Intervention de Enrico Letta

Réunion du 5 octobre 2016 à 8h30
Commission des affaires européennes

Enrico Letta, ancien Premier ministre d'Italie, président de l'Institut Jacques DelorsNotre Europe :

L'invitation que vous m'avez faite de venir partager avec vous quelques réflexions sur l'état de l'Europe et son avenir m'honore. Le fait que le centre de mes activités, à la présidence de l'Institut Jacques Delors et à l'École des affaires internationales de Sciences Po, soit désormais à Paris, me donne des perspectives variées sur les sujets que vous avez abordés.

Je fus membre du Parlement italien de 2001 à 2004 puis de 2006 à 2015, et député européen de 2004 à 2006. Ces deux expériences m'avaient déjà convaincu – et je le suis plus que jamais – que les assemblées parlementaires ont un rôle décisif à jouer dans la construction de l'Europe. Parce qu'elles en ont trop longtemps été tenues à l'écart, l'Union européenne, bâtie par les seuls gouvernements, souffre d'un grave problème de légitimité. Les parlements nationaux et le Parlement européen doivent travailler ensemble, dans une dynamique visant à démocratiser l'Union davantage encore et à rapprocher les peuples de la construction européenne. Pour avoir également participé au Conseil européen, je puis affirmer que ce n'est pas faire prendre la bonne voie à l'Europe que de donner aux gouvernements un rôle prédominant. Un rééquilibrage s'impose : c'est une condition essentielle de la relance de l'idée européenne, j'en ai la conviction profonde.

J'insiste sur la nécessité d'un travail commun. L'esprit de compétition et la méfiance réciproque qui affleurent trop souvent entre les parlements nationaux et le Parlement européen sont sans objet et doivent être éliminés absolument puisque les rôles sont différents mais complémentaires. Il faut en finir avec une situation telle que, le rôle des parlements nationaux dans la construction européenne n'étant pas assez marqué, ils n'y accordent depuis des décennies qu'une attention marginale. Vous aurez compris que, de mon point de vue, toute réflexion sur la relance de l'Union suppose, pour commencer, de revoir la place accordée aux parlements dans la construction européenne.

Cela me conduit à évoquer le désarroi des Européens et leur manque de confiance envers l'Union et même l'idée européenne. On ne saurait concevoir l'Union contre les citoyens mais partout la méfiance se manifeste, et parfois même le désespoir. Comment provoquer un sursaut de confiance ? Le Conseil européen de Lisbonne s'est engagé en faveur de l'Europe de la connaissance mais, pour les raisons objectives que sont le rejet du traité constitutionnel et la crise qui s'éternise depuis 2008, tout ce qui, dans la construction européenne, n'est pas l'euro et l'économie pure et simple est à l'arrêt depuis une quinzaine d'années. Il en résulte que, pour ses citoyens, l'Europe est devenue synonyme d'économie, de finance et d'euro. Ce tournant a changé la donne : on a oublié que l'Union n'est pas que cela. De plus, laisser prospérer l'idée que l'Europe se concentre sur ces seuls volets, c'est permettre à des citoyens européens frappés par la crise économique, parfois très durement – rappelons-nous que le taux de chômage des jeunes est monté jusqu'à 40 % en Italie, 50 % en Espagne, 60 % en Grèce ! – de trouver en l'Union un bouc émissaire tout désigné : si l'Europe c'est l'économie et la finance et que l'économie va si mal, il est normal de considérer qu'elle est responsable de tout.

Autant dire qu'il n'y aura pas de relance de l'idée européenne possible aussi longtemps que l'action de l'Union restera circonscrite à la finance, à l'économie et à l'euro, aussi longtemps que l'on ne redonnera pas du souffle aux idées qui ont sous-tendu sa création et dont l'importance est plus grande encore qu'il y a soixante ans. Nos pays doivent former un ensemble uni car c'est le seul moyen dont ils disposent pour pouvoir, demain, influencer la marche du monde. Outre cela, nous sommes confrontés, en matière de paix et de stabilité, à des défis qui appellent une réaction collective. Qu'il s'agisse de la sécurité, mise à mal par le terrorisme, ou de la gestion des migrations, il est évident que des réponses nationales ne suffiront pas à régler des problèmes supranationaux. Seule une réponse européenne concertée peut donner aux citoyens des raisons d'espérer.

Plusieurs raisons imposent donc de raffermir le projet européen. La première est que, dans le futur, le poids économique des grands pays, en Asie notamment, s'accroîtra encore. Ensemble, les pays membres de l'Union européenne auront la taille nécessaire pour négocier avec eux – une négociation que chaque pays européen pris isolément aurait bien du mal à conduire à son avantage. Il faut songer pour s'en convaincre que lorsque le G7 a été constitué, il comptait quatre pays européens ; si l'on s'avisait, dans quinze ans, de créer une instance à laquelle ne pourraient adhérer que les économies aux caractéristiques équivalentes à celles qui avaient été retenues en 1975, le « G7 nouveau » n'en compterait plus aucun… L'influence que l'on peut exercer dans le monde dépend du poids que l'on a, et le fait d'être rassemblés au sein d'une Union rendra les Européens plus forts dans le monde de demain. La COP21 a d'ailleurs démontré que l'Europe est forte et influente quand elle sait être unie.

La relance de l'Union est également nécessaire pour maintenir la paix et la stabilité d'une région du monde autour de laquelle les guerres s'amplifient, créant l'instabilité. Les réfugiés arrivant en Europe proviennent de Syrie, d'Irak, d'Afghanistan et des pays de la corne de l'Afrique, tous pays en guerre – et le problème libyen est encore devant nous. À cette situation, il convient de donner une réponse commune efficace ; jusqu'à présent, la réponse européenne n'a pas été à la hauteur du défi, ni pour la lutte contre le terrorisme ni pour la gestion de l'urgence migratoire.

Le problème de l'Union est d'ordre politique. Ses dirigeants doivent reprendre à leur compte les conceptions originelles des pères fondateurs et remettre de la chaleur là où il n'y a plus que froideur économique et financière. Ils doivent tenir compte des besoins de tous les Européens et non, seulement, de la frange cosmopolite des citoyens de l'Union polyglottes et voyageurs. Ceux-là ne sont en réalité qu'une minorité. Je le constate dans ma région, la Toscane, et dans ma ville, Pise. La très grande majorité des Pisans vivent principalement dans leur cité, ils ont besoin de certitudes et de sécurité ; ils attendent des institutions européennes qu'elles les leur donnent, non qu'elles leur apportent des réponses d'une grande froideur et souvent négatives.

Pour être franc, je n'ai pas décelé dans les décisions prises à Bratislava la hauteur de vue qui aurait pu faire espérer des solutions adéquates. J'ai été très frappé que le pays hôte ait signé avec les autres pays du groupe de Višegrad un document inconcevable à tous égards. La raison politique de ce geste est connue : c'est une tentative de récupération de certaines pulsions à l'oeuvre au sein de la population. Mais, loin de régler le problème, c'est une excellente manière d'exacerber les incertitudes et de compliquer la situation. L'état d'esprit du groupe de Višegrad étant celui que l'on sait et la Slovaquie étant le pays organisateur, le sommet pouvait difficilement parvenir à un résultat plus encourageant. Il n'empêche que l'on n'ira pas très loin avec la feuille de route adoptée à Bratislava, puisqu'on y lit en filigrane l'idée politique parfaitement claire qu'en raison de la suite d'élections nationales à venir, rien ne doit changer avant septembre 2017. Or, c'est une bien mauvaise idée de penser que l'on peut ne rien faire pendant une année complète et se retrouver dans un an comme si de rien n'était, parce que l'on aura entre-temps résolu toutes les crises nationales par la magie des élections. Si l'on s'en tient à cette feuille de route, on se trouvera à cette date avec une Europe entièrement détricotée.

L'expérience que j'ai accumulée au cours des années passées me porte à considérer que les traités et les règles sont évidemment importants mais que la politique l'est plus encore. J'en donnerai pour exemple la modification de l'équilibre des pouvoirs qui a eu lieu au sein de l'Union européenne. Du temps de Jacques Delors et par la suite encore, la Commission européenne a toujours eu un rôle central. Le Conseil européen, devenu pendant la crise la salle des machines de l'Europe, s'est maintenant substitué à la Commission. Chacun sait que les traités donnent l'exclusivité de l'initiative législative à la Commission, et c'est le domaine dans lequel Jacques Delors et les Commissions passées ont obtenu les plus grands succès – ainsi d'Erasmus, ou du marché unique. Aujourd'hui, avant de prendre une initiative, la Commission attend le feu vert politique du Conseil européen, ou qu'il la saisisse ; c'est un changement complet. Le plus étrange est que les traités adoptés en 2012 ont conféré à la Commission un nouveau pouvoir qui, formellement, devrait la renforcer ; en réalité, rien n'est fait pour lui redonner du poids.

L'évolution future de l'Union européenne est un sujet éminemment politique, puisqu'elle dépendra des objectifs et des missions qui seront fixés à l'Union. De mon point de vue, sans qu'il soit besoin de modifier les traités pour le moment – ce qui serait très compliqué et, institutionnellement, presque impraticable –, il faudrait, au cours des prochains mois, définir quelques missions nouvelles pour l'Union, les porter clairement à la connaissance des peuples et, surtout, ne pas s'en tenir à les annoncer. Elles devront se traduire en pratique, qu'il s'agisse de la sécurité, du renforcement de l'union économique et monétaire (UEM) ou du travail des jeunes – toutes missions, à mon sens, essentielles.

Le domaine d'intervention principal est probablement celui de la sécurité. Les peuples d'Europe doivent pouvoir constater que des mesures concrètes sont prises. Ainsi, le corps européen de garde-frontières et garde-côtes dont la création a été décidée doit être installé et rendu opérationnel sans tarder, dans les trois mois à venir au plus, sans que l'on se limite à améliorer la coordination des forces existantes. Le nouveau corps doit cesser d'être une abstraction et commencer de surveiller étroitement les frontières extérieures de l'Union. Ainsi restaurera-t-on la confiance des citoyens des pays qui n'ont pas de frontières extérieures : ils constateront que le problème est géré comme il se doit, et ne considéreront plus, comme ils le font actuellement – ce qui mine les relations entre les pays méditerranéens et ceux du Nord de l'Union – que les autres pays ne font pas leur travail et laissent entrer sur le territoire de l'Union des migrants qui n'en ont pas le droit. Cette mission doit être partagée.

En matière de sécurité encore, j'observe qu'aussitôt après qu'un attentat a été commis, on annonce de grandes décisions et de nouvelles lois qui, les semaines passant, ne sont pas suivies d'effet. S'il est un domaine dans lequel il faut faire davantage à l'échelle européenne, c'est en matière de renseignement. Toutes les autorités nationales doivent manifester auprès de leurs services respectifs la volonté politique de partager réellement les informations, sinon l'Union ne pourra pas réagir efficacement et les citoyens d'Europe constateront que les terroristes sont hors contrôle.

D'autre part, dans un contexte caractérisé par le Brexit, la fragilité de l'économie grecque et la situation de certains établissements bancaires européens, l'euro peut être frappé par une nouvelle tempête, et rapidement. Or le toit de la maison n'est pas en état de supporter un nouveau choc. L'euro a été sauvé une première fois par M. Mario Draghi et la Banque centrale européenne (BCE), mais l'on ne peut demander à la BCE de faire plus. C'est pourquoi l'Institut Jacques Delors et la Fondation Bertelsmann ont présenté il y a quelques jours, dans un rapport conjoint, des propositions tendant à améliorer le mécanisme européen de stabilité et à renforcer l'union bancaire et la convergence. Ces mesures, qui peuvent être prises sans modifier les traités, sont indispensables pour que l'euro résiste si un ouragan se lève, ce qui est possible.

Enfin, on attend de l'Union européenne des initiatives visibles et fructueuses en faveur de l'emploi, singulièrement du travail des jeunes. L'Institut Jacques Delors a beaucoup travaillé à la création du programme Erasmus pro, conçu pour permettre à des apprentis d'acquérir une qualification professionnelle dans un autre pays de l'Union. Ce serait l'une de ces réalisations concrètes qui montrent aux citoyens que l'Union européenne est davantage qu'une froide machine uniquement destinée à vérifier que les déficits publics sont bien inférieurs à 3 % des PIB nationaux. Pourtant, on discute d'Erasmus pro depuis des mois au niveau européen sans aboutir à des décisions pratiques.

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