Intervention de Claude Turmes

Réunion du 19 octobre 2016 à 8h30
Commission des affaires européennes

Claude Turmes, membre du Parlement européen :

Le défi des réseaux en Afrique est effectivement considérable. Je vois ce soir M. Borloo pour en discuter. Ce qu'il a fait en ralliant tous les chefs d'État africains est formidable. J'essaie de lui ouvrir encore plus grand les portes à Bruxelles. Nous allons examiner ce soir comment l'Europe peut aider l'Afrique. Si nous n'aidons pas celle-ci à faire un saut qualitatif en matière d'électricité verte, ce sont des millions de migrants qui se mettront en route. Les réseaux africains seront-ils très vastes, ou bien y aura-t-il beaucoup de microgrids ? Pour alimenter un village, il peut effectivement suffire d'une éolienne, de quelques panneaux solaires, d'un container avec des batteries et d'un logiciel. En fait, il y aura les deux, et, quoi qu'il en soit, la question des réseaux est très importante.

Non, nous ne sommes pas très favorables, madame Chabanne, au développement de la production de pétrole de schiste en Estonie. Cela étant, il n'est pas certain que ce mode de production y bénéficie de nouveaux investissements. Quant au gaz de schiste, la Pologne l'a évoqué pendant dix ans mais… rien n'a été entrepris ! Si le gaz de schiste s'est développé aux États-Unis, ce fut largement lié au vice-président Dick Cheney, qui dirigeait auparavant Halliburton. C'est ainsi que furent prises, sous la présidence de George W. Bush, des lois qui affranchissent l'extraction de gaz de schiste des règles relatives à la protection de l'eau, qui disposent que les dommages causés sont couverts par l'État, qui exonèrent de tout impôt les profits réinvestis. L'Europe n'a pas de Dick Cheney, il n'y aura donc pas de gaz de schiste en Europe, je suis serein. L'opposition au gaz de schiste est trop forte, et il faudrait trop d'entorses à des principes fondamentaux, comme le principe pollueur-payeur.

En ce qui concerne les réseaux de distribution, je suis de ceux qui défendent les services d'intérêt général. J'approuve tout à fait l'idée d'une propriété publique des réseaux – propriété de l'État, des régions ou des grandes villes. Ensuite, avec le numérique et la participation des réseaux au marché de l'effacement, l'idéal, pour moi, serait de combiner propriété publique et opérateurs professionnels. Je ne suis effectivement pas certain qu'une entité étatique soit le meilleur acteur en matière de technologies de l'information et de la communication. Cela ne veut pas dire que nous allons forcer EDF et Enedis à se séparer, mais il faut plus de murailles de Chine. Cela dit, si j'étais favorable au dégroupage en matière d'électricité, il n'en allait pas de même pour le rail : ce n'est pas la même chose, il y a des enjeux de sécurité, et il est drôlement plus compliqué d'organiser un rail séparé. Voyez le dernier paquet ferroviaire : il marque l'arrêt d'une libéralisation stupide. Il s'agit d'ouvrir la concurrence lorsque c'est utile, et d'intégrer lorsque c'est utile. Le dernier paquet ne correspond pas à ce que certains néolibéraux voulaient ; c'est tant mieux, car nous sommes allés trop loin.

En ce qui concerne le stockage, nous avons beaucoup investi en Europe dans la modernisation du pompage hydroélectrique. Entre 2002 et 2004, des décisions d'investissement assez considérables ont été prises. Notre capacité, en France, en Suisse, en Autriche, dans les pays scandinaves, est de 42 gigawatts, mais elle n'est pas utilisée. Pourquoi donc avoir autant investi ? C'est qu'à l'époque le prix de la pointe, à midi, était très élevé par rapport au prix de base ; l'électricité issue du pompage de la nuit précédente était vendue à midi, ou lors de la pointe vespérale. Aujourd'hui, le solaire s'est tellement développé que le prix de l'électricité à midi est inférieur au prix moyen. Toute la difficulté est d'anticiper. Comment savoir de combien de stations de pompage, de containers de batteries nous aurons besoin en 2025 ? Nous ne savons pas à quel point l'effacement sera efficace, ni à quel point les réseaux des différents pays seront intégrés. C'est pourquoi le budget européen finance des recherches non seulement sur les batteries mais aussi sur l'après-lithium – le lithium ne se trouve qu'en six ou sept endroits de la planète. En tout cas, il n'est pas utile, aujourd'hui, de lancer un programme subventionné de déploiement de containers de batteries. Il vaut mieux développer un marché infrajournalier transparent, de nature à permettre les ajustements nécessaires.

Dans un système reposant entièrement sur les énergies renouvelables, ce n'est pas le stockage immédiat de l'énergie pour la consommation du lendemain qui pose problème. Ce qui posera problème, en 2035, dans un système reposant sur 80 % d'énergies renouvelables, c'est de pouvoir faire face à une semaine d'hiver sans le moindre vent, c'est le stockage saisonnier. Nous commençons donc à investir au niveau européen dans ce qu'on appelle le power to gas. En fait, le surplus d'électricité des éoliennes offshore sera transformé en hydrogène et injecté dans les réseaux de gaz. À long terme, ils constituent la forme de stockage la plus intéressante. Pour le court terme, en revanche, nous disposons d'énormément d'options qui nous permettent d'envisager sereinement les dix ou quinze prochaines années.

On prétend souvent, en France, que l'Allemagne de Mme Merkel est sortie du nucléaire pour renouer avec le charbon, mais la réalité est plus compliquée. Le gouvernement Schröder-Fischer-Trittin avait décidé, en 2002, la sortie du nucléaire. Lorsqu'elle s'est alliée avec les libéraux-démocrates en 2010, Mme Merkel a rompu cet engagement, qui était presque perçu comme un contrat de paix entre les générations, mais six mois plus tard est survenue la catastrophe de Fukushima. Schröder et Fischer avaient en quelque sorte fait la paix entre les pères et les fils. Pour comprendre la sortie du nucléaire en Allemagne, il faut lire dans la presse de l'époque les réactions suscitées par la rupture de ce contrat par Mme Merkel et M. Rösler. La catastrophe de Fukushima a donc provoqué un tsunami électoral en Allemagne ! Jamais le Vert Kretschmann ne serait devenu ministre-président du Bade-Wurtemberg si le scrutin n'était intervenu six semaines après Fukushima.

L'Allemagne aurait importé du nucléaire français, dit-on en France, mais c'est le solaire du sud de l'Allemagne qui a sauvé la France alors que l'hiver était particulièrement rigoureux – je crois que c'était l'hiver 2010-2011. Aujourd'hui, l'Allemagne exporte vers la France. C'est très logique : le prix du mégawattheure est de 25 euros en Allemagne, contre 30 à 35 euros en France. Quant au recours au charbon, il signe non pas un échec allemand mais un échec de la politique européenne en matière de CO2. Le prix de la tonne de CO2 est passé de 25 euros en 2008, époque à laquelle l'Allemagne avait très peu recours au charbon et beaucoup recours au gaz, à 5 euros aujourd'hui. À cause d'un instrument européen mal calibré, dont je n'espère guère que la directive européenne le corrige, le gaz sort de la courbe de mérite. Je me bats donc pour un prix-plancher du CO2, négocié entre la France, l'Allemagne et le Benelux. Un prix-plancher instauré en France seulement aurait des effets pervers, mais il ne faut pas pour autant espérer rallier la Pologne. Le niveau pertinent n'est ni national ni européen, c'est un niveau intermédiaire, celui du marché de l'électricité sur lequel sont présents France, Allemagne, Italie, Espagne, Portugal, Benelux et Danemark.

Après les élections en France et en Allemagne, nos pays devront discuter de l'articulation d'un prix-plancher du carbone avec une sortie graduelle du charbon en Allemagne et du nucléaire en France pour mettre un terme à des surcapacités qui posent problème sur le marché de l'électricité. Ils devront aussi se mettre d'accord sur les voitures électriques pour sauver l'industrie européenne. Celle-ci n'est effectivement pas bien positionnée par rapport à Tesla ou BYD et d'autres constructeurs chinois. Si la France et l'Allemagne s'engagent ensemble sur la voie de l'électromobilité, je dois pouvoir, en Allemagne, acheter de l'électricité à une borne avec ma carte bancaire française. Il faut penser à un système dont le périmètre serait au moins une grande zone européenne. Ce sont là les deux priorités pour la France et l'Allemagne après les élections.

Pourquoi ces escroqueries au carbone ? Un ami qui connaît cela très bien m'a dit avoir constaté, dans les salles de trading de carbone, que les traders laissaient leur mot de passe sur leur ordinateur, ou que n'importe qui pouvait le récupérer sur leur smartphone. En somme, les opérateurs agissaient comme s'ils ne participaient qu'à une partie de Monopoly entre amis, ils n'avaient pas les réflexes des traders professionnels et il était bien trop facile d'infiltrer ce milieu. Heureusement, cette époque est révolue et tout est plus verrouillé. Il y eut aussi les problèmes de fraudes carrousel à la TVA, que nous connaissons par ailleurs. Nous n'avons pas trop parlé de tout cela pour ne pas trop compromettre ce qui était présenté comme l'instrument phare, mais, personnellement, je crois que la transition énergétique tient beaucoup plus aux énergies renouvelables, à l'efficacité énergétique et aux réseaux qu'à la vertu d'un seul marché, celui du carbone.

Je ne sais, madame Bonneton, si le coût du démantèlement de l'usine de retraitement de La Hague a été évalué. Il en existe deux au monde de ce type, l'autre étant celle de Sellafield en Angleterre. Les Anglais ont provisionné 80 milliards pour le démantèlement de Sellafield ! Voilà qui vous donnera un ordre de grandeur. Quand on voit Areva… Où est l'argent nécessaire ? J'espère qu'une commission parlementaire se penchera sur la question du financement du démantèlement de ces infrastructures. Il est bien plus cher de démanteler un réacteur nucléaire que de le construire. Et pour cause : au moment de la construction, il n'y a pas de radioactivité !

En ce qui concerne l'effacement, je m'appuierai sur un exemple. Lorsque vous vous déplacez en Vélib', devez-vous, parce que vous n'avez emprunté ni autobus ni voiture, verser une compensation à Renault ou à la RATP ? La France a pourtant mis en place un système dans lequel l'agrégateur doit compenser financièrement les opérateurs. Bien sûr, il y a, derrière cela, des logiques économiques un peu plus complexes, mais, aux États-Unis, les producteurs ont été en procès contre le régulateur précisément parce que la compensation des fournisseurs par les agrégateurs a été interdite. Ceux qui gagnent dans tout cela, ce sont les agrégateurs, mais aussi les fournisseurs : quand il y a beaucoup d'agrégateurs, beaucoup d'effacement, le prix chute sur le marché infrajournalier, et même le trader y gagne. Bien sûr, le producteur y perd. C'est un dilemme : EDF Trading gagne sur l'effacement, tandis qu'EDF perd en tant que producteur. Plus l'effacement est important, plus le producteur – que ce soit un producteur d'éolien ou de nucléaire – perd, mais nous savons que le mieux pour le système, et donc pour les consommateurs, est d'avoir un maximum d'effacement. Aux États-Unis, 10 % de la pointe sont effacés. En Europe, en moyenne, nous n'atteignons même pas 1 %. Pour garder un système bon marché, il faut avancer sur la voie de l'effacement. Las ! Il y a une barrière de trop en France.

D'un point de vue industriel, je ne comprends pas l'attitude de la France en matière d'éolien offshore. Le marché est gigantesque, mais elle est très mal positionnée. Il y a cependant de l'espoir. Pourquoi Siemens totalise-t-il aujourd'hui 80 % de toutes les éoliennes en mer ? Parce que c'est une banque avec une activité d'ingénierie. Avec la crise économique, après 2008, chaque fois qu'un projet éolien offshore était envisagé en Angleterre, aux Pays-Bas, au Danemark, Siemens se présentait : « Voici les éoliennes, et voici le financement ! » Siemens a donc remporté tous les appels d'offres. Ne sous-estimez donc pas l'intérêt de la fusion entre Alstom et General Electric (GE). Alstom ne pouvait concurrencer Siemens, car Alstom n'a pas de banque ; en revanche, GE est un Siemens américain, une banque avec des ingénieurs. La France peut donc revenir dans le jeu. Encore faut-il que le marché se développe. Je ne comprends pas le faible engagement de la France en la matière. La France pourrait revenir dans le jeu si un marché de l'éolien offshore s'y développait d'ici à 2025, mais ce n'est pas avec 3 000 mégawatts sur dix ans, comme il était envisagé initialement dans le cadre de la programmation pluriannuelle de l'énergie, qu'une industrie peut se construire, d'autant que les prix chutent. Il faut peut-être renégocier certains appels d'offres, mais, de grâce, il faut y aller ! C'est un marché mondial qui naît : Siemens s'allie avec l'opérateur danois DONG Energy et s'implante aux États-Unis, à Taïwan, au Japon…

Merci, monsieur Dumas, de vos questions très précises. J'ai répondu sur l'Afrique. Sur la voiture électrique, vous voyez juste. Une voiture électrique, ce n'est pas un, réfrigérateur de plus, ce sont cinquante réfrigérateurs de plus ! Pour ma part, cela fait peut-être un mois que je l'ai compris. Au début, je pensais qu'il s'agirait de toutes petites voitures électriques, peut-être avec une batterie de vingt kilowattheures et un panneau solaire chez soi, mais, quand nous avons auditionné les représentants de Volkswagen au Parlement européen, après s'être répandus en excuses à propos de leur fraude, ils ont évoqué des investissements en vue de parvenir à des batteries de 120 kilowattheures. À l'heure actuelle, nous n'allons pas au-delà de 80 – avec un modèle Tesla – mais il y aura donc demain des batteries de 100, 120 ou 150 kilowattheures. Bien sûr, ceux qui jouissent du luxe d'un garage rechargeront leur voiture chez eux, mais, en ce qui concerne les grandes villes comme Paris ou Lyon, peut-être même les petites villes, les ingénieurs doivent réfléchir au meilleur emplacement possible pour les bornes : près du transformateur ? près du supermarché ? près de l'église ou de la mairie ? Ce sont de gros câbles. Il faut anticiper cette évolution, la course est lancée. Ce n'était pas le cas il y a un an. Sans le Dieselgate, tout cela aurait été très mou, très lent ; maintenant, nous n'avons plus le temps, et le passage à l'électromobilité est aussi une question de politique publique.

Les échanges d'électricité se pratiquent déjà en Californie, grâce au blockchain, une nouvelle technique d'échange d'argent virtuel développée dans les banques – je ne suis pas très porté sur les technologies de l'information et de la communication, il m'arrive de manquer certaines évolutions. Des traders pourront échanger jusqu'à de petites quantités, car les coûts de transaction seront très réduits. En Europe, cela se fait déjà à Zürich. En Californie, c'est apparu il y a deux ans, et cela se pratique massivement.

Je me demande parfois pourquoi la France ne se met pas au biogaz. Le mégawattheure produit par l'énergie solaire coûtera 50 euros, contre 12 euros par mégawattheure issu du biogaz, et ce n'est pas seulement bon marché : cela fait sens dans le cadre de la politique agricole, notamment pour procurer un revenu aux agriculteurs. Mais vaut-il mieux produire du biogaz pour produire de l'électricité ou pour l'injecter dans les réseaux de gaz ? Il faut considérer que tous les villages de France n'ont pas de gaz. Je pense que Gérard Mestrallet et ENGIE l'ont compris. Selon certaines présentations de ENGIE que j'ai vues, 20 % à 40 % du gaz français pourraient être remplacés. En cette période de crise laitière, de crise bovine, nous avons là un atout important pour sécuriser le beau métier d'agriculteur.

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