Concrètement, le couperet peut tomber à tout moment.
Pour des raisons spécifiques, à la fois institutionnelles et liée à la culture politique turque, la démocratie sociale met du temps à s'ancrer dans ce pays. C'est pourquoi il faut tenir bon sur un certain nombre de valeurs politiques européennes.
Pierre Lellouche explique que cela a été une grande erreur de laisser l'Allemagne s'occuper toute seule des migrants. Pourquoi les Français n'ont-ils pas participé à cette discussion un peu en amont ? On sent bien que la France n'était pas en position de leadership, peut-être parce que l'Allemagne l'avait mise au pied du mur en annonçant qu'elle allait accueillir un million de migrants. À ce moment-là, il aurait fallu organiser une discussion franco-allemande en urgence, avant que toute la séquence un peu catastrophique qui a suivi ne se mette en place et ne conduise à faire exactement le contraire de ce qui avait été décidé au départ, c'est-à-dire à fermer la route des Balkans.
À mon avis, le tarissement du flux de réfugiés n'est pas uniquement un effet de l'amélioration du contrôle par la police turque, il s'explique aussi par le message politique qui a été envoyé lors de la fermeture de la route des Balkans : sachant qu'ils vont être refoulés, les migrants ne vont pas aller se noyer dans la mer Égée. Ces communautés sont mobiles et nous devons comparer les politiques d'accueil des autres pays voisins de la Syrie, notamment celles de la Jordanie, du Liban et du Kurdistan irakien.
Comment les Turcs vont-ils gérer ce dossier des réfugiés, qui est évidemment très lourd en termes de politique intérieure ? Recep Tayyip Erdoğan a proposé de leur donner la nationalité turque mais il n'est pas certain que cette idée soit très populaire dans le pays. Nous n'avons pas eu de nouveaux effets d'annonces puissants sur le sujet, mais nous avons des coups de sonde, de temps en temps. Les Turcs vont être embarrassés par la présence de ces réfugiés syriens mais, pour le moment, elle bénéficie à l'économie. Il a fallu un certain temps avant que l'on comprenne à quel point le secteur informel de l'économie turque soutenait une bonne partie de la croissance, en cette période de crise où les mauvaises nouvelles s'accumulent : absence de touristes, baisse des financements extérieurs, risques de hausse du prix des hydrocarbures et donc de la facture extérieure. Dans un tel contexte, le pays a besoin de tout un secteur informel qui travaille pour l'exportation et de tous ces trafics à la frontière turco-syrienne pour alimenter la croissance économique.
Une autre manière de gérer le dossier serait de réinstaller une partie des réfugiés dans la fameuse zone tampon. Dans ce scénario à la Frankenstein, l'armée turque se présente en sauveur puisqu'une intervention terrestre est attendue depuis au moins deux ans en Syrie. En réalité, l'armée turque est en position de compliquer énormément la situation. Va-t-elle aller vers Al-Bab ou vers Alep, sachant que le siège de cette dernière ville est sous contrôle des Russes ? Avec qui va-t-elle s'allier ? Les incidents sont probables car les Turcs risquent de rencontrer le Hezbollah, l'armée syrienne, les Russes.
S'agissant des relations Russie-Turquie, je suis contente de voir qu'Hamit Bozarslan partage à peu près mon point de vue : les Turcs sont en position de totale faiblesse vis-à-vis de la Russie, et leur intervention en Syrie ne rééquilibre pas particulièrement le rapport de force. La crise de confiance est extrêmement forte. Poutine envisage la Turquie comme un coin à enfoncer dans l'Alliance atlantique plutôt que comme un allié avec lequel organiser des coups diplomatiques efficaces au Moyen-Orient.
Où va le régime ? Comment les Turcs voient-ils leurs intérêts nationaux ? Depuis le limogeage d'Ahmet Davutoğlu, j'ai l'impression que le régime est lancé dans une course à sa propre perte. Je ne m'attendais pas à ce qu'il y ait, en plus, un coup d'État militaire raté et une intervention en Syrie. Cependant, comme Hamit Bozarslan l'a très bien expliqué, l'AKP dispose d'une base sociale solide en Turquie. Fragilisé à l'extérieur pour de nombreuses raisons, Recep Tayyip Erdoğan peut compter sur la loyauté d'une bonne partie du peuple turc. C'est de la radicalisation potentielle des oppositions que dépendra, à mon avis, l'avenir du régime. La manière de gérer certains dossiers – les Kurdes, Gülen, Daech – et de traiter les libéraux est lourde de menaces à court terme pour le régime.
S'agissant des intérêts nationaux de la Turquie, il est très frappant de voir que l'on assiste à un rétrécissement de la perspective. En termes psychologiques, on pourrait dire que le trauma d'après coup d'État militaire est extrêmement présent. La Turquie est en train de se replier vraiment sur son syndrome de Sèvres ; elle développe une sorte de paranoïa vis-à-vis des interférences étrangères ; elle diabolise des minorités, sachant que Gülen en représente une variante confrérique. Je ne suis pas sûre qu'il y ait de grandes perspectives stratégiques à tirer des agissements successifs du gouvernement depuis deux mois.