J'insisterai sur le coup d'État qui vient d'échouer, sur le coup d'État qui est en cours et sur les autres tentatives de coup d'État qui pourraient se produire. Dans un deuxième temps, j'aborderai la question kurde et le dossier syrien. Enfin, je conclurai avec une note assez pessimiste sur l'Europe – d'ailleurs, je ne sais même pas s'il faut encore en parler.
Je reviens sur le coup d'État qui a échoué. Le gouvernement a accusé l'organisation de Fethullah Gülen d'être derrière ce coup d'État. Il ne fait pas de doute que cette organisation dispose d'un service de renseignement et qu'elle mène une politique d'infiltration au sein de l'État : elle a notamment infiltré les ministères régaliens tels que la justice, l'intérieur – très massivement –, l'éducation nationale et, depuis peu, les affaires étrangères. Il n'en reste pas moins que, près de trois mois après le coup d'État, le déroulement des événements reste encore obscur.
Un premier point n'est toujours pas éclairci : pourquoi le gouvernement, qui avait pourtant été informé de la tentative de coup d'État, n'a-t-il rien fait, au moins de 16 à 22 heures ? Je ne pense pas du tout qu'il se soit agi d'une manipulation d'Erdoğan. Au contraire, la tentative de coup d'État a été tout à fait réelle, et d'une très grande brutalité. En réalité, il y a eu une sorte de paralysie, qui s'explique très largement par le fait que tous les mécanismes de contrôle et d'équilibre au sein de l'État turc ont été détruits. C'est un problème extrêmement sérieux, sur lequel je reviendrai. On a l'impression que, même lorsque l'information est disponible, l'État est très largement paralysé par ses propres dysfonctionnements, l'absence de rationalité en son sein et l'absence de chaîne de transmission de l'information. La destruction de l'avion russe avait résulté, elle aussi, de ce manque de rationalité et de l'absence de mécanismes de contrôle et d'équilibre.
Deuxième point, très important selon moi : sans doute y a-t-il, derrière ce coup d'État, des officiers proches de la mouvance de Fethullah Gülen, mais, plus largement, il faudrait s'intéresser de plus près à la fragmentation très sanglante qui existe au sein de l'État turc lui-même. Cette fragmentation du monde sécuritaire turc n'est pas récente : c'est une constante de l'histoire de la Turquie de 1957 à nos jours. Dans les années 1990, une guerre civile meurtrière a eu lieu au sommet de l'État ; elle s'est soldée par l'enlèvement et l'exécution d'agents de sécurité de l'État par d'autres organes de sécurité. Aujourd'hui, on a l'impression que ce cycle de fragmentation s'accélère. Donc, réduire tout ceci à l'organisation de Fethullah Gülen me paraît relever de l'aveuglement. Je le souligne d'autant plus que j'ai toujours été opposé à cette organisation, y compris lorsque l'AKP en était très proche.
J'ai parlé d'un coup d'État en cours : c'est le coup d'État Erdoğan. La répression est effectivement très impressionnante, madame la présidente : environ 130 000 personnes ont été limogées au sein de la fonction publique d'État ; quelque 30 000 contrats privés ont été rompus ; plusieurs milliers d'associations, de fondations, de journaux, de chaînes de télévision et d'universités ont été soit interdites, soit dissoutes ; des fonds à hauteur de 40 milliards de livres turques, soit 12 à 13 milliards d'euros, ont été confisqués aux entreprises supposées proches de Fethullah Gülen ; il y a sans doute aujourd'hui plus de 30 000 personnes en prison ; parmi les personnes arrêtées, quatorze se sont suicidées. On est donc dans la démesure. C'est un putsch civil.
Une question se pose : comment le pouvoir d'Erdoğan se maintient-il aujourd'hui, malgré cette fragilisation extrême ? Les raisons sont multiples.
En premier lieu, le bloc hégémonique qui est derrière Erdoğan tient. Ce bloc représente, il faut le dire, 60 à 65 % de la population. C'est, là aussi, une constante de la politique turque depuis les années 1950 ou 1960 : l'électorat turc sunnite vote en grande majorité pour un parti conservateur ou un autre. Il y a une légitimité de principe, voire une obéissance à l'État. Ce bloc hégémonique comprend non seulement une bourgeoisie puritaine – de moins en moins puritaine, d'ailleurs –, à laquelle l'État transfère des centaines de milliards de dollars de fonds publics, mais aussi des couches très largement défavorisées, qui sont convaincues que la pauvreté est non pas une question sociale ou politique, mais un problème qui se traite par la charité. Or l'AKP mène une politique de charité, et répond aux demandes conservatrices des couches sunnites et turques. Le gouvernement est également soutenu par un puissant mouvement syndical. Il s'agit d'un système corporatiste, et il y a très peu de raisons que ce système se trouve fragilisé.
Deuxième raison pour laquelle ce pouvoir se maintient : la logique plébiscitaire. Erdoğan se veut l'homme qui incarne la nation, son histoire et son avenir, et s'adresse directement à la population, sans la médiation des institutions. Par exemple, il s'adresse directement aux maires de quartier, ou encore aux artisans et aux commerçants, en leur expliquant qu'ils sont non seulement des artisans et des commerçants, mais aussi des juges et des policiers de leur quartier. Il y a une logique de légitimation permanente du président, au détriment de toutes les institutions. On peut dire aujourd'hui que la Turquie est un pays très largement désinstitutionalisé.
Troisième raison : on assomme la population. Le pays est toujours en crise ou en guerre, même s'il ne sait plus contre qui : le mouvement de Fethullah Gülen, l'allié d'hier, est devenu l'ennemi ; Abdullah Gül, premier président issu de l'AKP, et Ahmet Davutoğlu, successeur d'Erdoğan à la tête de l'AKP et au poste de premier ministre, sont aujourd'hui considérés comme des traîtres potentiels ; on peut être en guerre avec Israël, la Russie ou l'Europe à un moment donné, et s'y allier quelque temps après. Il y a une idée de guerre permanente, à l'intérieur et à l'extérieur. La société est privée de ses repères, pour se penser, se critiquer, lire son passé immédiat et se projeter dans l'avenir. Cette situation de guerre permanente se traduit aussi par un discours politique très violent : Erdoğan répète souvent qu'une terre ne peut devenir la patrie qu'à la condition d'être arrosée par le sang des martyrs – ceux-ci étant érigés en éléments fondateurs de la nation – ou que la Première Guerre mondiale n'est pas terminée, qu'elle se poursuit aujourd'hui entre la Turquie et les puissances occidentales, dont le seul objectif est de détruire la Turquie. Tout ceci assomme la société. Or une société assommée produit, de manière quasi mécanique, des réflexes d'obéissance.
De ce point de vue, Erdoğan n'a perdu ni sa popularité ni sa base sociale. Au contraire, cette base sociale est mobilisée, et elle est d'ailleurs susceptible de devenir de plus en plus paramilitaire. D'où le risque de coups d'État à venir ou, du moins, d'une période de violence.
En effet, compte tenu des centaines de milliers de personnes limogées, dont un tiers des généraux du pays et de très nombreux policiers – hier, 12 000 policiers ont été limogés en une seule fois –, le champ militaro-sécuritaire turc est devenu un champ de ruines. Il faut remplacer ceux qui ont été arrêtés ou limogés par d'autres. Deux types d'acteurs sont recrutés : d'une part, d'anciens kémalistes, qui avaient eux-mêmes été limogés en 2008 et 2009 à la suite de procès intentés par des juges ou des procureurs proches de Fethullah Gülen – ces kémalistes sont de retour, mais ils ne seront pas loyaux envers Erdoğan ; d'autre part, des acteurs paramilitaires, à savoir des forces spéciales, des organisations et des entreprises sécuritaires islamistes ultra-radicales – ces organisations seront loyales envers Erdoğan, mais elles ne s'inséreront pas dans le cadre d'un État légal rationnel.
Le renouvellement du champ sécuritaire auquel nous assistons aujourd'hui porte donc en lui les germes d'une nouvelle fragmentation et d'une nouvelle période de violence, sans doute annonciatrice d'autres tentatives de putsch. Le fait de concentrer toute l'attention sur Fethullah Gülen empêche le pouvoir de percevoir les éléments structurels au sein du système politique et du champ militaro-sécuritaire turcs. Il ne voit pas que la machine est devenue incontrôlable, ce qui est extrêmement inquiétant.
J'en viens à la question syrienne et à la question kurde.
Dans le dossier syrien, nous sommes face à un double phénomène. Premier phénomène : l'échec total de la politique arabe de la Turquie depuis 2010. N'oublions pas qu'Erdoğan avait reçu le prix Kadhafi des droits de l'homme en novembre 2010, quelque mois avant que la guerre éclate en Libye. La Turquie avait normalisé ses relations avec tous les pays arabes, y compris avec les régimes les plus autoritaires et les plus anti-islamistes. Les contestations révolutionnaires arabes ont donc été un choc pour Ankara. La Turquie a mis beaucoup de temps à s'adapter à la nouvelle situation – de même que de nombreux pays européens.
À la fin de l'année 2011 et au début de l'année 2012, la Turquie a pensé que le moment était venu de s'imposer dans la région non pas comme une puissance impériale, mais comme un primus inter pares, en créant une sorte d'alliance qui regrouperait les Frères musulmans libyens, les Frères musulmans égyptiens, le parti Ennahdha tunisien et les Frères musulmans syriens, d'autant que le régime d'Erdoğan pensait que Bachar Al-Assad n'avait plus que quelques mois devant lui. Or les choses ne se sont pas passées ainsi : en Libye, les Frères musulmans n'ont pas réussi à obtenir la majorité, et le pays a sombré très rapidement dans la fragmentation ; en Égypte, le général Al-Sissi a fait un coup d'État très sanglant ; en Tunisie, le gouvernement d'Ennahdha ont été obligés de démissionner, puis le parti a perdu les élections. Dès lors, La Syrie restait, en quelque sorte, le seul point d'entrée. Or ce point d'entrée unique était malgré tout contrôlé, avec une brutalité extrême, par Bachar Al-Assad, soutenu par le Hezbollah et l'Iran et, de plus en plus, par la Russie. L'insistance de la Turquie dans sa politique anti-Bachar Al-Assad et ses compromissions d'abord avec le front Al-Nosra, puis avec l'État islamique s'expliquent très largement par sa frustration de voir les portes du monde arabe se fermer les unes après les autres devant elle.
Deuxième phénomène : le conflit avec les Kurdes. Erdoğan n'aurait eu aucun problème avec un acteur kurde qui aurait accepté de se mettre au service non pas de la Turquie, mais de la « nation turque sunnite ». Car n'oublions pas que, en Turquie, le nationalisme va toujours de pair avec une dynamique confessionnelle. Or, que ce soit en Syrie ou en Turquie, l'idée des acteurs kurdes – du PKK et du parti légal kurde en Turquie, du PYD en Syrie – était de renégocier sur le fond avec la Turquie, de refonder la Turquie sur une autre base. Cet antagonisme explique très largement pourquoi la Turquie a laissé passer par sa frontière des milliers de djihadistes non seulement européens, mais aussi tunisiens et marocains ; pourquoi, au moment de la bataille de Kobané, elle a eu une politique malgré tout bienveillante à l'égard de l'État islamique ; et pourquoi, lorsque les Kurdes ont voté très massivement en faveur du HDP, parti dit pro-kurde en juin 2015, Erdoğan a rompu le processus de paix et adopté une politique de la terre brûlée, qui a consisté à détruire massivement le tissu urbain d'une bonne dizaine de villes kurdes.
Aujourd'hui, la situation est un peu différente : la Turquie a capitulé devant la Russie ; le fait qu'elle n'ait pas prononcé un seul mot depuis le lancement de la nouvelle offensive sur Alep est significatif à cet égard. Sans doute y a-t-il eu aussi une forme de négociation avec les États-Unis, dont nous ne connaissons pas les termes. Et l'intervention de la Turquie, qui était désirée depuis très longtemps, mais qui résulte d'un échec de sa politique étrangère, a finalement eu lieu.
Cette intervention comporte énormément de risques. Il faut souligner un fait majeur : jusqu'à maintenant, l'État islamique n'a pratiquement pas résisté. Or ce même État islamique a montré qu'il était capable, malgré tout, de riposter. Ainsi, tout en appliquant une stratégie de non-combat, il a détruit six tanks turcs et tué une dizaine de soldats turcs et, surtout, organisé plusieurs attentats suicides très sanglants qui ont visé non pas l'armée turque en tant que telle, mais son alliée, l'Armée syrienne libre (ASL). Signalons que l'ASL d'aujourd'hui n'a plus rien à voir avec celle qui a été fondée le 29 juin 2011 : il s'agit désormais d'une coalition plus ou moins islamiste, soutenue par la Turquie, comprenant 2 000 à 2 500 membres, dont une bonne partie n'est pas entraînée ; l'ASL n'est donc pas en mesure de se battre contre l'État islamique. Notons aussi que de nombreux membres de l'ASL sont profondément anti-américains et ne sont pas très différents, finalement, de ceux du front Al-Nosra – lequel a pris un nouveau nom.
On se demande désormais ce que va faire la Turquie. Va-t-elle continuer sa progression vers Al-Bab ? Il s'agit d'une ville très importante pour l'État islamique, visiblement surarmée. Va-t-elle aller à Rakka ? Le peut-elle sans le soutien des Américains et, éventuellement, une participation kurde ? Que va-t-il se passer à Mossoul ? Bref, nous sommes vraiment dans l'inconnu. On a l'impression que, quarante-cinq jours après le début de l'intervention, la situation est bloquée : on ignore dans quelle direction la Turquie peut aller car, quelle que soit l'étape qu'elle franchisse, elle devra exposer ses soldats, et le prix à payer risque d'être très lourd. Est-elle prête à payer ce prix ? Telle est la question qu'il faut se poser.
Pour finir, vous nous avez demandé d'évoquer les rapports de la France et de l'Europe avec la Turquie. Je suis assez désespéré à ce sujet : je suis impressionné par l'aveuglement des Européens et des Américains à propos de ce qui se passe au Moyen-Orient. À plusieurs reprises, je l'avais répété dans mes interventions, que Falloujah, ville de 325 000 habitants, était tombée aux mains de l'État islamique, le 4 janvier 2014. Cet événement majeur était passé comme un fait divers dans la presse et cela n'avait suscité aucune réaction dans les chancelleries, ni à Washington, ni à Paris, ni à Bruxelles. Il a fallu attendre la chute de Mossoul, ville de 1,3 million d'habitants, le 10 juin 2014, pour que l'on prenne enfin la mesure de la gravité de la situation. De même, l'opposition syrienne nous avait avertis dès la fin de l'année 2011 qu'on allait avoir un gros problème de réfugiés. On a été dans l'aveuglement total, jusqu'à ce que le drame de 2015 se produise.
J'ai l'impression que l'Union européenne a décidé de devenir un non-acteur, un non-sujet. Aujourd'hui, cela n'a aucun sens de parler de l'Europe et de ses rapports avec la Turquie, car les marges de manoeuvre n'existent pas : l'Europe s'en est totalement privée, non seulement par son aveuglement, mais aussi par sa décision de ne pas devenir une puissance, de ne pas peser sur les affaires du monde. Aujourd'hui, vu de Turquie, l'Europe ne pèse pas. Je le sais d'autant mieux que nous entreprenons depuis plusieurs mois des démarches auprès des autorités françaises pour que quelque chose soit fait en faveur des milliers d'universitaires menacés en Turquie, avec lesquels nous sommes en contact permanent. On a l'impression que l'Europe est incapable de faire un geste, même symbolique. La paralysie est totale. Dès lors, je préfère ne pas trop m'étendre sur le sujet.