Intervention de Dorothée Schmid

Réunion du 5 octobre 2016 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Dorothée Schmid, responsable du programme « Turquie Moyen-Orient » à l'Institut français des relations internationales :

Merci, madame la présidente, de votre invitation. Vous avez posé une liste de questions très impressionnante : un analyste a rarement eu autant de sujets ingérables à traiter en une seule fois ! Je tenterai de brosser un rapide panorama de ce que change la tentative ratée de coup d'État.

En préambule, je souhaite rappeler que les analystes qui travaillent sur la Turquie ont de plus en plus de difficultés à accéder à l'information. Dès qu'une crise se produit, le gouvernement turc impose un black-out aux principaux médias. Actuellement, on assiste à une véritable chasse aux sorcières qui touche non seulement les médias pro-Gülen, mais aussi les médias libéraux. Quant aux réseaux sociaux, ils sont étroitement administrés par le gouvernement. En outre, il est plus difficile aujourd'hui de faire s'exprimer des personnes dissidentes : elles s'inquiètent de la façon dont leurs propos pourraient être enregistrés ou restitués à contretemps, et des conséquences que cela pourrait avoir pour leur sécurité personnelle.

Nous sommes confrontés à un deuxième problème : le contrôle de notre propre expression. Tout ce que nous disons est scruté par les autorités turques, ce qui est parfois un peu compliqué à gérer au quotidien.

Par ailleurs, les interférences très nombreuses entre les différents dossiers que vous avez évoqués rendent l'analyse malaisée, d'autant qu'il est difficile de rester neutre lorsque des sujets aussi politiques et électoralement sensibles que l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne ou la question des réfugiés sont abordés.

À la fin de l'année 2005, nous sommes entrés dans une phase de négociation sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, le présupposé étant qu'elle satisfait aux critères politiques de Copenhague. Aujourd'hui, il me semble nécessaire d'aborder la question de la définition de la démocratie dans notre discussion avec la Turquie. De mon point de vue, il s'agit actuellement de la principale problématique, si l'on se place à un niveau très macroscopique.

Je traiterai successivement trois points : la situation interne en Turquie après la tentative de coup d'État, ses conséquences sur le positionnement de la Turquie dans la région, ses conséquences sur les relations de la France et de l'Union européenne avec la Turquie.

Les circonstances de la tentative de coup d'État restent assez floues. Celle-ci a été une surprise. Lorsque l'on travaille sur les questions politiques en Turquie, on est habitué à entendre régulièrement des gens prévoir des coups d'État militaires. Cependant, en l'occurrence, il semblait que l'AKP avait réussi à renvoyer l'armée dans ses casernes. On pouvait donc s'attendre à toutes sortes de difficultés du point de vue sécuritaire en Turquie, mais guère à une tentative de coup d'État. Apparemment, celui-ci n'a pas été très bien mené. Face au flou qui entoure ses circonstances, le gouvernement turc véhicule un scénario d'explication très cohérent, qui aide à en faire passer le traumatisme : le « scénario Gülen » présente le mérite d'être rassurant pour la majorité des Turcs. C'est une des bases de la manifestation d'unité nationale que l'on observe effectivement en Turquie : le gouvernement a gagné en crédit politique parce qu'il a résisté à cette tentative de coup d'État militaire.

On peut voir la réaction du régime de la façon la plus positive comme de la façon la plus négative.

Le discours unanimiste du régime sur le triomphe de la démocratie fonctionne sur le papier. Je me suis moi-même étonnée pendant des années que l'on considère les interférences de l'armée dans la vie politique turque comme le garant de la progression démocratique du pays. Désormais, un coup d'État militaire n'est plus acceptable pour la majorité de la population, ce qui est rassurant.

D'un autre côté, la reprise en main va un peu au-delà des cercles gülenistes étroits que le gouvernement a désignés au départ comme l'ennemi. La répression semble s'étendre à d'autres milieux, notamment aux milieux pro-kurdes et aux libéraux qui ne soutiennent pas l'AKP. Telles sont aujourd'hui les trois communautés politiques en présence en Turquie : l'union nationale autour du régime, un milieu kurde partiellement en dissidence, des libéraux coincés entre le marteau et l'enclume.

Si l'on tente une synthèse entre ces deux visions, on peut dire que, après ce coup d'État raté qui aurait pu après tout réussir, et qui s'est retourné en très peu de temps, la reprise en mains était absolument inévitable – pour ma part, je m'attendais à ce qu'elle soit plus violente encore. Finalement, le « scénario Gülen » a le mérite de proposer une sorte de façade légale à cette reprise en mains. On pourrait du reste prendre le gouvernement turc au mot, car des personnes plutôt favorables à l'AKP se retrouvent aujourd'hui prises dans le maelström de la répression ; on sent que des erreurs sont commises, y compris à l'égard de la communauté qui soutient le régime. L'AKP a d'ailleurs promis des ajustements.

Au bout du compte, la stabilité du pays apparaît dégradée, les très nombreux limogeages ayant ébranlé les principales institutions de l'État, d'abord l'armée et la justice, puis l'éducation et la police – dans laquelle de nouvelles purges ont eu lieu hier. Le président de la République est, à mon sens, plutôt affaibli, puisqu'on lui découvre régulièrement de nouveaux ennemis. Une dynamique d'instabilité traverse le paysage politique et social, car l'intensité de la répression risque de susciter une nouvelle forme d'opposition, sachant que les anciennes menaces sécuritaires, le PKK et Daech, sont toujours présentes. Il y a deux jours, le premier ministre turc a pris la peine de démentir les rumeurs d'un nouveau coup d'État. Enfin, l'économie est fragilisée par la montée des risques politiques : il y a une dizaine de jours, Moody's a été la deuxième agence à abaisser la note de la Turquie au-dessous du niveau investment grade – risque de défaut faible –, ce qui n'est pas bon pour l'économie turque, surtout si le prix des hydrocarbures remontent.

En conclusion, l'onde de choc ne s'est pas encore entièrement propagée, et le moment de faire le bilan n'est pas encore venu.

J'en viens à la posture régionale de la Turquie.

Avant même la tentative de coup d'État, nous étions dans une période de remise en question de la politique étrangère turque : le premier ministre Ahmet Davutoğlu, artisan de la grande politique étrangère turque, avait été limogé au mois de mai. La Turquie réorganisait ses alliances et ses partenariats : elle était en train de se réconcilier avec Israël et avait déjà scellé sa réconciliation avec la Russie, après la brouille très spectaculaire de l'automne dernier.

La ligne diplomatique d'Ankara semble aujourd'hui beaucoup moins claire que par le passé. La Turquie traverse une crise d'image et de crédibilité assez large : la presse arabe du Moyen-Orient a commenté abondamment et avec beaucoup d'inquiétude la tentative de coup d'État ; même si elle loue le rapprochement avec Moscou, la « bonne » presse russe reste encore très critique à l'égard du régime turc. On sent que tout le monde retient son souffle. Les alliés de la Turquie, à savoir les États-Unis et les pays européens, n'ont fait preuve d'une empathie ni très forte ni très spontanée, ce que les Turcs nous reprochent aujourd'hui. Des tensions se dessinent avec ces alliés, notamment avec les États-Unis, le point de contentieux central étant la présence de Fethullah Gülen aux États-Unis et la question de son extradition.

C'est sur ce fond d'interrogations quant à la possibilité d'une nouvelle politique étrangère qui remplacerait celle d'Ahmet Davutoğlu qu'est survenue, un peu plus d'un mois après la tentative de coup d'État, l'intervention turque en Syrie. Il s'agit, à mon sens, d'une deuxième surprise, qui traduit la volonté des Turcs de se remettre au centre du jeu régional, de montrer que l'État turc ne va pas si mal et que la Turquie n'est pas simplement un soft power dans la région, mais qu'elle peut aussi recourir à la puissance militaire. Toutefois, on ne sait pas très bien quels sont les objectifs de cette intervention, on n'est pas sûr qu'elle ait été vraiment négociée avec les principaux protagonistes de la crise syrienne et on ignore quelles seront ses suites. Les Turcs annoncent que leur présence pourrait être durable et donnent des signes indiquant leur volonté de se rendre utiles sur différents fronts, en Irak et éventuellement à Alep. Or on ne voit pas très bien quel pourrait être leur rôle au sein de l'imbroglio syrien, le jeu étant actuellement dominé par l'antagonisme négocié entre les États-Unis et la Russie. Le parlement irakien a voté cette nuit une résolution condamnant l'intervention turque en Syrie et excluant catégoriquement toute participation turque à la reprise de Mossoul.

En conclusion, la Turquie tente d'apparaître comme une puissance, mais dans un contexte où elle ne peut pas dicter l'avenir. En voulant faire une démonstration de force, elle se place plutôt, à mon sens, en position de fragilité.

Quelles sont les conséquences pour l'Union européenne et la France ? Il y a, selon moi, deux points importants.

Premièrement, dans le contexte politique interne européen, on assiste à une montée des tensions au sein des communautés turques présentes dans les différents pays de l'Union européenne – rappelons que les personnes originaires de Turquie forment la première communauté de migrants en Europe. Aux tensions existantes entre Turcs et Kurdes s'ajoutent désormais des tensions entre les légitimistes pro-AKP et les pro-Gülen. Des incidents violents se sont produits en Belgique, en Allemagne, en France, aux Pays-Bas et en Autriche. À ce titre, la question des extraditions se posera avec acuité. J'attends d'ailleurs impatiemment les prochains développements concernant l'éventuelle extradition des militaires turcs qui se sont réfugiés en Grèce au moment du coup d'État.

Deuxièmement, la relance du dossier de l'adhésion intervient, à mon sens, à contretemps. Selon l'argumentaire turc, la solidarité oblige les Européens à relancer ce dossier, car c'est précisément ce qui va conforter la Turquie. Mais, d'une part, la question des valeurs politiques est posée, ainsi que je l'ai indiqué en introduction, et, d'autre part, on peut s'interroger sur la capacité du gouvernement turc à mener à bien les réformes techniques nécessaires pour se conformer aux trente-cinq chapitres de l'acquis communautaire. Quant au dossier des réfugiés, il constitue, en quelque sorte, une « annexe » de la relation turco-européenne. Il faut mesurer aujourd'hui s'il doit être relié strictement à la question plus large de la négociation d'adhésion ou bien géré de façon bilatérale à plus court terme.

En conclusion, j'ai le sentiment que l'Union européenne est aujourd'hui marginalisée sur la plupart des dossiers stratégiques qui concernent la Turquie, car elle ne parle pas d'une seule voix. C'est l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) qui compte. Mais l'OTAN elle-même n'a pas vraiment été mise dans la boucle, notamment sur la question de l'intervention en Syrie. La tentative de coup d'État a finalement accentué certaines dynamiques négatives qui étaient déjà à l'oeuvre en Turquie. Même si actuellement, du côté turc, les événements s'emballent et la dictature de l'urgence prévaut, du côté européen, il est indispensable de garder notre sang-froid et d'avoir à l'esprit les vertus de la lenteur. À mon sens, notre capacité de levier sur ce qu'il se passe aujourd'hui à l'intérieur de la Turquie est extrêmement faible. En revanche, tous les dossiers de politique étrangère doivent être examinés, avec un préalable : ne pas précipiter les décisions.

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