Intervention de Hamit Bozarslan

Réunion du 5 octobre 2016 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Hamit Bozarslan, directeur d'études à l'école des hautes études en sciences sociales, spécialiste de la question kurde et des minorités au Moyen-Orient :

Une partie des questions posées ne concerne pas que la Turquie, mais elle a une dimension régionale.

En premier lieu, comment expliquer la trajectoire d'Erdoğan ? Nous sommes face à un problème qui concerne à la fois le Moyen-Orient et la Turquie. Au cours des années 1990, nous avons observé une bifurcation très claire au sein de l'islamisme à l'échelle régionale : d'un côté, al-Qaïda fondée en 1988 ; de l'autre côté, une branche qui a évolué vers le néolibéralisme, le conservatisme social, donc vers un islamisme non révolutionnaire. L'AKP en Turquie, mais aussi Ennahdha en Tunisie et le Parti de la justice et du développement (PJD) au Maroc appartiennent à ce deuxième courant.

Il y a eu un deuxième processus de déradicalisation en Turquie où les islamistes étaient réprimés et ne parvenaient pas à dépasser le seuil de 20 % de l'électorat. D'où cette grande ouverture vers les classes moyennes, vers les Kurdes et les intellectuels de gauche. N'oublions pas que l'AKP a flirté pendant plusieurs années avec des intellectuels de gauche, avant de les remplacer par des intellectuels ultranationalistes.

En revanche, à partir de 2010-2011, s'est opéré un processus de re-radicalisation mais de l'État cette fois et non pas du mouvement islamiste révolutionnaire. Maintenant qu'il contrôle l'État, Erdoğan entend refonder la société, en ayant trois repères chronologiques : 2023, le centenaire de la République ; 2053, le six centième anniversaire de la conquête d'Istanbul c'est-à-dire de Constantinople ; 2071, le millénaire de l'arrivée des Turcs en Anatolie. Il faudrait donc que d'ici à 2071, la société soit refondée pour entrer dans une nouvelle période millénaire. En tant qu'enseignant, je ne vois pas comment je vais gérer l'arrivée du mois de janvier 2017, mais Erdoğan, lui, pose à la Turquie l'horizon de 2071. La refondation doit absolument avoir lieu d'ici là

Voyez comment tout ceci crée une redéfinition du temps : le temps long doit être respecté ; le temps court doit obéir impérativement aux objectifs de ce temps long. Cela implique de construire la puissance en interne – homogénéiser la société, créer une nation organique obéissante à son chef – et à l'échelle régionale et mondiale.

C'est vrai qu'à l'été 2015, la presse de l'AKP disait très clairement ceci : puisque la Première Guerre mondiale continue, puisque les batailles décisives sont encore à venir, il faut inonder l'Europe de réfugiés. À ce moment-là, nous avons prévenu les chancelleries du drame humain considérable qui se préparait, et de la volonté de la Turquie d'utiliser ce qu'on appelle la puissance de nuisance en sciences sociales. Celle-ci ne se cantonne pas aux rapports bilatéraux, elle a une dimension historique. Une fois de plus, la Turquie est revenue sur l'idée que la Première Guerre mondiale n'avait qu'un seul objectif : détruire l'empire ottoman. Je crois qu'Erdoğan ne sait même pas que la Turquie a été alliée de l'Autriche-Hongrie et de l'Allemagne pendant la guerre ! Une nouvelle lecture de l'histoire a émergé avec cette perspective de 2071 et elle est omniprésente dans le discours d'Erdoğan.

Il faut effectivement prendre en considération l'Iran et la Turquie dans la nouvelle géographie du Moyen-Orient, avec la Russie. Néanmoins, j'ai de plus en plus l'impression que l'Iran, la Turquie et l'Arabie saoudite ne produisent pas le même type de radicalité. L'Iran a une diplomatie milicienne. L'Iran est présent organiquement dans les communautés chiites du Moyen-Orient, qui sont brutalisées. Le Hezbollah n'est pas du tout un enfant de choeur, je puis vous l'assurer, mais l'Iran arrive à consolider les communautés chiites, à un prix très élevé. Or l'Arabie saoudite et la Turquie produisent une sur-radicalité sunnite, tout en n'étant pas en mesure de la contrôler. Actuellement, l'Arabie saoudite n'est pas en mesure de contrôler l'État islamique ou al-Qaïda au Liban. Cette sur-radicalité finit par détruire la communauté sunnite. Nous sommes face à quelque chose d'asymétrique qui s'explique peut-être par l'histoire du chiisme et du sunnisme. L'Iran et la Turquie vont être présents, mais pas du tout de manière symétrique : la Turquie n'a pas de répondant dans la région, contrairement à l'Iran qui a du répondant au Liban mais aussi au Yémen, à Bahreïn, au Koweït.

Qu'en est-il de l'Europe ? Européen convaincu, je critique l'Europe parce que je pense que le monde a besoin d'elle et qu'elle ne le comprend pas. L'Europe renonce à avoir de la puissance alors qu'on ne peut pas être la première puissance économique mondiale sans avoir de la puissance tout court : avoir des valeurs, une vision du monde et la capacité d'y intervenir. Il ne s'agit pas là d'impérialisme.

La Russie actuelle peut mobiliser ses repères du XIXe siècle pour pouvoir prendre sa revanche sur la guerre froide. L'Europe, heureusement, ne peut pas mobiliser ses repères du XIXe siècle – Sedan, deux guerres mondiales, le darwinisme social. Ces repères n'ont pu être remplacés par d'autres qui puissent nous permettre de penser le monde de demain. On le voit à tous les niveaux, notamment dans le traitement de la question des réfugiés. Depuis 2008 et le naufrage de la Grèce, j'étais très critique par rapport à Mme Merkel. Le seul moment où elle a voulu se montrer généreuse, elle n'a pas eu de répondant. Au Mali aussi, on voit que l'Europe n'a pas de repères pour penser le monde de demain. La crise en Méditerranée, que vous avez évoquée, n'est pas du tout terminée. Les catastrophes sont encore à venir. Je ne voulais pas que la France intervienne au Mali mais qui d'autre pouvait le faire ? Il n'y avait personne. L'Europe n'était pas là pour décider d'aller au Mali où les choses ne vont toujours pas très bien.

On ne peut pas reprocher à l'Europe de vouloir dominer les politiques françaises. Il y a vraiment une absence d'Europe. Si les politiciens voulaient servir à quelque chose à l'avenir, ils pourraient éventuellement penser à la façon de dépasser ces narcissismes nationaux pour consolider l'Europe. Il y a là quelque chose à prendre en considération. La Russie, elle, pense en termes de puissance voire, très vulgairement, en termes de virilité. À cet égard, les discours de Poutine sont hallucinants. Et en face, il n'y a rien.

Comment la Turquie a-t-elle réagi à la reconnaissance du génocide arménien par l'Allemagne ? Finalement, elle a plus ou moins été obligée d'avaler la couleuvre. Comme lors de la crise avec la France, elle a rappelé son ambassadeur puis, quelques mois plus tard, elle a expliqué que cette reconnaissance était une décision du Parlement et non du gouvernement. Du coup, la situation a été gelée.

Comme vous, monsieur Myard, je pense que même si Erdoğan a énormément de ressort et de ressources, une stratégie de fuite en avant permanente ne peut pas durer indéfiniment. Madame la présidente, c'est peut-être la réponse à votre question : nous sommes impressionnés de voir à quel point les repères dans le temps et dans l'espace, qui sont nécessaires pour toute société, disparaissent en Turquie. Les repères d'altérité y ont disparu. Or une société, surtout lorsqu'elle se veut conservatrice en a besoin, un État a fortiori. Il semble que la peur ait remplacé tout cela. Il faut voir la peur qui s'est installée au sein de l'État en Turquie, au sein de l'AKP qui, on le sait, va être la cible de la prochaine purge. Les ministres, les députés, les maires ont peur. Plus le système a peur, plus il règne par la peur. Pour plagier le fameux adage, je dirais : qui règne par la peur périra par la peur.

Pour pouvoir sortir de ce régime de peur, il faudrait re-rationaliser l'État, reconsolider les institutions, penser à l'indépendance de la justice. Or quelque 4 500 des magistrats ont été arrêtés, soit le tiers de la profession. Il faudrait que des commissions d'enquête totalement indépendantes de l'exécutif puissent répondre aux questions qui se posent. Que s'est-il effectivement passé pendant le coup d'État ? Nous n'avons toujours pas d'organigramme. Il y a tous ces généraux qui disent avoir été putschistes mais pas du tout partisans de Fethullah Gülen. Que s'est-il passé entre les deux élections de 2015, interlude marqué par une terreur massive ? Qu'en est-il des fonds secrets, à la discrétion du président, dont le montant a triplé ou quadruplé ? Alors qu'il faudrait ré-institutionnaliser la Turquie pour que les risques de dérapage diminuent, on a l'impression que l'État est dans une fuite en avant permanente. On ne sait pas où cela va se terminer.

L'ASL n'est pas du tout une force de confiance, monsieur Mariani, même sur le plan militaire. Sa fragilité est visible sur le terrain. Sachez qu'il y a aussi un État islamique en Turquie. Selon les services de renseignement, il y aurait entre 1 000 et 3 000 membres de l'État islamique en Turquie. Nous avons des transcriptions, y compris venant de tribunaux, qui permettent de savoir à quel point la complicité a été massive à l'intérieur de la Turquie. Pour le moment, cette armée secrète de l'État islamique en Turquie n'a pas bougé, mais elle a des capacités de nuisance qu'il faut prendre en considération.

Pour compléter les propos de Dorothée Schmid, je précise que le Kurdistan irakien – 5 millions d'habitants – a reçu 1,8 million de réfugiés dont 250 000 Kurdes. Au Liban, les réfugiés sont très visibles dans les rues de Beyrouth : ils sont un million pour une population de 4 millions d'habitants. Ne parlons pas de la Jordanie, le pays qui a organisé de la manière la plus intelligente l'arrivée de 700 000 personnes. La Turquie n'est pas le seul pays concerné, mais elle tient un discours de misère et crie à l'abandon plus fort que les autres alors qu'elle compte 80 millions d'habitants. Quant à l'Arabie saoudite, elle s'adonne au chantage économique. Notons que le Liban, un pays qui se meurt économiquement et qui n'a plus d'État, ne fait pas de chantage. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas aider la Turquie ; je ne suis absolument pas contre le transfert des 6 milliards d'euros. Mais il s'agit d'une question régionale et non pas uniquement turque.

Pour conclure, je dirais qu'il faut évidemment négocier avec la Turquie. Je ne défends pas une stratégie de rupture, de sortie de la logique diplomatique. Restent à trouver les bases sur lesquelles négocier, en tenant compte des exigences du droit européen. Je répète que plus de 30 000 personnes ont été arrêtées, que quatorze d'entre elles se sont suicidées. Je n'ai guère de sympathie pour les membres de l'organisation de Fethullah Gülen, croyez-moi, mais, en tant que démocrate, ne dois-je pas défendre ceux qui ne sont pas nécessairement de mon camp ? Nous sommes face à un gouvernement qui déclare que les allégations de torture concernant les membres de Fethullah Gülen ne seront pas prises en considération. Une partie de la nation va être en dehors du corps national. Ceux-là ne disposeront que de la vie nue, comme on l'entendait dans l'empire romain : sans aucune protection, ils pourront être sacrifiés, mis à mort. La Turquie entre de plus en plus dans cette logique : les traîtres à la nation ne peuvent pas profiter du droit.

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