J'ai beaucoup apprécié les propos de nos deux orateurs. L'analyse de M. Bozarslan sur ce qui se passe en Turquie, en particulier, m'a frappé par son exactitude. J'aimerais vous poser deux questions, monsieur.
En premier lieu, selon vous, comment Erdoğan va-t-il utiliser la carte des migrants dans les mois qui viennent ? Il y a une dizaine de jours, il a déclaré que les engagements qui avaient été pris pour le mois de juin 2016 n'avaient pas été tenus et que sa patience s'épuisait. Je crois que vous avez raison : Erdoğan méprise l'Europe, qui est inexistante à ses yeux. Il a d'ailleurs remarquablement utilisé l'Europe pour casser l'armée turque, dernier rempart du kémalisme : ce rempart a sauté, avec la bénédiction du Parlement européen. Ensuite, il a changé de pied car, en fait, il n'a jamais souhaité entrer dans l'Union européenne et accepter des règles qu'il considère comme complètement baroques. Il a une vision à la fois nationale, ottomane et islamiste. Il rêve de recréer, en 2024, cent ans après l'abolition du califat, une sorte de néo-califat ottoman et islamiste, prétendument moderne. En attendant, il a fait chanter l'Europe. En mars dernier, les Français ont commis une erreur fondamentale en laissant Mme Merkel donner les clés des frontières européennes à la Turquie. Car c'est à cet homme-là que nous avons confié les clés des frontières de l'espace Schengen ! Compte tenu de la guerre civile larvée à l'intérieur de la Turquie et à ses frontières, que va faire Erdoğan sur la question des migrants, vis-à-vis de ce voisin faible et pathétique qu'est devenu l'Europe ?
Une deuxième question se pose : quel rôle va jouer la Turquie dans la décomposition de la Syrie et de l'Irak, alors que l'autre puissance islamique non arabe de la région, l'Iran, est déjà pleinement entrée en scène et que les pays arabes se sont effondrés ? Quelles évolutions géopolitiques anticipez-vous ? L'une des tâches de la diplomatie française devrait être d'imaginer le futur Moyen-Orient, très différent de celui qui a été façonné par les accords Sykes-Picot, dans lequel des puissances musulmanes non arabes vont avoir un poids majeur, celui des colonisateurs il y a cent ans.
Il y aurait beaucoup à dire aussi sur la manière absolument épouvantable dont s'est comportée la Turquie face au passage de djihadistes européens, notamment français, et au commerce d'êtres humains. Quand on connaît un peu le pays, il paraît étonnant que la police turque n'ait rien vu alors que le nombre de migrants était de 10 000 par jour en 2015. Nous avons loupé notre relation avec ce pays très important, aux yeux duquel nous ne sommes plus crédibles puisque nous ne disons rien. Nous ne sommes pas capables de dire quoi que ce soit sur la répression qui s'abat en Turquie, un pays avec lequel nous avons repris les négociations sur son adhésion à l'Union européenne, et auquel nous donnons des milliards de dollars pour qu'il s'occupe des réfugiés. Si les Hongrois faisaient un quart du dixième de cela, toutes les institutions européennes seraient saisies. Dans le cas de la Turquie, c'est silence radio général. Comme vous, j'aimerais que la diplomatie se montre un peu plus vivante sur ce sujet.