulté que je veux souligner : celle du transport des victimes décédées vers un établissement de santé, même si le décret du 28 janvier 2011 relatif aux opérations funéraires a facilité l’organisation des opérations de transport des corps en portant le délai maximal de mise en bière à quarante-huit heures à compter du décès. La ministre des affaires sociales et de la santé, Marisol Touraine, a pris en compte cette question en prévoyant, à l’article 44 du prochain projet de loi de financement de la Sécurité sociale, que le transport des nourrissons victimes de mort subite vers les centres experts par les équipes mobiles d’urgence serait désormais considéré comme un transport sanitaire. Je salue cette initiative et je déposerai un amendement visant à étendre cette avancée au transport des victimes de mort subite au cours d’activités physiques ou sportives depuis l’installation sportive.
J’espère que ce long plaidoyer pour l’accompagnement de nos chercheurs ne vous a pas trop assommés.