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COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES

Mercredi 5 octobre 2016

Audition, sur l'avenir de l'Europe, de M. Enrico Letta, ancien Premier Ministre d'Italie, président de l'Institut Jacques Delors – Notre Europe

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Nous sommes heureux de recevoir M. Enrico Letta, que je remercie d'avoir eu la gentillesse de répondre à notre invitation. Nous démarrons avec vous, Monsieur le président, un cycle d'auditions sur l'avenir de l'Union. Ces auditions visent à nous aider à prendre du recul, dans une période extrêmement troublée, et à formuler des propositions.

Fin connaisseur des affaires européennes, Européen convaincu et engagé, vous êtes actuellement président de l'un des principaux think-tanks français qui réfléchit aux questions européennes, l'Institut Jacques Delors - Notre Europe. En Italie, vous avez été ministre pour les affaires communautaires entre 1998 et 1999, député européen de 2004 à 2006, président du Conseil en 2013 et 2014. Votre éclairage sur la situation actuelle est important dans une période où la configuration Paris-Rome-Berlin est de plus en plus présente – et, vous le savez, nous nous sommes battus depuis le début de la législature pour que Rome soit associée au couple franco-allemand – mais reste fragile, comme l'ont montré les critiques formulées par le Président du Conseil Matteo Renzi à l'issue du sommet de Bratislava, notamment sur le traitement de la question des réfugiés. Sans doute nous direz-vous quelques mots de l'euroscepticisme, qui monte dans la population italienne comme il est monté dans la population française.

Ma première question est provocatrice : trois mois après le référendum britannique, croyez-vous que l'on puisse encore sauver l'Union ? Plus précisément, pensez-vous que les décisions prises lors du sommet de Bratislava y contribueront, ou s'est-on limité à traiter de business as usual ?

Comment envisagez-vous la suite de la construction européenne ? Doit-elle se faire autour d'un noyau dur d'États voulant aller plus loin – « l'Europe des avant-gardes » ? Ne court-on pas le risque de créer une Europe « à la carte » ou au minimum à plusieurs vitesses ? Que pensez-vous de la proposition de la Fondation Bruegel, qui a fait beaucoup de bruit en suggérant un « partenariat continental » qui permettrait de formaliser une Union à deux vitesses ?

Quelle est votre appréciation sur l'évolution de la Pologne et la Hongrie et leurs liens avec les autres pays de l'Union, singulièrement au lendemain du référendum « raté » sur la politique européenne de répartition des réfugiés voulu par M. Viktor Orbán ? Quel jugement portez-vous sur l'état du moteur franco-allemand ?

Pensez-vous possible et, surtout, souhaitable de procéder à de nouvelles réformes institutionnelles à moyen terme, ou bien le nouveau souffle dont l'Union a si grand besoin doit-il s'obtenir par d'autres types de réformes ? Comment approfondir la démocratie et l'espace politique européens, et quel rôle donner aux Parlements nationaux dans ce cadre ? Peuvent-ils être un des éléments de la relance de l'Union européenne ? Enfin, l'Union s'est construite au lendemain des atrocités de la Deuxième guerre mondiale pour garantir l'amitié entre les peuples. Alors que les idées extrémistes se propagent et que la haine resurgit malheureusement dans presque tous les pays membres, pensez-vous qu'il y a un avenir pour l'idéal de paix que représentait l'Union européenne ?

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Enrico Letta, ancien Premier ministre d'Italie, président de l'Institut Jacques DelorsNotre Europe

L'invitation que vous m'avez faite de venir partager avec vous quelques réflexions sur l'état de l'Europe et son avenir m'honore. Le fait que le centre de mes activités, à la présidence de l'Institut Jacques Delors et à l'École des affaires internationales de Sciences Po, soit désormais à Paris, me donne des perspectives variées sur les sujets que vous avez abordés.

Je fus membre du Parlement italien de 2001 à 2004 puis de 2006 à 2015, et député européen de 2004 à 2006. Ces deux expériences m'avaient déjà convaincu – et je le suis plus que jamais – que les assemblées parlementaires ont un rôle décisif à jouer dans la construction de l'Europe. Parce qu'elles en ont trop longtemps été tenues à l'écart, l'Union européenne, bâtie par les seuls gouvernements, souffre d'un grave problème de légitimité. Les parlements nationaux et le Parlement européen doivent travailler ensemble, dans une dynamique visant à démocratiser l'Union davantage encore et à rapprocher les peuples de la construction européenne. Pour avoir également participé au Conseil européen, je puis affirmer que ce n'est pas faire prendre la bonne voie à l'Europe que de donner aux gouvernements un rôle prédominant. Un rééquilibrage s'impose : c'est une condition essentielle de la relance de l'idée européenne, j'en ai la conviction profonde.

J'insiste sur la nécessité d'un travail commun. L'esprit de compétition et la méfiance réciproque qui affleurent trop souvent entre les parlements nationaux et le Parlement européen sont sans objet et doivent être éliminés absolument puisque les rôles sont différents mais complémentaires. Il faut en finir avec une situation telle que, le rôle des parlements nationaux dans la construction européenne n'étant pas assez marqué, ils n'y accordent depuis des décennies qu'une attention marginale. Vous aurez compris que, de mon point de vue, toute réflexion sur la relance de l'Union suppose, pour commencer, de revoir la place accordée aux parlements dans la construction européenne.

Cela me conduit à évoquer le désarroi des Européens et leur manque de confiance envers l'Union et même l'idée européenne. On ne saurait concevoir l'Union contre les citoyens mais partout la méfiance se manifeste, et parfois même le désespoir. Comment provoquer un sursaut de confiance ? Le Conseil européen de Lisbonne s'est engagé en faveur de l'Europe de la connaissance mais, pour les raisons objectives que sont le rejet du traité constitutionnel et la crise qui s'éternise depuis 2008, tout ce qui, dans la construction européenne, n'est pas l'euro et l'économie pure et simple est à l'arrêt depuis une quinzaine d'années. Il en résulte que, pour ses citoyens, l'Europe est devenue synonyme d'économie, de finance et d'euro. Ce tournant a changé la donne : on a oublié que l'Union n'est pas que cela. De plus, laisser prospérer l'idée que l'Europe se concentre sur ces seuls volets, c'est permettre à des citoyens européens frappés par la crise économique, parfois très durement – rappelons-nous que le taux de chômage des jeunes est monté jusqu'à 40 % en Italie, 50 % en Espagne, 60 % en Grèce ! – de trouver en l'Union un bouc émissaire tout désigné : si l'Europe c'est l'économie et la finance et que l'économie va si mal, il est normal de considérer qu'elle est responsable de tout.

Autant dire qu'il n'y aura pas de relance de l'idée européenne possible aussi longtemps que l'action de l'Union restera circonscrite à la finance, à l'économie et à l'euro, aussi longtemps que l'on ne redonnera pas du souffle aux idées qui ont sous-tendu sa création et dont l'importance est plus grande encore qu'il y a soixante ans. Nos pays doivent former un ensemble uni car c'est le seul moyen dont ils disposent pour pouvoir, demain, influencer la marche du monde. Outre cela, nous sommes confrontés, en matière de paix et de stabilité, à des défis qui appellent une réaction collective. Qu'il s'agisse de la sécurité, mise à mal par le terrorisme, ou de la gestion des migrations, il est évident que des réponses nationales ne suffiront pas à régler des problèmes supranationaux. Seule une réponse européenne concertée peut donner aux citoyens des raisons d'espérer.

Plusieurs raisons imposent donc de raffermir le projet européen. La première est que, dans le futur, le poids économique des grands pays, en Asie notamment, s'accroîtra encore. Ensemble, les pays membres de l'Union européenne auront la taille nécessaire pour négocier avec eux – une négociation que chaque pays européen pris isolément aurait bien du mal à conduire à son avantage. Il faut songer pour s'en convaincre que lorsque le G7 a été constitué, il comptait quatre pays européens ; si l'on s'avisait, dans quinze ans, de créer une instance à laquelle ne pourraient adhérer que les économies aux caractéristiques équivalentes à celles qui avaient été retenues en 1975, le « G7 nouveau » n'en compterait plus aucun… L'influence que l'on peut exercer dans le monde dépend du poids que l'on a, et le fait d'être rassemblés au sein d'une Union rendra les Européens plus forts dans le monde de demain. La COP21 a d'ailleurs démontré que l'Europe est forte et influente quand elle sait être unie.

La relance de l'Union est également nécessaire pour maintenir la paix et la stabilité d'une région du monde autour de laquelle les guerres s'amplifient, créant l'instabilité. Les réfugiés arrivant en Europe proviennent de Syrie, d'Irak, d'Afghanistan et des pays de la corne de l'Afrique, tous pays en guerre – et le problème libyen est encore devant nous. À cette situation, il convient de donner une réponse commune efficace ; jusqu'à présent, la réponse européenne n'a pas été à la hauteur du défi, ni pour la lutte contre le terrorisme ni pour la gestion de l'urgence migratoire.

Le problème de l'Union est d'ordre politique. Ses dirigeants doivent reprendre à leur compte les conceptions originelles des pères fondateurs et remettre de la chaleur là où il n'y a plus que froideur économique et financière. Ils doivent tenir compte des besoins de tous les Européens et non, seulement, de la frange cosmopolite des citoyens de l'Union polyglottes et voyageurs. Ceux-là ne sont en réalité qu'une minorité. Je le constate dans ma région, la Toscane, et dans ma ville, Pise. La très grande majorité des Pisans vivent principalement dans leur cité, ils ont besoin de certitudes et de sécurité ; ils attendent des institutions européennes qu'elles les leur donnent, non qu'elles leur apportent des réponses d'une grande froideur et souvent négatives.

Pour être franc, je n'ai pas décelé dans les décisions prises à Bratislava la hauteur de vue qui aurait pu faire espérer des solutions adéquates. J'ai été très frappé que le pays hôte ait signé avec les autres pays du groupe de Višegrad un document inconcevable à tous égards. La raison politique de ce geste est connue : c'est une tentative de récupération de certaines pulsions à l'oeuvre au sein de la population. Mais, loin de régler le problème, c'est une excellente manière d'exacerber les incertitudes et de compliquer la situation. L'état d'esprit du groupe de Višegrad étant celui que l'on sait et la Slovaquie étant le pays organisateur, le sommet pouvait difficilement parvenir à un résultat plus encourageant. Il n'empêche que l'on n'ira pas très loin avec la feuille de route adoptée à Bratislava, puisqu'on y lit en filigrane l'idée politique parfaitement claire qu'en raison de la suite d'élections nationales à venir, rien ne doit changer avant septembre 2017. Or, c'est une bien mauvaise idée de penser que l'on peut ne rien faire pendant une année complète et se retrouver dans un an comme si de rien n'était, parce que l'on aura entre-temps résolu toutes les crises nationales par la magie des élections. Si l'on s'en tient à cette feuille de route, on se trouvera à cette date avec une Europe entièrement détricotée.

L'expérience que j'ai accumulée au cours des années passées me porte à considérer que les traités et les règles sont évidemment importants mais que la politique l'est plus encore. J'en donnerai pour exemple la modification de l'équilibre des pouvoirs qui a eu lieu au sein de l'Union européenne. Du temps de Jacques Delors et par la suite encore, la Commission européenne a toujours eu un rôle central. Le Conseil européen, devenu pendant la crise la salle des machines de l'Europe, s'est maintenant substitué à la Commission. Chacun sait que les traités donnent l'exclusivité de l'initiative législative à la Commission, et c'est le domaine dans lequel Jacques Delors et les Commissions passées ont obtenu les plus grands succès – ainsi d'Erasmus, ou du marché unique. Aujourd'hui, avant de prendre une initiative, la Commission attend le feu vert politique du Conseil européen, ou qu'il la saisisse ; c'est un changement complet. Le plus étrange est que les traités adoptés en 2012 ont conféré à la Commission un nouveau pouvoir qui, formellement, devrait la renforcer ; en réalité, rien n'est fait pour lui redonner du poids.

L'évolution future de l'Union européenne est un sujet éminemment politique, puisqu'elle dépendra des objectifs et des missions qui seront fixés à l'Union. De mon point de vue, sans qu'il soit besoin de modifier les traités pour le moment – ce qui serait très compliqué et, institutionnellement, presque impraticable –, il faudrait, au cours des prochains mois, définir quelques missions nouvelles pour l'Union, les porter clairement à la connaissance des peuples et, surtout, ne pas s'en tenir à les annoncer. Elles devront se traduire en pratique, qu'il s'agisse de la sécurité, du renforcement de l'union économique et monétaire (UEM) ou du travail des jeunes – toutes missions, à mon sens, essentielles.

Le domaine d'intervention principal est probablement celui de la sécurité. Les peuples d'Europe doivent pouvoir constater que des mesures concrètes sont prises. Ainsi, le corps européen de garde-frontières et garde-côtes dont la création a été décidée doit être installé et rendu opérationnel sans tarder, dans les trois mois à venir au plus, sans que l'on se limite à améliorer la coordination des forces existantes. Le nouveau corps doit cesser d'être une abstraction et commencer de surveiller étroitement les frontières extérieures de l'Union. Ainsi restaurera-t-on la confiance des citoyens des pays qui n'ont pas de frontières extérieures : ils constateront que le problème est géré comme il se doit, et ne considéreront plus, comme ils le font actuellement – ce qui mine les relations entre les pays méditerranéens et ceux du Nord de l'Union – que les autres pays ne font pas leur travail et laissent entrer sur le territoire de l'Union des migrants qui n'en ont pas le droit. Cette mission doit être partagée.

En matière de sécurité encore, j'observe qu'aussitôt après qu'un attentat a été commis, on annonce de grandes décisions et de nouvelles lois qui, les semaines passant, ne sont pas suivies d'effet. S'il est un domaine dans lequel il faut faire davantage à l'échelle européenne, c'est en matière de renseignement. Toutes les autorités nationales doivent manifester auprès de leurs services respectifs la volonté politique de partager réellement les informations, sinon l'Union ne pourra pas réagir efficacement et les citoyens d'Europe constateront que les terroristes sont hors contrôle.

D'autre part, dans un contexte caractérisé par le Brexit, la fragilité de l'économie grecque et la situation de certains établissements bancaires européens, l'euro peut être frappé par une nouvelle tempête, et rapidement. Or le toit de la maison n'est pas en état de supporter un nouveau choc. L'euro a été sauvé une première fois par M. Mario Draghi et la Banque centrale européenne (BCE), mais l'on ne peut demander à la BCE de faire plus. C'est pourquoi l'Institut Jacques Delors et la Fondation Bertelsmann ont présenté il y a quelques jours, dans un rapport conjoint, des propositions tendant à améliorer le mécanisme européen de stabilité et à renforcer l'union bancaire et la convergence. Ces mesures, qui peuvent être prises sans modifier les traités, sont indispensables pour que l'euro résiste si un ouragan se lève, ce qui est possible.

Enfin, on attend de l'Union européenne des initiatives visibles et fructueuses en faveur de l'emploi, singulièrement du travail des jeunes. L'Institut Jacques Delors a beaucoup travaillé à la création du programme Erasmus pro, conçu pour permettre à des apprentis d'acquérir une qualification professionnelle dans un autre pays de l'Union. Ce serait l'une de ces réalisations concrètes qui montrent aux citoyens que l'Union européenne est davantage qu'une froide machine uniquement destinée à vérifier que les déficits publics sont bien inférieurs à 3 % des PIB nationaux. Pourtant, on discute d'Erasmus pro depuis des mois au niveau européen sans aboutir à des décisions pratiques.

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Je vous remercie, Monsieur le président. Je pense pouvoir dire que nous partageons vos propositions.

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Je souscris aux propos que vous tenez dans la tribune Plus forts ensemble – même à 27 ! récemment publiée sur le site internet de l'Institut Delors : l'Europe, qui n'est certes pas une menace, peut répondre à des menaces multiformes, au nombre desquelles l'agressivité de la Russie, dont l'action en Ukraine et en Syrie administre la preuve. Vous avez insisté sur la sécurité collective. De fait, la coopération structurée permanente prévue par le traité de Lisbonne n'étant toujours pas mise en oeuvre, nous attendons des initiatives visant à renforcer la politique européenne de sécurité et de défense ; j'espère que la France, l'Italie et l'Allemagne en proposeront lors du sommet prévu en décembre. L'opération Sophia, conduite par la force navale de l'Union européenne-Méditerranée, dont le siège est à Rome, est entrée dans sa deuxième phase, qui vise à mieux surveiller les côtes libyennes et à former les garde-frontières de la Libye. Le dispositif existe et fonctionne : il faut l'expliquer aux Européens. Quelles nouvelles initiatives sont, selon vous, envisageables pour renforcer l'Europe de la défense et la sécurité collective, ce qui recréerait des liens entre l'opinion publique et l'Union européenne ? Tous les partis politiques, même s'ils sont conscients de ses faiblesses, doivent défendre l'Union au lieu de l'accuser de tous les maux. Peut-être ne sommes-nous pas assez vigilants à cet égard.

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Je me suis retrouvée, Monsieur le président, dans les propos que vous avez tenus ; nous devons transmettre ces messages, et privilégier l'action concrète. Jugez-vous concevable de renforcer le fédéralisme en Europe autour du noyau des pays fondateurs, comme il en est parfois question ? Quelles sont, selon vous, les limites d'une telle entreprise, et quelles en sont les perspectives ? Vous avez indiqué trois domaines d'action prioritaires, mais qu'en est-il des droits fondamentaux, des libertés individuelles, des droits sociaux et des valeurs qui ont fondé l'Union, dont celle de l'accueil des réfugiés politiques ? N'y aurait-il pas là matière à un nouvel élan propre à relancer la conscience européenne ?

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Vous avez déploré l'évolution des relations entre le Commission et le Conseil au bénéfice de ce dernier, mais vous avez aussi souligné la grande insuffisance du rôle alloué aux parlements. N'y a-t-il pas une contradiction à souhaiter que la Commission retrouve un rôle accru ? De qui la Commission exécute-t-elle les ordres ? Pour donner à l'Union européenne une nouvelle légitimité, comment mieux associer les parlements nationaux aux décisions et leur permettre de porter un message européen ?

Pour ce qui est de la gestion des migrations, est-on d'accord sur le principe de la mutualisation des moyens et de leur mise en oeuvre ? Les points de vue sont-ils convergents à ce sujet ? On ne peut ignorer ce qui se passe dans le détroit de Messine et en Grèce depuis des années, mais l'on a le sentiment qu'une partie des pays d'Europe du Nord se sentent très peu concernés.

Pour la défense européenne, le départ du Royaume-Uni ne peut être sans conséquences.

Le taux très élevé de chômage des jeunes a provoqué des migrations internes massives vers les pays les plus prospères de l'Union, tels l'Allemagne. Or, ceux qui partent sont souvent les jeunes gens les mieux formés. N'y a-t-il pas là un grand risque d'appauvrissement pour leurs pays d'origine, et d'accroissement des divergences entre les États membres ?

Enfin, la crise européenne n'est-elle pas due aussi à la divergence croissante des pays européens, sur le plan économique mais peut-être aussi sur le plan politique ?

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Comme vous, je pense qu'il faut accorder la première place aux préoccupations des citoyens relatives à la sécurité et à la situation des jeunes. Il faut, en effet, remettre de la chaleur dans une Europe trop froide, mais si l'Union connaît la montée des populismes, c'est aussi parce qu'elle est mal ficelée : elle a une politique monétaire mais pas de coordination budgétaire autre que punitive, et elle n'a ni politique industrielle, ni politiques salariale, fiscale et sociale convergentes. Voilà ce qui crée des déséquilibres – et on voit le lien, en Allemagne, entre cette question et la montée de l'AfD. Ne faut-il pas, en conséquence, accélérer l'approfondissement de l'union économique et monétaire, projet politique ? Il n'est pas contradictoire de renforcer la coopération européenne en matière de sécurité et en matière économique.

Pensez-vous qu'avec le Brexit l'Union européenne a franchi une étape et que le couple franco-allemand va se transformer en un trio franco-italo-allemand ? C'est une bonne nouvelle que l'Italie figure dans ce cercle mais, selon vous, sera-ce durable ? Faute de personnalités assez fortes pour faire de la Commission le véritable moteur de l'Union européenne, cela permettrait une plus grande diversité dans la gestion centrale de l'Union.

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Ne devrions-nous pas, avant toute chose, appliquer les règles que nous nous sommes données ? Je suis d'accord avec vous sur la stratégie des « petites victoires » – et, selon moi, le plan Juncker en est une : 18 mois à peine après sa mise en oeuvre effective, son succès témoigne de la capacité de la Commission à appliquer efficacement un programme d'investissement.

En matière de contrôle des migrations, rien ne sera possible sans une politique d'asile commune. L'année dernière, 1,3 million de demandeurs d'asile sont entrés en Europe ; plusieurs centaines de milliers d'entre eux errent en l'Allemagne et dans les pays limitrophes, sans que l'on puisse régler leur sort faute d'une politique d'asile partagée.

S'agissant enfin du chômage des jeunes, l'Europe a déjà beaucoup fait, mais cela ne se sait pas. Ainsi, sans même parler du fonds européen pour la jeunesse du Conseil de l'Europe qui existe depuis de nombreuses années, l'Union européenne a créé en 2013 la garantie jeunesse, mais ce dispositif n'a pas véritablement fonctionné. Pourquoi est-on capable de mener rapidement une politique d'investissement volontariste efficace – le plan Juncker – alors que la garantie jeunesse a eu de bien faibles retombées après trois ans ?

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Votre propos lucide m'a séduit ; de nouvelles missions sont nécessaires et il faut en effet essayer de faire bouger les choses en s'inscrivant dans les traités en vigueur. Le vrai problème est de parvenir à ce que l'Europe s'incarne. Ainsi, si l'Union crée un corps de garde-frontières, ceux qui le composent devront porter un uniforme européen, afin que les populations constatent que l'Union se fait effectivement. Nous devons nous employer à faire connaître les belles politiques européennes comme telles, sans que les gouvernements nationaux leur fassent écran, comme ils le font tous. Ainsi, en France, la « garantie jeune » est considérée comme une mesure française, sans que les crédits européens qui la financent soient évoqués.

À propos des politiques de l'Union, les perspectives financières et les règlements qui les précèdent créent de terribles rigidités. Ainsi, alors que la politique agricole commune pose problème, nous sommes incapables de la modifier en un septennat ! Le ciel pourrait nous tomber sur la tête que l'on nous dirait qu'un règlement nous interdit de bouger… Cela connote une impuissance européenne.

Je partage sans réserve votre avis : une reconquête politique est nécessaire. Pourquoi l'ensemble des think tanks européens ne mettent-ils pas tous les candidats aux élections sur le gril en les interrogeant sur leurs intentions relatives à l'avenir de l'Union ? Je suis désolé qu'en France des candidats aux élections racontent n'importe quelles inepties, dont les plus démagogiques, sans jamais devoir répondre publiquement à des interpellations critiques sur la manière dont ils entendent concrètement mettre en oeuvre leur programme européen. Il faut redonner à l'Europe sa place dans le questionnement politique concret. Enfin, une Union politique demande une incarnation par des leaders de la stature d'un François Mitterrand ou d'un Willy Brandt. Notre seul leader est Mme Merkel, femme tout à fait respectable mais qui incarne la froide rigueur budgétaire.

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Enrico Letta, ancien Premier ministre d'Italie, président de l'Institut Jacques DelorsNotre Europe

La défense peut intéresser les citoyens européens. J'observe d'ailleurs que tous les candidats aux élections, en France, disent qu'il faut augmenter l'effort en cette matière. Convaincre les populations est difficile car cela signifie soit augmenter les impôts soit réallouer des moyens. En agissant ensemble, nous éviterions les chevauchements et doublons actuels ; il faut des spécialisations par pays. Et puis, quand la France intervient au Mali, elle le fait pour l'Europe, et cela doit être traité au niveau budgétaire de manière plus sensée et plus souple. Il en va de même quand Italie agit dans les eaux libyennes.

Le Brexit pose problème car s'il est impossible de tenir le Royaume-Uni à l'écart de la coopération en matière de défense, la négociation de l'accord de sortie sera très dure. Les Britanniques profiteront de leur rôle éminent dans la sécurité et la défense européennes pour chercher à en tirer avantage dans d'autres domaines. Il faudra être prudent.

Vous m'avez interrogé sur l'éventualité du renforcement du fédéralisme entre les pays fondateurs. Je suis de ceux qui pensent que si aucune initiative n'est prise par les pays membres de la zone euro, il ne se passera rien car, à Vingt-Sept, les blocages sont trop grands. C'est pourquoi les décisions prises à Bratislava ne m'ont pas convaincu : il n'a pas été question d'avancer à Dix-Neuf, mais toujours à Vingt-Sept. Cela s'explique par la volonté d'éviter d'autres épisodes tels que le Brexit, mais à Vingt-Sept, rien n'avancera.

Vous avez décrit très exactement ce qu'est l'UEM : une union qui, typographiquement, devrait s'écrire « union économique et Monétaire » tant le volet monétaire l'emporte sur le volet économique, alors qu'ils devraient être d'égale importance. On a considéré qu'ayant déjà fait beaucoup sur le plan monétaire, on ne pouvait faire plus, sans comprendre que sans union économique, l'union monétaire ne fonctionne pas. Voilà pourquoi, dans le rapport que nous avons présenté avec la Fondation Bertelsmann, nous plaidons vigoureusement en faveur du renforcement du volet économique de l'UEM.

En matière institutionnelle, j'ai apprécié la procédure des Spitzenkandidaten ; elle a évité que le Conseil européen choisisse seul le président de la Commission européenne et permis au Parlement européen de jouer un rôle important. Il importe de revoir les liens entre la Commission européenne, les parlements nationaux et le Parlement européen ; sinon, on en restera à la seule relation entre Commission et Conseil, dans laquelle le Conseil l'emporte. Or, je l'ai constaté, en dépit de son importance, le Conseil européen ne fonctionne pas parce qu'il ne décide pas : il est censé fixer des orientations communes, mais en réalité chacun de ses membres vise à transmettre un message à sa propre opinion publique nationale. Quelle est la différence entre une institution qui fonctionne, la BCE, et une autre qui ne fonctionne pas, le Conseil européen ? À la BCE, des décisions sont prises par le collège puis annoncées par son seul président au nom de tous. Au Conseil, des discussions ont lieu, quelques décisions d'orientation sont prises, puis a lieu la conférence de presse du président. Elle suscite un intérêt modéré des journalistes, qui assistent en masse aux conférences de presse concomitantes des dirigeants nationaux, lesquels s'attachent à détailler comment ils ont battu la Commission sur tel sujet ou tel autre. Les choses ne peuvent durer ainsi ; le sujet est essentiel.

Il a été question des migrations. En 2013, 366 migrants se sont noyés au large de Lampedusa. Cette tragédie a conduit l'Italie à mener une opération militaire de sauvetage en mer. Elle l'a fait seule car la solidarité européenne lui a manqué : il s'agissait, lui a-t-on dit, d'un problème italien. Mais lorsque les migrants sont entrés en Allemagne, le problème est devenu un problème européen… La convergence des politiques migratoires est essentielle. Cela appelle un corps de garde-côtes et de garde-frontières véritablement européen et un mécanisme de réinstallation des migrants au sein de l'Union.

Le plan Juncker a été un succès, et la proposition de doubler son montant initial doit être appliquée. En revanche, la garantie pour la jeunesse n'a pas été l'une de ces petites victoires que l'appelle de mes voeux. Le libellé même du dispositif est malheureux, car une appellation est toujours symbolique : si l'on prétend « garantir » aux jeunes un résultat et que le résultat escompté n'est pas là, on obtient l'effet inverse de l'effet recherché.

Enfin, je partage l'avis que les candidats à l'élection présidentielle devraient être tenus d'expliquer comment ils comptent appliquer leur programme européen. Nous ferons notre possible pour les interroger et publier leurs réponses, mais il faut pour cela que le circuit politico-médiatique le permette.

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Je vous remercie, Monsieur le président, pour ces remarques pénétrantes.

La séance est levée à 9 h 36.