Intervention de Claude Turmes

Réunion du 19 octobre 2016 à 8h30
Commission des affaires européennes

Claude Turmes, membre du Parlement européen :

Merci beaucoup. Pour le Parlement européen, pour les parlementaires européens, il est impératif d'avoir ce genre d'échange avec les parlementaires nationaux. L'une des faiblesses de la démocratie européenne tient d'ailleurs, à mon sens, à une insuffisance des échanges qui ne favorise guère la compréhension mutuelle. J'ai donc accepté votre invitation avec plaisir – d'autant, chère Danielle Auroi, que nous fûmes collègues au Parlement européen pendant plusieurs années. J'essaierai de me concentrer sur ce qu'on appelle – c'est un peu technique – le market design et la réforme attendue pour la fin de l'année, non sans tenter auparavant de répondre à vos questions.

L'accord de Paris fut approuvé par le Parlement européen à la plus large majorité jamais constatée. Le défi du changement climatique est désormais dans les têtes et les coeurs, dans l'action même des parlementaires européens. Encore faut-il ensuite le décliner au niveau européen. Le Parlement européen vient précisément de voter une résolution pour préparer la COP22, qui se tiendra dans quelques semaines, à Marrakech.

Personnellement, je trouve que l'Union européenne pourrait prendre plus d'initiatives en ce qui concerne spécifiquement les pays riverains de la Méditerranée. Hier se tenait justement, à Bruxelles, une conférence avec des Marocains, des Jordaniens, des Tunisiens… L'Union européenne aurait intérêt à davantage travailler avec ces pays sur l'efficacité énergétique. Considérez la démographie : en Égypte, l'âge médian est de vingt-deux ou vingt-quatre ans. Si les équipements ne sont pas suffisamment performants, les capacités seront notoirement insuffisantes pour répondre aux besoins. Chaque soir, les différents quartiers du Caire sont alimentés en électricité par rotation, car il n'y a pas assez d'électricité ! Se pose donc la question de l'efficacité énergétique mais aussi celle des énergies renouvelables, et donc des réseaux. Point positif, le président Juncker a présenté, il y a trois semaines, un plan pour l'Afrique. En termes de financement, c'est très proche de ce qui se discute en France, un pont pourrait être fait – je songe à l'action de M. Borloo ou de la ministre Ségolène Royal.

La solidarité climatique doit à mon avis rimer avec la solidarité dans l'approvisionnement en énergie. Or le dossier de la sécurité d'approvisionnement en gaz est aujourd'hui très sensible au niveau européen. Les pays de l'ouest de l'Europe n'ont pas de problème. Nous avons accès à du gaz russe, du gaz norvégien, du gaz naturel liquéfié (LNG) qui vient d'Algérie ou du Qatar. Nous sommes très bien approvisionnés, avec de bons réseaux, de bonnes capacités de stockage. Ce n'est pas forcément le cas des Balkans, du sud-est de l'Europe ou des États baltes. Les gouvernements des pays de l'Est à qui l'on reproche leur manque de solidarité sur les questions migratoires ou climatiques se heurtent, en cette matière, à la France, à l'Italie, à l'Allemagne, qui voudraient un accord avec Gazprom sur Nord Stream. La position de la France dans ces négociations sur le gaz n'est pas très cohérente avec le refus français de recevoir M. Poutine.

J'en viens au coeur de notre sujet.

Quelles sont les grandes tendances ?

Sur le chemin de l'économie décarbonée, personne ne savait il y a dix ans quelle technologie remporterait la course : le nucléaire, la séquestration du carbone, la biomasse, l'énergie solaire ou l'énergie éolienne ? En termes de coût actualisé de l'électricité (Levelized Cost of Energy, LCOE), le match était assez serré. Dix ans plus tard, la question est tranchée : l'énergie solaire et l'énergie éolienne, dont le coût a considérablement diminué, l'ont largement emporté. Le recours à la biomasse sera toujours plus onéreux, mais cela n'interdit pas de développer ce mode de production : il se prête mieux à la planification et, à l'heure des crises laitière et bovine, il peut offrir des revenus aux agriculteurs d'un grand pays agricole comme la France. Toujours au chapitre de l'économie décarbonée, nous avions placé trop d'espoirs dans la séquestration du dioxyde de carbone. Quant à l'énergie nucléaire, le prix garanti que le gouvernement britannique est prêt à offrir dans le cadre du projet Hinkley Point montre à peu près combien coûte cette énergie : entre 120 et 140 euros par mégawattheure, contre 55 ou 60 euros pour un mégawattheure issu d'une centrale solaire au sud de Paris, voire moins de 50 euros pour un mégawattheure ainsi produit en Espagne – des appels d'offres laissent même envisager, au Chili ou à Abu Dhabi, un prix compris entre 35 et 40 euros. L'énergie solaire sera probablement l'énergie la moins chère, suivie de l'énergie éolienne, l'éolien sur terre, mais la courbe d'apprentissage de l'éolien offshore au cours de la dernière année est absolument remarquable. Auparavant, le mégawattheure issu de l'éolien offshore coûtait de 130 à 150 euros par mégawattheure ; aujourd'hui, des appels d'offres au Danemark et aux Pays-Bas ont été remportés par des offres à 70 ou 80 euros le mégawattheure. C'est très important pour un système électrique fort en énergies renouvelables : si l'énergie solaire peut être exploitée 2 500 heures par an, si les nouvelles installations éoliennes sur terre peuvent fonctionner 2 500 ou 3 000 heures par an, des éoliennes en mer peuvent, elles, fonctionner 4 500 heures par an, et même davantage. L'éolien offshore, qui devient très compétitif, est indispensable pour parvenir à un bouquet d'énergies renouvelables diversifié. J'ai pourtant l'impression, parfois, que la question n'est pas encore à l'ordre du jour en France.

Nous ne devrions plus parler d'énergies « alternatives » : les énergies renouvelables représentent 80 % des investissements, et ce sont les énergies éolienne et solaire qui sont au centre du système. Elles se déploient à grande vitesse, ce dont certains, qui n'avaient sans doute pas lu attentivement la directive sur les énergies renouvelables de 2008, dont j'étais le rapporteur, semblent parfois surpris.

Que se passe-t-il en ce moment ? Nous avons fait beaucoup de politique d'efficacité énergétique. La demande d'électricité est stable, et, dans ce système stable, nous injectons 20 % d'énergies nouvelles – énergie solaire, énergie éolienne, et un peu de production à partir de la biomasse. C'est donc une mue assez spectaculaire pour une industrie dont les cycles durent normalement de trente-cinq à cinquante ans.

Cela a bien sûr des conséquences. Autour de la France et dans le Nord-Ouest, il y aura d'énormes capacités éoliennes sur terre et en mer, de même qu'en Espagne et au Portugal. Voilà des pays qui pourront très bientôt exporter de l'énergie renouvelable vers le nord de l'Europe. J'aimerais aborder cette question avec vous : comment s'articulera un parc de production français d'une grande rigidité, reposant essentiellement sur un nucléaire qui présente des limitations technologiques au regard de la courbe de charge, avec ces nouvelles capacités beaucoup plus flexibles ? Déjà, aujourd'hui, le nucléaire français fonctionne parce que s'y combine l'hydroélectricité française et suisse.

Deuxième grande tendance, qui transparaîtra nettement dans le paquet de la Commission européenne, le rôle des consommateurs est accru. On en parlait déjà beaucoup, il y a dix ou quinze ans. Alors pourquoi cela devient-il possible maintenant ? Grâce à la numérisation. Aussi longtemps qu'il fallait remplir des papiers, prendre le téléphone pour changer de fournisseur ou, dans un immeuble de bureaux, avoir un ingénieur pour agréger la demande et envisager la possibilité d'une vente à la bourse au titre de l'effacement, ce n'était pas possible : les coûts de transaction étaient trop élevés.

Avec la numérisation et l'automatisation des grands bâtiments, les individus, les sites de bureaux, les hôpitaux, les industriels deviendront autrement plus capables de participer au marché de l'électricité. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles la Commission traite l'efficacité énergétique, les énergies renouvelables et les consommateurs ensemble, dans un même paquet. C'est aussi parce qu'il y aura une grande action sur les bâtiments commerciaux. Les bâtiments commerciaux, c'est du volume, on peut faire beaucoup, avec des temps de retour plus rapides qu'avec l'immobilier résidentiel. C'est aux bâtiments commerciaux, par exemple les supermarchés, que l'automatisation permettra d'aller sur les marchés de l'énergie solaire ; cela fait en quelque sorte plus sens que dans le cas d'un petit pavillon individuel dont les habitants s'absentent toute la journée. C'est dans les bâtiments commerciaux que la plateforme d'innovation du nouveau monde de l'énergie va émerger.

La Commission européenne voit aussi les choses ainsi. Lors de la table ronde que vous avez organisée au mois de juillet dernier, Mme Verhoeven l'a clairement dit : la Commission va mettre le consommateur beaucoup plus en avant. Un droit à l'autoproduction va être reconnu, et sera sans doute également instauré – c'est assez révolutionnaire – le droit d'échanger son surplus d'électricité. C'est déjà possible en Suisse aujourd'hui, cela se fait un peu au sud de l'Allemagne. Certains visionnaires comme Jeremy Rifkin et d'autres avaient imaginé que l'on puisse un jour partager de l'électricité comme les jeunes partagent de la musique. Grâce à la numérisation, c'est désormais techniquement possible. C'est une véritable dynamique articulée autour des consommateurs qui prend forme.

Troisième phénomène, après le « Dieselgate », le mouvement vers l'électromobilité s'accélère. Je suis membre de la commission d'enquête du Parlement européen sur le « Dieselgate ». Nous avons auditionné les représentants de tous les constructeurs – Renault, Nissan, Volkswagen, BMW, Fiat… –, et je peux vous confirmer qu'ils sont unanimes : nous avons demandé à tous quel était l'avenir de la voiture, et tous ont répondu que c'était la voiture électrique. Nous avons donc besoin de stations de rechargement. Voyez Paris : il y a plus de voitures que de garages. Il n'est pas question de chuter chaque matin sur le trottoir à cause de câbles électriques. Les stations d'essence d'aujourd'hui seront demain des stations d'électricité verte. Il est d'ailleurs intéressant de noter que Total est aujourd'hui le premier acteur européen en matière de batteries et d'énergie solaire. Total vient de racheter Lampiris, concurrent d'EDF en Belgique et un peu en France. Il se pourrait que les pétroliers, plutôt que d'être sur la défensive sur un marché du pétrole qui ne cesse de chuter, se tournent un peu vers le gaz – mais cela ne représentera pas des volumes importants dans le monde de demain – et, surtout, vers les énergies renouvelables.

Le fait que ces énergies soient les moins chères, que les consommateurs aient, avec la numérisation, plus de moyens d'être acteurs, le lien entre transport et électricité, tout cela va complètement bouleverser le système. Si ce sont là les grandes tendances, quelles sont les priorités de nos institutions ?

La première, c'est bien sûr la priorité donnée au renouvelable. L'accès prioritaire des énergies renouvelables aux réseaux de distribution, le droit à l'autoconsommation, le droit d'échanger son surplus d'électricité, tout cela figurera dans la directive. Ce sera donc une importante nouvelle législation sur les énergies renouvelables. Bien sûr, dans un monde où les producteurs se compteront par milliers, sinon par millions, les réseaux vont devoir muter aussi, et être la plateforme neutre qui permet de connecter et de gérer tout cela.

Il y aura deux mouvements. M. Brottes a très bien décrit le premier : Réseau de transport d'électricité (RTE) travaillera beaucoup plus avec ses voisins, avec Coreso, avec TSC, notamment pour la gestion, par-delà les frontières, de l'énergie éolienne. À la suite d'une initiative de RTE, Coreso envoie déjà tous les jours à tous les gestionnaires de réseau ses prévisions de vent pour le lendemain et une analyse en termes d'implications pour les parcs de production et la gestion des lignes. La coopération deviendra bien sûr plus étroite, et quatre ou cinq régions émergeront probablement : une première région du centre, avec la France, l'Allemagne, le Benelux, probablement aussi l'Espagne et le Portugal, un jour l'Italie ; une deuxième, autour de la mer Baltique, la plate-forme scandinave Nord Pool ayant déjà été rejointe par les pays baltes et pouvant l'être un jour – la question se posera – par le nord de l'Allemagne et la Pologne ; une troisième dans le sud-est de l'Europe ; la mer du Nord ; peut-être aussi une région méditerranéenne, car, à terme, des échanges sont possibles entre le Portugal, l'Espagne et le Maroc, ou entre la Tunisie et la Sicile, et même la France.

Par un deuxième mouvement, du fait de la connexion à plus de 90 % des énergies renouvelables aux réseaux de distribution et à cause de la numérisation, les réseaux de distribution joueront eux-mêmes un rôle d'équilibrage. Dans sa propre loi sur la transition énergétique, l'Allemagne a confié une telle responsabilité à plus d'une centaine de régions de distribution, d'acteurs de distribution. En France, à côté de RTE, c'est Enedis – l'ancien ERTF – qui joue le rôle de gestionnaire de distribution sur toute la France. Les pays très avancés en matière d'énergie renouvelable estiment, pour leur part, préférable de donner plus de responsabilités à un niveau inférieur. C'est l'une des questions clés. Le paquet législatif abordera la question du rôle des distributeurs dans l'équilibrage et l'organisation.

L'électricité, c'est une économie d'infrastructures. Nous avons libéralisé, sans nous poser la question de savoir qui devait être propriétaire des réseaux, mais nous avons très vite compris qu'une telle économie tellement dépendante de l'infrastructure réseau n'était pas possible si le réseau n'était pas un acteur neutre. C'est pourquoi EDF a dû être séparé de RTE par une « muraille de Chine ». Si les distributeurs ont plus de responsabilité, pouvons-nous les laisser dans le giron des producteurs vendeurs ou bien faut-il aussi les séparer ? Aujourd'hui, c'est la question cruciale de tout le débat sur le rôle des distributeurs. Vu l'importance de la gestion des réseaux de distribution, ne faut-il pas s'assurer qu'ils soient, en termes d'intérêts économiques et stratégiques, plus neutres par rapport à l'opérateur ? Je serai très franc avec vous : c'est un peu le modèle français qui est visé dans ces discussions au niveau européen. Qui dit plus d'importance pour les réseaux dit aussi régulation à renforcer. Il faut renforcer le rôle de la Commission de régulation de l'énergie et celui du régulateur européen. Toute la gouvernance doit être ajustée.

Deuxième priorité, il faut une plus grande flexibilité. Cela suppose des batteries, de l'effacement, des turbines gaz à cycle ouvert, qui peuvent démarrer en trois minutes et être arrêtées aussi facilement qu'une voiture au feu rouge, et de l'interconnexion. Voilà quatre outils de flexibilité. Aujourd'hui, le débat est le suivant : allons-nous subventionner le stockage, les batteries, ou bien organiser un marché orienté par les besoins de l'économie ? Je crois les deux nécessaires. Nous avons intérêt, également pour des raisons de politique industrielle, à investir beaucoup plus dans les batteries, dans l'automatisation des bâtiments, mais nous allons aussi voir se développer un marché infrajournalier. Nous parlons beaucoup du marché day-ahead, mais il existe déjà un marché infrajournalier, où il est possible de faire des offres tout au long de la journée, non jusqu'à trois heures de l'après-midi pour le lendemain, mais jusque trois heures avant le moment où l'électron bouge. Ce marché infrajournalier deviendra beaucoup plus important que le marché day-ahead. Il y aura des pointes de prix, par exemple, quand il n'y a pas de vent, ce qui incitera à l'effacement, de l'électricité disponible dans un pays viendra dans un autre, des offres d'électricité produite par des turbines à gaz apparaîtront… C'est le marché infrajournalier qui prendra le relais du marché day-ahead, et les bourses de l'électricité joueront un rôle central. Pour mieux comprendre quels produits émergeront, vous devez absolument rencontrer des représentants d'EEX, dont le marché spot est établi à Paris. EEX propose par exemple des instruments de couverture (hedging) qui permettent à un industriel d'acheter pour quelques euros une assurance contre le risque de voir le prix de l'énergie qu'il consomme excéder un certain seuil. Ce sont les euros payés pour ce produit qui permettent de financer un agrégateur pour l'effacement.

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