Commission des affaires européennes

Réunion du 19 octobre 2016 à 8h30

Résumé de la réunion

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  • effacement
  • solaire
  • éolienne

La réunion

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COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES

Mercredi 19 octobre 2016

Audition de M. Claude Turmes, membre du Parlement européen, sur le projet de réforme des règles relatives au marché de l'électricité.

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Cher collègue, nous sommes particulièrement heureux de vous accueillir aujourd'hui, en tant que membre du Parlement européen spécialiste des questions énergétiques.

Il me semble en effet indispensable que la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale française recueille, à quelques jours de la COP22, l'analyse d'un représentant du Parlement européen sur des questions sensibles qui, loin d'être uniquement techniques, ont des répercussions très concrètes sur le quotidien des citoyens européens et donnent du sens à l'Union européenne – ou lui en font perdre.

Nous avons prévu d'évoquer plus particulièrement avec vous les questions liées au marché de l'électricité, mais nous pourrons évoquer plus largement l'actualité européenne de l'énergie.

S'agissant du marché de l'électricité, au mois de juillet dernier, conjointement avec la commission du développement durable, nous avions organisé une table ronde qui avait rassemblé des représentants de la Commission européenne, des spécialistes de l'énergie et de l'industrie, ainsi que des membres d'organisations non-gouvernementales – malheureusement, vous-même ne pouviez y participer. Cette table ronde a été l'occasion de dresser un état des lieux d'un marché européen de l'énergie confronté à une conjoncture plutôt difficile : baisse des prix de gros entraînant un tarissement des investissements ; augmentation des factures pour les ménages et les consommateurs industriels, liée à la hausse de diverses taxes ou contributions – comme la contribution au service public de l'électricité ou le tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité, pour ne parler que de la France – ou à la mise en place de dispositifs de soutien aux énergies renouvelables. N'oublions pas des problèmes spécifiquement français : une vingtaine de centrales nucléaires sont actuellement à l'arrêt, ce qui a un coût. N'oublions pas non plus que le prix du carbone est malheureusement beaucoup trop bas, ce qui n'encourage pas l'investissement dans des technologies d'atténuation.

Quelques pistes d'amélioration avaient été évoquées par les intervenants, sur lesquelles vous avez peut-être quelque point de vue, notamment la mise en place d'une plus grande flexibilité des marchés de court terme afin de favoriser l'intégration des énergies renouvelables dans le marché, la mise en place de coopérations régionales afin d'assurer la sécurité d'approvisionnement, l'accroissement du rôle du régulateur européen – l'Agence de coopération des régulateurs de l'énergie (ACER) –, des mesures d'encouragement pour la recherche dans les domaines du captage et stockage du CO2, etc. Vous pourrez nous faire part de votre analyse et nous indiquer quelles mesures seraient, selon vous, le plus à même d'améliorer le fonctionnement du marché de l'énergie et de faire avancer l'Union de l'énergie.

J'aimerais particulièrement avoir votre avis sur quelques points précis.

La Commission européenne avait initialement prévu de présenter deux paquets législatifs : le premier sur l'efficacité énergétique, au cours du troisième trimestre 2016 ; le second sur les énergies renouvelables, l'organisation du marché de l'énergie et la gouvernance, en décembre 2016. Il semblerait que la Commission européenne ne veuille plus maintenant présenter qu'un paquet unique rassemblant la totalité des mesures législatives. Je crains donc que l'efficacité énergétique ne soit sacrifiée. Pour l'instant, la publication de la directive est annoncée pour le 7 décembre. Quelles mesures phares devraient impérativement, à votre sens, figurer dans ce « paquet énergie » afin de donner à l'Union européenne un cadre réglementaire stable en vue de la pleine intégration du marché intérieur de l'énergie ?

Deuxièmement, pensez-vous que les États membres soient tous prêts à participer efficacement à des pôles de coopération renforcée au niveau régional ? On sait à quel point il fut difficile de parvenir à la signature de la COP21 !

Notre commission a examiné en juillet dernier le règlement visant à garantir la sécurité de l'approvisionnement en gaz naturel et la décision sur l'échange d'informations dans les contrats intergouvernementaux. Quelles sont les priorités de l'Union dans ce domaine de la sécurité énergétique ? Comment assurer une plus grande solidarité européenne dans ce domaine de l'approvisionnement énergétique ? La crise avec la Russie dure, et les uns, le groupe de Visegrád, veulent sécuriser l'approvisionnement venu de l'extérieur, tandis que les autres, notamment l'Allemagne, ne veulent pas tout à fait renoncer à certaine concurrence. À quelle échéance l'établissement d'un marché de l'énergie paneuropéen vous semble-t-il envisageable ? Au sein de notre commission, nous le souhaitons fort.

À quelques semaines de la tenue de la COP22, quel bilan dressez-vous de l'accord de Paris, adopté en décembre 2015 ? Comment, à présent, aller de l'avant ? Nous ne pouvons pas ne pas parler de la répartition des efforts à engager par chaque État membre et de la réforme du marché des quotas d'émission. Enfin, ne faut-il pas que l'Union renforce ses engagements en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre et d'efficacité énergétique ? Pour le moment, les émissions continuent d'augmenter. Comment parvenir, réellement, à tenir les objectifs de la COP21 ?

Nous vous écoutons avec plaisir, avant de vous poser quelques questions.

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Claude Turmes, membre du Parlement européen

Merci beaucoup. Pour le Parlement européen, pour les parlementaires européens, il est impératif d'avoir ce genre d'échange avec les parlementaires nationaux. L'une des faiblesses de la démocratie européenne tient d'ailleurs, à mon sens, à une insuffisance des échanges qui ne favorise guère la compréhension mutuelle. J'ai donc accepté votre invitation avec plaisir – d'autant, chère Danielle Auroi, que nous fûmes collègues au Parlement européen pendant plusieurs années. J'essaierai de me concentrer sur ce qu'on appelle – c'est un peu technique – le market design et la réforme attendue pour la fin de l'année, non sans tenter auparavant de répondre à vos questions.

L'accord de Paris fut approuvé par le Parlement européen à la plus large majorité jamais constatée. Le défi du changement climatique est désormais dans les têtes et les coeurs, dans l'action même des parlementaires européens. Encore faut-il ensuite le décliner au niveau européen. Le Parlement européen vient précisément de voter une résolution pour préparer la COP22, qui se tiendra dans quelques semaines, à Marrakech.

Personnellement, je trouve que l'Union européenne pourrait prendre plus d'initiatives en ce qui concerne spécifiquement les pays riverains de la Méditerranée. Hier se tenait justement, à Bruxelles, une conférence avec des Marocains, des Jordaniens, des Tunisiens… L'Union européenne aurait intérêt à davantage travailler avec ces pays sur l'efficacité énergétique. Considérez la démographie : en Égypte, l'âge médian est de vingt-deux ou vingt-quatre ans. Si les équipements ne sont pas suffisamment performants, les capacités seront notoirement insuffisantes pour répondre aux besoins. Chaque soir, les différents quartiers du Caire sont alimentés en électricité par rotation, car il n'y a pas assez d'électricité ! Se pose donc la question de l'efficacité énergétique mais aussi celle des énergies renouvelables, et donc des réseaux. Point positif, le président Juncker a présenté, il y a trois semaines, un plan pour l'Afrique. En termes de financement, c'est très proche de ce qui se discute en France, un pont pourrait être fait – je songe à l'action de M. Borloo ou de la ministre Ségolène Royal.

La solidarité climatique doit à mon avis rimer avec la solidarité dans l'approvisionnement en énergie. Or le dossier de la sécurité d'approvisionnement en gaz est aujourd'hui très sensible au niveau européen. Les pays de l'ouest de l'Europe n'ont pas de problème. Nous avons accès à du gaz russe, du gaz norvégien, du gaz naturel liquéfié (LNG) qui vient d'Algérie ou du Qatar. Nous sommes très bien approvisionnés, avec de bons réseaux, de bonnes capacités de stockage. Ce n'est pas forcément le cas des Balkans, du sud-est de l'Europe ou des États baltes. Les gouvernements des pays de l'Est à qui l'on reproche leur manque de solidarité sur les questions migratoires ou climatiques se heurtent, en cette matière, à la France, à l'Italie, à l'Allemagne, qui voudraient un accord avec Gazprom sur Nord Stream. La position de la France dans ces négociations sur le gaz n'est pas très cohérente avec le refus français de recevoir M. Poutine.

J'en viens au coeur de notre sujet.

Quelles sont les grandes tendances ?

Sur le chemin de l'économie décarbonée, personne ne savait il y a dix ans quelle technologie remporterait la course : le nucléaire, la séquestration du carbone, la biomasse, l'énergie solaire ou l'énergie éolienne ? En termes de coût actualisé de l'électricité (Levelized Cost of Energy, LCOE), le match était assez serré. Dix ans plus tard, la question est tranchée : l'énergie solaire et l'énergie éolienne, dont le coût a considérablement diminué, l'ont largement emporté. Le recours à la biomasse sera toujours plus onéreux, mais cela n'interdit pas de développer ce mode de production : il se prête mieux à la planification et, à l'heure des crises laitière et bovine, il peut offrir des revenus aux agriculteurs d'un grand pays agricole comme la France. Toujours au chapitre de l'économie décarbonée, nous avions placé trop d'espoirs dans la séquestration du dioxyde de carbone. Quant à l'énergie nucléaire, le prix garanti que le gouvernement britannique est prêt à offrir dans le cadre du projet Hinkley Point montre à peu près combien coûte cette énergie : entre 120 et 140 euros par mégawattheure, contre 55 ou 60 euros pour un mégawattheure issu d'une centrale solaire au sud de Paris, voire moins de 50 euros pour un mégawattheure ainsi produit en Espagne – des appels d'offres laissent même envisager, au Chili ou à Abu Dhabi, un prix compris entre 35 et 40 euros. L'énergie solaire sera probablement l'énergie la moins chère, suivie de l'énergie éolienne, l'éolien sur terre, mais la courbe d'apprentissage de l'éolien offshore au cours de la dernière année est absolument remarquable. Auparavant, le mégawattheure issu de l'éolien offshore coûtait de 130 à 150 euros par mégawattheure ; aujourd'hui, des appels d'offres au Danemark et aux Pays-Bas ont été remportés par des offres à 70 ou 80 euros le mégawattheure. C'est très important pour un système électrique fort en énergies renouvelables : si l'énergie solaire peut être exploitée 2 500 heures par an, si les nouvelles installations éoliennes sur terre peuvent fonctionner 2 500 ou 3 000 heures par an, des éoliennes en mer peuvent, elles, fonctionner 4 500 heures par an, et même davantage. L'éolien offshore, qui devient très compétitif, est indispensable pour parvenir à un bouquet d'énergies renouvelables diversifié. J'ai pourtant l'impression, parfois, que la question n'est pas encore à l'ordre du jour en France.

Nous ne devrions plus parler d'énergies « alternatives » : les énergies renouvelables représentent 80 % des investissements, et ce sont les énergies éolienne et solaire qui sont au centre du système. Elles se déploient à grande vitesse, ce dont certains, qui n'avaient sans doute pas lu attentivement la directive sur les énergies renouvelables de 2008, dont j'étais le rapporteur, semblent parfois surpris.

Que se passe-t-il en ce moment ? Nous avons fait beaucoup de politique d'efficacité énergétique. La demande d'électricité est stable, et, dans ce système stable, nous injectons 20 % d'énergies nouvelles – énergie solaire, énergie éolienne, et un peu de production à partir de la biomasse. C'est donc une mue assez spectaculaire pour une industrie dont les cycles durent normalement de trente-cinq à cinquante ans.

Cela a bien sûr des conséquences. Autour de la France et dans le Nord-Ouest, il y aura d'énormes capacités éoliennes sur terre et en mer, de même qu'en Espagne et au Portugal. Voilà des pays qui pourront très bientôt exporter de l'énergie renouvelable vers le nord de l'Europe. J'aimerais aborder cette question avec vous : comment s'articulera un parc de production français d'une grande rigidité, reposant essentiellement sur un nucléaire qui présente des limitations technologiques au regard de la courbe de charge, avec ces nouvelles capacités beaucoup plus flexibles ? Déjà, aujourd'hui, le nucléaire français fonctionne parce que s'y combine l'hydroélectricité française et suisse.

Deuxième grande tendance, qui transparaîtra nettement dans le paquet de la Commission européenne, le rôle des consommateurs est accru. On en parlait déjà beaucoup, il y a dix ou quinze ans. Alors pourquoi cela devient-il possible maintenant ? Grâce à la numérisation. Aussi longtemps qu'il fallait remplir des papiers, prendre le téléphone pour changer de fournisseur ou, dans un immeuble de bureaux, avoir un ingénieur pour agréger la demande et envisager la possibilité d'une vente à la bourse au titre de l'effacement, ce n'était pas possible : les coûts de transaction étaient trop élevés.

Avec la numérisation et l'automatisation des grands bâtiments, les individus, les sites de bureaux, les hôpitaux, les industriels deviendront autrement plus capables de participer au marché de l'électricité. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles la Commission traite l'efficacité énergétique, les énergies renouvelables et les consommateurs ensemble, dans un même paquet. C'est aussi parce qu'il y aura une grande action sur les bâtiments commerciaux. Les bâtiments commerciaux, c'est du volume, on peut faire beaucoup, avec des temps de retour plus rapides qu'avec l'immobilier résidentiel. C'est aux bâtiments commerciaux, par exemple les supermarchés, que l'automatisation permettra d'aller sur les marchés de l'énergie solaire ; cela fait en quelque sorte plus sens que dans le cas d'un petit pavillon individuel dont les habitants s'absentent toute la journée. C'est dans les bâtiments commerciaux que la plateforme d'innovation du nouveau monde de l'énergie va émerger.

La Commission européenne voit aussi les choses ainsi. Lors de la table ronde que vous avez organisée au mois de juillet dernier, Mme Verhoeven l'a clairement dit : la Commission va mettre le consommateur beaucoup plus en avant. Un droit à l'autoproduction va être reconnu, et sera sans doute également instauré – c'est assez révolutionnaire – le droit d'échanger son surplus d'électricité. C'est déjà possible en Suisse aujourd'hui, cela se fait un peu au sud de l'Allemagne. Certains visionnaires comme Jeremy Rifkin et d'autres avaient imaginé que l'on puisse un jour partager de l'électricité comme les jeunes partagent de la musique. Grâce à la numérisation, c'est désormais techniquement possible. C'est une véritable dynamique articulée autour des consommateurs qui prend forme.

Troisième phénomène, après le « Dieselgate », le mouvement vers l'électromobilité s'accélère. Je suis membre de la commission d'enquête du Parlement européen sur le « Dieselgate ». Nous avons auditionné les représentants de tous les constructeurs – Renault, Nissan, Volkswagen, BMW, Fiat… –, et je peux vous confirmer qu'ils sont unanimes : nous avons demandé à tous quel était l'avenir de la voiture, et tous ont répondu que c'était la voiture électrique. Nous avons donc besoin de stations de rechargement. Voyez Paris : il y a plus de voitures que de garages. Il n'est pas question de chuter chaque matin sur le trottoir à cause de câbles électriques. Les stations d'essence d'aujourd'hui seront demain des stations d'électricité verte. Il est d'ailleurs intéressant de noter que Total est aujourd'hui le premier acteur européen en matière de batteries et d'énergie solaire. Total vient de racheter Lampiris, concurrent d'EDF en Belgique et un peu en France. Il se pourrait que les pétroliers, plutôt que d'être sur la défensive sur un marché du pétrole qui ne cesse de chuter, se tournent un peu vers le gaz – mais cela ne représentera pas des volumes importants dans le monde de demain – et, surtout, vers les énergies renouvelables.

Le fait que ces énergies soient les moins chères, que les consommateurs aient, avec la numérisation, plus de moyens d'être acteurs, le lien entre transport et électricité, tout cela va complètement bouleverser le système. Si ce sont là les grandes tendances, quelles sont les priorités de nos institutions ?

La première, c'est bien sûr la priorité donnée au renouvelable. L'accès prioritaire des énergies renouvelables aux réseaux de distribution, le droit à l'autoconsommation, le droit d'échanger son surplus d'électricité, tout cela figurera dans la directive. Ce sera donc une importante nouvelle législation sur les énergies renouvelables. Bien sûr, dans un monde où les producteurs se compteront par milliers, sinon par millions, les réseaux vont devoir muter aussi, et être la plateforme neutre qui permet de connecter et de gérer tout cela.

Il y aura deux mouvements. M. Brottes a très bien décrit le premier : Réseau de transport d'électricité (RTE) travaillera beaucoup plus avec ses voisins, avec Coreso, avec TSC, notamment pour la gestion, par-delà les frontières, de l'énergie éolienne. À la suite d'une initiative de RTE, Coreso envoie déjà tous les jours à tous les gestionnaires de réseau ses prévisions de vent pour le lendemain et une analyse en termes d'implications pour les parcs de production et la gestion des lignes. La coopération deviendra bien sûr plus étroite, et quatre ou cinq régions émergeront probablement : une première région du centre, avec la France, l'Allemagne, le Benelux, probablement aussi l'Espagne et le Portugal, un jour l'Italie ; une deuxième, autour de la mer Baltique, la plate-forme scandinave Nord Pool ayant déjà été rejointe par les pays baltes et pouvant l'être un jour – la question se posera – par le nord de l'Allemagne et la Pologne ; une troisième dans le sud-est de l'Europe ; la mer du Nord ; peut-être aussi une région méditerranéenne, car, à terme, des échanges sont possibles entre le Portugal, l'Espagne et le Maroc, ou entre la Tunisie et la Sicile, et même la France.

Par un deuxième mouvement, du fait de la connexion à plus de 90 % des énergies renouvelables aux réseaux de distribution et à cause de la numérisation, les réseaux de distribution joueront eux-mêmes un rôle d'équilibrage. Dans sa propre loi sur la transition énergétique, l'Allemagne a confié une telle responsabilité à plus d'une centaine de régions de distribution, d'acteurs de distribution. En France, à côté de RTE, c'est Enedis – l'ancien ERTF – qui joue le rôle de gestionnaire de distribution sur toute la France. Les pays très avancés en matière d'énergie renouvelable estiment, pour leur part, préférable de donner plus de responsabilités à un niveau inférieur. C'est l'une des questions clés. Le paquet législatif abordera la question du rôle des distributeurs dans l'équilibrage et l'organisation.

L'électricité, c'est une économie d'infrastructures. Nous avons libéralisé, sans nous poser la question de savoir qui devait être propriétaire des réseaux, mais nous avons très vite compris qu'une telle économie tellement dépendante de l'infrastructure réseau n'était pas possible si le réseau n'était pas un acteur neutre. C'est pourquoi EDF a dû être séparé de RTE par une « muraille de Chine ». Si les distributeurs ont plus de responsabilité, pouvons-nous les laisser dans le giron des producteurs vendeurs ou bien faut-il aussi les séparer ? Aujourd'hui, c'est la question cruciale de tout le débat sur le rôle des distributeurs. Vu l'importance de la gestion des réseaux de distribution, ne faut-il pas s'assurer qu'ils soient, en termes d'intérêts économiques et stratégiques, plus neutres par rapport à l'opérateur ? Je serai très franc avec vous : c'est un peu le modèle français qui est visé dans ces discussions au niveau européen. Qui dit plus d'importance pour les réseaux dit aussi régulation à renforcer. Il faut renforcer le rôle de la Commission de régulation de l'énergie et celui du régulateur européen. Toute la gouvernance doit être ajustée.

Deuxième priorité, il faut une plus grande flexibilité. Cela suppose des batteries, de l'effacement, des turbines gaz à cycle ouvert, qui peuvent démarrer en trois minutes et être arrêtées aussi facilement qu'une voiture au feu rouge, et de l'interconnexion. Voilà quatre outils de flexibilité. Aujourd'hui, le débat est le suivant : allons-nous subventionner le stockage, les batteries, ou bien organiser un marché orienté par les besoins de l'économie ? Je crois les deux nécessaires. Nous avons intérêt, également pour des raisons de politique industrielle, à investir beaucoup plus dans les batteries, dans l'automatisation des bâtiments, mais nous allons aussi voir se développer un marché infrajournalier. Nous parlons beaucoup du marché day-ahead, mais il existe déjà un marché infrajournalier, où il est possible de faire des offres tout au long de la journée, non jusqu'à trois heures de l'après-midi pour le lendemain, mais jusque trois heures avant le moment où l'électron bouge. Ce marché infrajournalier deviendra beaucoup plus important que le marché day-ahead. Il y aura des pointes de prix, par exemple, quand il n'y a pas de vent, ce qui incitera à l'effacement, de l'électricité disponible dans un pays viendra dans un autre, des offres d'électricité produite par des turbines à gaz apparaîtront… C'est le marché infrajournalier qui prendra le relais du marché day-ahead, et les bourses de l'électricité joueront un rôle central. Pour mieux comprendre quels produits émergeront, vous devez absolument rencontrer des représentants d'EEX, dont le marché spot est établi à Paris. EEX propose par exemple des instruments de couverture (hedging) qui permettent à un industriel d'acheter pour quelques euros une assurance contre le risque de voir le prix de l'énergie qu'il consomme excéder un certain seuil. Ce sont les euros payés pour ce produit qui permettent de financer un agrégateur pour l'effacement.

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Ce que vous décrivez existe depuis longtemps. EDF pratiquait ce genre de choses avec des usines. Quinze ou vingt jours par an, les plus froids de l'année, des usines s'arrêtaient à la demande d'EDF, en contrepartie de quoi elles obtenaient le reste de l'année des prix considérablement avantageux.

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Claude Turmes, membre du Parlement européen

Cela existe effectivement depuis longtemps, pour les très gros consommateurs. Avec la numérisation, tous les bâtiments peuvent participer, voire, plus tard, ma voiture électrique, mon réfrigérateur, ma machine à laver, si je passe un contrat avec un agrégateur. L'agrégateur gère l'effacement, et j'obtiens une certaine ristourne.

La question de la flexibilité, des marchés de flexibilité sera centrale. Or la France a mis en place une certaine pénalisation des acteurs de l'effacement. La Commission européenne a ouvert une enquête, dont je crois qu'elle est à un stade avancé. La direction générale « Concurrence » (DG Concurrence) considère que le système d'effacement mis en place en France pénalise à la fois les consommateurs et les agrégateurs.

Lors de la table ronde du mois de juillet, vous avez compris, notamment en entendant M. Brottes et Mme Gassin, que le signal prix du marché de l'électricité était un peu déprimé. Le prix moyen était de 25 ou 30 euros le mégawattheure, contre 42 euros pour l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH). C'est que le marché fonctionne ! L'interconnexion des différents pays a entraîné des surcapacités considérables. Il y a vingt ans, il n'y avait pas beaucoup d'échanges entre la France et l'Allemagne. Alors si le marché rassemble vingt-huit pays… En outre, l'Europe mène de très puissantes politiques d'efficacité énergétique, notamment en faveur de l'écoconception. De ce point de vue, les réfrigérateurs sont 80 % plus performants que ceux d'autrefois. Quand bien même toute la France roulerait en voiture électrique, cela ne changerait pas fondamentalement la donne, car, en même temps que se développera l'électromobilité, nous continuerons de remplacer nos vieilles chaudières par des pompes à chaleur. La demande d'électricité ne s'accroîtra donc pas sensiblement et, dans ce système, nous allons injecter beaucoup d'énergie renouvelable.

Par ailleurs, le prix du CO2 s'est effondré à 5 euros la tonne parce que l'objectif de l'Union européenne n'est pas assez ambitieux. Voilà pourquoi le charbon, surtout allemand, est toujours utilisé. Deuxième problème, qui n'est guère évoqué en France mais qui l'est beaucoup plus en Allemagne et en Suède, il faut trouver de l'argent pour le démantèlement des centrales nucléaires et pour la gestion des déchets radioactifs ; c'est le dossier le plus « chaud ». E.ON, RWE et Vattenfall se rendent compte qu'ils n'ont pas l'argent nécessaire. Des milliards d'euros d'argent public devront être mobilisés. L'Allemagne et la Suède envisagent actuellement l'instauration d'une petite taxe perçue sur chaque kilowattheure de nucléaire, mais son produit sera-t-il suffisant pour alimenter un fonds ?

En fait, l'Allemagne va continuer avec du charbon, à cause du prix du CO2. Et, soyons francs, la question de savoir si la France gardera et prolongera tout son parc nucléaire est également évoquée à Bruxelles. Ce serait aussi de nature à créer une énorme surcapacité, très rigide de surcroît.

J'en reviens donc à mon idée. La France devra faire un choix. Conservera-t-elle un système très rigide ou bien en développera-t-elle graduellement un qui soit plus proche de celui des autres pays européens ?

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Merci, cher collègue, pour cet exposé que j'ai écouté avec beaucoup d'intérêt.

La question du développement de l'Afrique est effectivement très importante. Si l'Afrique dispose d'un potentiel solaire et éolien – sans parler des hydrocarbures pour certains pays –, tout le problème sera d'y construire des réseaux. Si le défi de l'électrification est relevé, alors, demain, nos pays européens perdront cette image d'eldorado qui attire les migrants.

Vous avez aussi évoqué la question de la capacité des réseaux. Le syndicat d'électrification de mon département commence à installer quelques bornes électriques pour les voitures, mais les réseaux actuels de RTE seront-ils capables de répondre à une demande qui croît assez rapidement ? Ancien administrateur de ce syndicat d'électrification, je me rappelle que des supermarchés demandaient l'installation de trois ou quatre bornes, mais qui consommeraient – je ne sais si c'était vrai – autant qu'un immeuble de dix étages ! Heureusement, nous avons des réseaux plus fiables que bien d'autres pays, mais des investissements considérables n'en seront pas moins nécessaires.

En ce qui concerne le rôle accru du consommateur, et le droit d'échanger son surplus d'électricité, vous semblez annoncer un changement complet. Jusqu'à présent, il était obligatoire de passer par le distributeur, en l'occurrence EDF. La directive permettrait aux consommateurs d'échanger leurs surplus d'électricité, mais avec qui et comment le feront-ils ?

Quant à la production d'énergie à partir de la biomasse, elle n'a effectivement pas été développée en France. Notre agriculture l'aurait pourtant justifié. C'est potentiellement un marché gigantesque.

Si les questions des infrastructures et de la coordination sont effectivement cruciales, nous savons combien fut difficile la réalisation de l'interconnexion électrique entre l'Espagne et la France. Il faut donc que l'Europe consacre les réseaux comme la priorité des priorités ; il faut investir en faveur des réseaux et du stockage. Si nous ne le faisons pas, tout cela prendra beaucoup plus de temps. Je ne parle pas du coût du démantèlement des centrales nucléaires, mais la question se posera également, même si EDF a passé des provisions.

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Les rigidités sont nombreuses en France, je suis bien d'accord avec vous, monsieur le député européen. Les rigidités sont liées au nucléaire, elles sont aussi dans les têtes : nous avons énormément de mal à imaginer un avenir différent du passé ou du présent. Ainsi, nonobstant la loi sur la transition énergétique et le fait que nous avons déjà limité la puissance de notre parc nucléaire, qui ne doit donc pas excéder son niveau actuel, nombreux sont ceux qui rêvent de relancer le nucléaire en France et dans le monde.

Le problème des déchets n'est en outre pas réglé. Il est prévu de les enfouir à 500 mètres de profondeur, contre l'avis, bien entendu, des écologistes dont je suis – nous mesurons les risques pour l'avenir. Le coût est en outre estimé à 6 milliards d'euros pour les seules prochaines années – non pour le siècle.

Le problème du démantèlement n'est pas du tout pensé. Ce sont des centaines de milliers de tonnes d'acier faiblement radioactif qu'il faudra gérer à l'issue de celui de la centrale du Tricastin. Et qu'envisage-t-on ? De le diluer ! Si nous nous mettons à faire cela pour tous les matériaux faiblement radioactifs, cela me paraît quand même assez dangereux. Il n'y a pas de stratégie pour la gestion de ces déchets, il n'y a pas de stratégie pour le démantèlement des centrales, et je ne sais où nous allons trouver l'argent ! Je ne pense pas qu'EDF, compte tenu de ses dettes actuelles, puisse raisonnablement assumer le coût du démantèlement des centrales.

Par ailleurs, pouvez-vous nous parler du problème de l'effacement, de l'effacement de la pointe de consommation ? Sommes-nous plus performants en France que ne le sont les autres pays ?

En ce qui concerne la production éolienne offshore, il me semble que le prix envisagé dans le cadre des appels d'offres en France tourne autour de 200 euros le kilowattheure, ce qui est considérable. Pourquoi un montant aussi élevé ? Est-ce dû aux taxes ?

Pouvez-vous nous en dire plus sur l'efficacité énergétique ? Votre propos suggère que la question n'est pas aussi consensuelle, au niveau européen, qu'on pourrait le penser.

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Bruno Gollnisch, membre du Parlement européen

J'aborderai trois questions.

Tout d'abord, avec l'utilisation des énergies dites renouvelables, se pose un gros problème : le stockage de l'électricité. Pour m'être entretenu avec des industriels de Total et de Siemens, je crois savoir que nous avons fait, avec les nouvelles batteries, beaucoup de progrès, mais quelles sont, selon vous, les perspectives ?

Ensuite, j'avais été assez surpris, choqué même, lors de la présentation du plan d'arrêt du nucléaire de Mme Merkel, évidemment salué par ceux qui sont hostiles – ils ont des raisons – à cette forme d'énergie. Le plan en question faisait un appel assez massif aux énergies fossiles, notamment au lignite, extrêmement polluant. Il prévoyait aussi, d'une façon assez cynique ou naïve – comme on voudra –, des achats massifs d'électricité à la France, en l'occurrence de l'électricité d'origine nucléaire. A-t-on beaucoup progressé en Allemagne à cet égard ?

Enfin, tant au Parlement européen que dans les parlements nationaux, il fut peu question des escroqueries à la taxe carbone, qu'il s'agit non seulement de dénoncer mais aussi d'empêcher. La France a elle-même été victime d'une gigantesque escroquerie, pour un montant de plusieurs milliards d'euros, qui a finalement assez peu défrayé la chronique. Si l'on a beaucoup parlé du corrompu, le commissaire Michel Neyret, il fut peu question des corrupteurs. Ces escrocs sont d'ailleurs à l'abri, à l'étranger – en l'occurrence en Israël, mais ce pourrait être n'importe où ailleurs.

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J'ai écouté votre exposé avec beaucoup d'attention, monsieur Turmes. Évidemment, nous n'avons pas tous les mêmes modes de production d'énergie – dans les Pyrénées, la présence de l'hydroélectricité est forte – mais j'ai comme le sentiment que les productions de gaz et d'huile de schiste sont extrêmement présentes en Estonie, où je me suis rendue. J'ai aussi senti, en Estonie, qu'il valait mieux éviter d'aborder le sujet du gaz de schiste – ou alors on entendrait parler du nucléaire français. Je peux le comprendre, mais quid de cette problématique des huiles et gaz de schiste au niveau européen ? Ce ne sont quand même pas des modes de production d'énergie particulièrement vertueux !

Quant au nouveau paquet énergétique, n'est-il pas nécessaire, pour assurer la neutralité du distributeur d'énergie, donc la séparation entre distributeur et producteur, que les États restent présents au capital du distributeur ? Les notions de signal prix et de marché vertueux me laissent extrêmement sceptique : je ne suis pas du tout persuadée que cela fonctionne, loin s'en faut. Voyez, dans le domaine des transports ferroviaires, ce qu'il en est en France de la séparation du transporteur et des réseaux ferrés ; nous revenons aujourd'hui à quelque chose de beaucoup plus intégré. Sommes-nous donc sûrs du système que nous allons mettre en place ? N'allons-nous pas démanteler quelque chose qui fonctionne bien ?

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Encore faut-il que les États soient vertueux ! La question peut se poser.

J'ajouterai juste un mot sur l'accès de chaque Africain à l'électricité, auquel oeuvre Jean-Louis Borloo. C'est effectivement un enjeu, mais la question des réseaux pose celle de la solidarité Nord-Sud en ce qui concerne le marché de l'électricité.

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Claude Turmes, membre du Parlement européen

Le défi des réseaux en Afrique est effectivement considérable. Je vois ce soir M. Borloo pour en discuter. Ce qu'il a fait en ralliant tous les chefs d'État africains est formidable. J'essaie de lui ouvrir encore plus grand les portes à Bruxelles. Nous allons examiner ce soir comment l'Europe peut aider l'Afrique. Si nous n'aidons pas celle-ci à faire un saut qualitatif en matière d'électricité verte, ce sont des millions de migrants qui se mettront en route. Les réseaux africains seront-ils très vastes, ou bien y aura-t-il beaucoup de microgrids ? Pour alimenter un village, il peut effectivement suffire d'une éolienne, de quelques panneaux solaires, d'un container avec des batteries et d'un logiciel. En fait, il y aura les deux, et, quoi qu'il en soit, la question des réseaux est très importante.

Non, nous ne sommes pas très favorables, madame Chabanne, au développement de la production de pétrole de schiste en Estonie. Cela étant, il n'est pas certain que ce mode de production y bénéficie de nouveaux investissements. Quant au gaz de schiste, la Pologne l'a évoqué pendant dix ans mais… rien n'a été entrepris ! Si le gaz de schiste s'est développé aux États-Unis, ce fut largement lié au vice-président Dick Cheney, qui dirigeait auparavant Halliburton. C'est ainsi que furent prises, sous la présidence de George W. Bush, des lois qui affranchissent l'extraction de gaz de schiste des règles relatives à la protection de l'eau, qui disposent que les dommages causés sont couverts par l'État, qui exonèrent de tout impôt les profits réinvestis. L'Europe n'a pas de Dick Cheney, il n'y aura donc pas de gaz de schiste en Europe, je suis serein. L'opposition au gaz de schiste est trop forte, et il faudrait trop d'entorses à des principes fondamentaux, comme le principe pollueur-payeur.

En ce qui concerne les réseaux de distribution, je suis de ceux qui défendent les services d'intérêt général. J'approuve tout à fait l'idée d'une propriété publique des réseaux – propriété de l'État, des régions ou des grandes villes. Ensuite, avec le numérique et la participation des réseaux au marché de l'effacement, l'idéal, pour moi, serait de combiner propriété publique et opérateurs professionnels. Je ne suis effectivement pas certain qu'une entité étatique soit le meilleur acteur en matière de technologies de l'information et de la communication. Cela ne veut pas dire que nous allons forcer EDF et Enedis à se séparer, mais il faut plus de murailles de Chine. Cela dit, si j'étais favorable au dégroupage en matière d'électricité, il n'en allait pas de même pour le rail : ce n'est pas la même chose, il y a des enjeux de sécurité, et il est drôlement plus compliqué d'organiser un rail séparé. Voyez le dernier paquet ferroviaire : il marque l'arrêt d'une libéralisation stupide. Il s'agit d'ouvrir la concurrence lorsque c'est utile, et d'intégrer lorsque c'est utile. Le dernier paquet ne correspond pas à ce que certains néolibéraux voulaient ; c'est tant mieux, car nous sommes allés trop loin.

En ce qui concerne le stockage, nous avons beaucoup investi en Europe dans la modernisation du pompage hydroélectrique. Entre 2002 et 2004, des décisions d'investissement assez considérables ont été prises. Notre capacité, en France, en Suisse, en Autriche, dans les pays scandinaves, est de 42 gigawatts, mais elle n'est pas utilisée. Pourquoi donc avoir autant investi ? C'est qu'à l'époque le prix de la pointe, à midi, était très élevé par rapport au prix de base ; l'électricité issue du pompage de la nuit précédente était vendue à midi, ou lors de la pointe vespérale. Aujourd'hui, le solaire s'est tellement développé que le prix de l'électricité à midi est inférieur au prix moyen. Toute la difficulté est d'anticiper. Comment savoir de combien de stations de pompage, de containers de batteries nous aurons besoin en 2025 ? Nous ne savons pas à quel point l'effacement sera efficace, ni à quel point les réseaux des différents pays seront intégrés. C'est pourquoi le budget européen finance des recherches non seulement sur les batteries mais aussi sur l'après-lithium – le lithium ne se trouve qu'en six ou sept endroits de la planète. En tout cas, il n'est pas utile, aujourd'hui, de lancer un programme subventionné de déploiement de containers de batteries. Il vaut mieux développer un marché infrajournalier transparent, de nature à permettre les ajustements nécessaires.

Dans un système reposant entièrement sur les énergies renouvelables, ce n'est pas le stockage immédiat de l'énergie pour la consommation du lendemain qui pose problème. Ce qui posera problème, en 2035, dans un système reposant sur 80 % d'énergies renouvelables, c'est de pouvoir faire face à une semaine d'hiver sans le moindre vent, c'est le stockage saisonnier. Nous commençons donc à investir au niveau européen dans ce qu'on appelle le power to gas. En fait, le surplus d'électricité des éoliennes offshore sera transformé en hydrogène et injecté dans les réseaux de gaz. À long terme, ils constituent la forme de stockage la plus intéressante. Pour le court terme, en revanche, nous disposons d'énormément d'options qui nous permettent d'envisager sereinement les dix ou quinze prochaines années.

On prétend souvent, en France, que l'Allemagne de Mme Merkel est sortie du nucléaire pour renouer avec le charbon, mais la réalité est plus compliquée. Le gouvernement Schröder-Fischer-Trittin avait décidé, en 2002, la sortie du nucléaire. Lorsqu'elle s'est alliée avec les libéraux-démocrates en 2010, Mme Merkel a rompu cet engagement, qui était presque perçu comme un contrat de paix entre les générations, mais six mois plus tard est survenue la catastrophe de Fukushima. Schröder et Fischer avaient en quelque sorte fait la paix entre les pères et les fils. Pour comprendre la sortie du nucléaire en Allemagne, il faut lire dans la presse de l'époque les réactions suscitées par la rupture de ce contrat par Mme Merkel et M. Rösler. La catastrophe de Fukushima a donc provoqué un tsunami électoral en Allemagne ! Jamais le Vert Kretschmann ne serait devenu ministre-président du Bade-Wurtemberg si le scrutin n'était intervenu six semaines après Fukushima.

L'Allemagne aurait importé du nucléaire français, dit-on en France, mais c'est le solaire du sud de l'Allemagne qui a sauvé la France alors que l'hiver était particulièrement rigoureux – je crois que c'était l'hiver 2010-2011. Aujourd'hui, l'Allemagne exporte vers la France. C'est très logique : le prix du mégawattheure est de 25 euros en Allemagne, contre 30 à 35 euros en France. Quant au recours au charbon, il signe non pas un échec allemand mais un échec de la politique européenne en matière de CO2. Le prix de la tonne de CO2 est passé de 25 euros en 2008, époque à laquelle l'Allemagne avait très peu recours au charbon et beaucoup recours au gaz, à 5 euros aujourd'hui. À cause d'un instrument européen mal calibré, dont je n'espère guère que la directive européenne le corrige, le gaz sort de la courbe de mérite. Je me bats donc pour un prix-plancher du CO2, négocié entre la France, l'Allemagne et le Benelux. Un prix-plancher instauré en France seulement aurait des effets pervers, mais il ne faut pas pour autant espérer rallier la Pologne. Le niveau pertinent n'est ni national ni européen, c'est un niveau intermédiaire, celui du marché de l'électricité sur lequel sont présents France, Allemagne, Italie, Espagne, Portugal, Benelux et Danemark.

Après les élections en France et en Allemagne, nos pays devront discuter de l'articulation d'un prix-plancher du carbone avec une sortie graduelle du charbon en Allemagne et du nucléaire en France pour mettre un terme à des surcapacités qui posent problème sur le marché de l'électricité. Ils devront aussi se mettre d'accord sur les voitures électriques pour sauver l'industrie européenne. Celle-ci n'est effectivement pas bien positionnée par rapport à Tesla ou BYD et d'autres constructeurs chinois. Si la France et l'Allemagne s'engagent ensemble sur la voie de l'électromobilité, je dois pouvoir, en Allemagne, acheter de l'électricité à une borne avec ma carte bancaire française. Il faut penser à un système dont le périmètre serait au moins une grande zone européenne. Ce sont là les deux priorités pour la France et l'Allemagne après les élections.

Pourquoi ces escroqueries au carbone ? Un ami qui connaît cela très bien m'a dit avoir constaté, dans les salles de trading de carbone, que les traders laissaient leur mot de passe sur leur ordinateur, ou que n'importe qui pouvait le récupérer sur leur smartphone. En somme, les opérateurs agissaient comme s'ils ne participaient qu'à une partie de Monopoly entre amis, ils n'avaient pas les réflexes des traders professionnels et il était bien trop facile d'infiltrer ce milieu. Heureusement, cette époque est révolue et tout est plus verrouillé. Il y eut aussi les problèmes de fraudes carrousel à la TVA, que nous connaissons par ailleurs. Nous n'avons pas trop parlé de tout cela pour ne pas trop compromettre ce qui était présenté comme l'instrument phare, mais, personnellement, je crois que la transition énergétique tient beaucoup plus aux énergies renouvelables, à l'efficacité énergétique et aux réseaux qu'à la vertu d'un seul marché, celui du carbone.

Je ne sais, madame Bonneton, si le coût du démantèlement de l'usine de retraitement de La Hague a été évalué. Il en existe deux au monde de ce type, l'autre étant celle de Sellafield en Angleterre. Les Anglais ont provisionné 80 milliards pour le démantèlement de Sellafield ! Voilà qui vous donnera un ordre de grandeur. Quand on voit Areva… Où est l'argent nécessaire ? J'espère qu'une commission parlementaire se penchera sur la question du financement du démantèlement de ces infrastructures. Il est bien plus cher de démanteler un réacteur nucléaire que de le construire. Et pour cause : au moment de la construction, il n'y a pas de radioactivité !

En ce qui concerne l'effacement, je m'appuierai sur un exemple. Lorsque vous vous déplacez en Vélib', devez-vous, parce que vous n'avez emprunté ni autobus ni voiture, verser une compensation à Renault ou à la RATP ? La France a pourtant mis en place un système dans lequel l'agrégateur doit compenser financièrement les opérateurs. Bien sûr, il y a, derrière cela, des logiques économiques un peu plus complexes, mais, aux États-Unis, les producteurs ont été en procès contre le régulateur précisément parce que la compensation des fournisseurs par les agrégateurs a été interdite. Ceux qui gagnent dans tout cela, ce sont les agrégateurs, mais aussi les fournisseurs : quand il y a beaucoup d'agrégateurs, beaucoup d'effacement, le prix chute sur le marché infrajournalier, et même le trader y gagne. Bien sûr, le producteur y perd. C'est un dilemme : EDF Trading gagne sur l'effacement, tandis qu'EDF perd en tant que producteur. Plus l'effacement est important, plus le producteur – que ce soit un producteur d'éolien ou de nucléaire – perd, mais nous savons que le mieux pour le système, et donc pour les consommateurs, est d'avoir un maximum d'effacement. Aux États-Unis, 10 % de la pointe sont effacés. En Europe, en moyenne, nous n'atteignons même pas 1 %. Pour garder un système bon marché, il faut avancer sur la voie de l'effacement. Las ! Il y a une barrière de trop en France.

D'un point de vue industriel, je ne comprends pas l'attitude de la France en matière d'éolien offshore. Le marché est gigantesque, mais elle est très mal positionnée. Il y a cependant de l'espoir. Pourquoi Siemens totalise-t-il aujourd'hui 80 % de toutes les éoliennes en mer ? Parce que c'est une banque avec une activité d'ingénierie. Avec la crise économique, après 2008, chaque fois qu'un projet éolien offshore était envisagé en Angleterre, aux Pays-Bas, au Danemark, Siemens se présentait : « Voici les éoliennes, et voici le financement ! » Siemens a donc remporté tous les appels d'offres. Ne sous-estimez donc pas l'intérêt de la fusion entre Alstom et General Electric (GE). Alstom ne pouvait concurrencer Siemens, car Alstom n'a pas de banque ; en revanche, GE est un Siemens américain, une banque avec des ingénieurs. La France peut donc revenir dans le jeu. Encore faut-il que le marché se développe. Je ne comprends pas le faible engagement de la France en la matière. La France pourrait revenir dans le jeu si un marché de l'éolien offshore s'y développait d'ici à 2025, mais ce n'est pas avec 3 000 mégawatts sur dix ans, comme il était envisagé initialement dans le cadre de la programmation pluriannuelle de l'énergie, qu'une industrie peut se construire, d'autant que les prix chutent. Il faut peut-être renégocier certains appels d'offres, mais, de grâce, il faut y aller ! C'est un marché mondial qui naît : Siemens s'allie avec l'opérateur danois DONG Energy et s'implante aux États-Unis, à Taïwan, au Japon…

Merci, monsieur Dumas, de vos questions très précises. J'ai répondu sur l'Afrique. Sur la voiture électrique, vous voyez juste. Une voiture électrique, ce n'est pas un, réfrigérateur de plus, ce sont cinquante réfrigérateurs de plus ! Pour ma part, cela fait peut-être un mois que je l'ai compris. Au début, je pensais qu'il s'agirait de toutes petites voitures électriques, peut-être avec une batterie de vingt kilowattheures et un panneau solaire chez soi, mais, quand nous avons auditionné les représentants de Volkswagen au Parlement européen, après s'être répandus en excuses à propos de leur fraude, ils ont évoqué des investissements en vue de parvenir à des batteries de 120 kilowattheures. À l'heure actuelle, nous n'allons pas au-delà de 80 – avec un modèle Tesla – mais il y aura donc demain des batteries de 100, 120 ou 150 kilowattheures. Bien sûr, ceux qui jouissent du luxe d'un garage rechargeront leur voiture chez eux, mais, en ce qui concerne les grandes villes comme Paris ou Lyon, peut-être même les petites villes, les ingénieurs doivent réfléchir au meilleur emplacement possible pour les bornes : près du transformateur ? près du supermarché ? près de l'église ou de la mairie ? Ce sont de gros câbles. Il faut anticiper cette évolution, la course est lancée. Ce n'était pas le cas il y a un an. Sans le Dieselgate, tout cela aurait été très mou, très lent ; maintenant, nous n'avons plus le temps, et le passage à l'électromobilité est aussi une question de politique publique.

Les échanges d'électricité se pratiquent déjà en Californie, grâce au blockchain, une nouvelle technique d'échange d'argent virtuel développée dans les banques – je ne suis pas très porté sur les technologies de l'information et de la communication, il m'arrive de manquer certaines évolutions. Des traders pourront échanger jusqu'à de petites quantités, car les coûts de transaction seront très réduits. En Europe, cela se fait déjà à Zürich. En Californie, c'est apparu il y a deux ans, et cela se pratique massivement.

Je me demande parfois pourquoi la France ne se met pas au biogaz. Le mégawattheure produit par l'énergie solaire coûtera 50 euros, contre 12 euros par mégawattheure issu du biogaz, et ce n'est pas seulement bon marché : cela fait sens dans le cadre de la politique agricole, notamment pour procurer un revenu aux agriculteurs. Mais vaut-il mieux produire du biogaz pour produire de l'électricité ou pour l'injecter dans les réseaux de gaz ? Il faut considérer que tous les villages de France n'ont pas de gaz. Je pense que Gérard Mestrallet et ENGIE l'ont compris. Selon certaines présentations de ENGIE que j'ai vues, 20 % à 40 % du gaz français pourraient être remplacés. En cette période de crise laitière, de crise bovine, nous avons là un atout important pour sécuriser le beau métier d'agriculteur.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Merci pour ces passionnants échanges sur un sujet complexe et essentiel.

Avec la directive annoncée et la COP22, nous aurons d'autres occasions de discuter de ces questions, chers collègues.

La séance est levée à 10 heures.