Monsieur le président, mes chers collègues, nous voici arrivés au terme des travaux de notre mission d'information, créée par la commission des Lois le 16 décembre 2015, avec pour objet d'évaluer l'efficacité des mécanismes européens pour prendre en charge des flux migratoires exceptionnels.
Notre commission ne pouvait manquer en effet de se pencher sur les conséquences de l'exode d'innombrables réfugiés chassés par la guerre et par les exactions en Irak, en Syrie et en Libye, et sur les conditions juridiques et politiques de leur accueil en Europe. Rappelons en effet que plus d'un million de migrants irréguliers ont rejoint l'Union européenne en 2015. De façon plus dramatique encore, les milliers de noyés en Méditerranée ne pouvaient que conduire les membres de notre commission à s'interroger sur la pertinence et l'adaptation des dispositifs de l'Union européenne en matière de gestion des flux migratoires. Pourquoi des réactions aussi tardives et en ordre si dispersé ? Pourquoi tant de divergences entre les États membres ? De tels drames humanitaires auraient-ils pu être évités ? Quel avenir pour le droit d'asile et la libre circulation en Europe ?
C'est en gardant ces questionnements présents à l'esprit que nous avons mené nos travaux. Nous avons auditionné de très nombreuses personnalités : ministre, hauts fonctionnaires, membres de l'OFII et de l'OFPRA, diplomates français et étrangers, universitaires, magistrats, représentants associatifs, etc. Je tiens à remercier aujourd'hui l'ensemble de ces personnes pour le temps qu'elles nous ont consacré. Nous sommes également allés sur le terrain recueillir un éclairage précieux, que ce soit à Athènes, à la frontière gréco-macédonienne, à Ankara ou encore à Izmir. Nous nous sommes par ailleurs rendus deux fois à Bruxelles.
Notre travail lui-même a été rythmé par l'actualité : la conclusion de l'accord entre l'Union européenne et la Turquie, le 18 mars dernier, l'évolution de la situation politique en Turquie, les différents sommets européens ou encore la publication de propositions de directives et de règlements communautaires ont ponctué le déroulement de nos travaux.
Notre mission d'information a finalement examiné et adopté hier son rapport, auquel elle a donné le titre suivant : « Flux migratoires exceptionnels : l'Europe face à ses responsabilités ». Il vous revient désormais d'en autoriser la publication.
Permettez-moi, avant de vous en esquisser les grandes lignes, de dire un mot du champ de cette mission. Conformément à son intitulé, elle a délibérément choisi de se concentrer sur la dimension européenne du phénomène migratoire, les aspects strictement français étant traités par ailleurs. En outre, si son champ n'incluait pas, en tant que telles, la lutte contre le terrorisme et la préservation de la sécurité des citoyens européens, cette préoccupation n'a bien sûr pas été absente de nos travaux.
Sur le fond, nous nous sommes efforcés, dans un premier temps, de poser un diagnostic précis. Nous avons tenu ainsi à donner au phénomène que nous analysions ses dimensions exactes. Les mouvements migratoires de grande ampleur ne sont en effet pas sans précédents, même s'ils n'avaient jamais atteint sur notre continent l'ampleur qu'ils ont connue au cours des deux dernières années. Au XXe siècle, l'Europe a déjà démontré sa capacité à absorber des afflux très importants de personnes déplacées. Du point de vue géographique, nous avons rappelé que les pays industrialisés n'accueillaient qu'une faible partie des réfugiés dans le monde : selon le HCR, 86 % des 21,3 millions de réfugiés se trouvent aujourd'hui dans des pays en voie de développement !
Cela précisé, il reste que les entrées irrégulières au cours des deux dernières années sur le territoire européen, à la suite notamment de la guerre en Syrie, ont connu une ampleur inédite. Ces flux migratoires se sont traduits par une forte augmentation des demandes d'asile notamment en Allemagne et, dans une moindre mesure, en Italie et en France.
Ces mouvements migratoires sont par ailleurs à l'origine de situations humaines souvent dramatiques. Je songe aux noyés en Méditerranée : 3 770 en 2015, 3 654 à ce jour en 2016. Je songe aussi aux migrants présents dans les hotspots des îles grecques, centres surpeuplés et où la violence est palpable. Je pense également aux 46 000 migrants bloqués en Grèce continentale, du fait de la fermeture de la route des Balkans, et accueillis dans des camps tenus soit par l'armée grecque, soit par les autorités civiles. Ceux tenus par les autorités civiles sont d'une qualité plus que contestable, comme nous avons pu le constater à Ellinikó.
L'accueil de trois millions de réfugiés en Turquie nous a semblé en revanche globalement acceptable. Les camps, où réside 10 % environ des réfugiés, sont considérés par les associations comme étant au-dessus des normes internationales. Nous souhaitons toutefois attirer l'attention sur la situation des enfants de réfugiés en Turquie. Beaucoup ne sont pas scolarisés. Certains sont contraints de travailler, dans des ateliers de textile par exemple, pour subvenir aux besoins de leurs parents. Le gouvernement turc assure avoir pris la mesure de ces problèmes. Il nous semble toutefois qu'il faut rester très vigilant sur ce point, notamment dans le cadre des discussions concernant l'usage des financements mobilisés par l'Union européenne.
Les mineurs en général nous sont, d'ailleurs, apparus comme les grands oubliés des débats sur les flux migratoires. Plus du quart du million de migrants arrivé en Europe en 2015 était constitué de mineurs. Plus de 7 000 enfants non accompagnés ont effectué la traversée d'Afrique du Nord vers l'Italie au cours des cinq premiers mois de l'année 2016. Ils sont exposés aux risques de mauvais traitements et d'exploitation, y compris sexuelle, voire de disparition. Cette question ne doit pas être éludée.
La protection en France des mineurs isolés étrangers, dont le nombre en métropole est estimé à plus de 8 000, relève de la compétence des départements. Il nous semble que l'État devrait accroître fortement l'aide financière qu'il apporte aux départements au titre de l'accueil des mineurs non accompagnés. Les régions devraient également être davantage impliquées dans leur accueil.
Ce diagnostic posé, nous avons analysé les réponses apportées par l'Union européenne.
Des instruments juridiques tels que le règlement Dublin III et le code frontières Schengen ont montré leur inadaptation. Quant à l'absence, malgré l'objectif affiché depuis plusieurs années de progresser sur la voie d'un « régime d'asile européen commun », d'harmonisation des régimes d'asile nationaux, elle a manifestement encouragé les mouvements migratoires secondaires d'un État à l'autre.
La lutte contre les passeurs doit impérativement être renforcée et recentrée sur la Méditerranée centrale où se concentrent désormais les flux. Je rappelle que la proportion de migrants ayant reçu le concours de réseaux de passeurs est estimée à 90 %. Le chiffre d'affaires de ces derniers aurait atteint près de dix milliards d'euros en 2015.
Pour ce qui est des relocalisations d'urgence, destinées à soulager la Grèce et l'Italie, leur nombre ne s'élevait qu'à 5 651 à la fin du mois de septembre 2016. Or l'objectif fixé par l'Union européenne lors de la création du mécanisme en 2015 était de 160 000 personnes relocalisées ! Nous appelons ici les États membres à amplifier drastiquement leurs programmes de relocalisation, conformément à leurs engagements.
Je précise que notre pays n'a pas à rougir de son bilan puisqu'il occupe la première place en matière de relocalisations. Nous pourrions néanmoins accroître, nous aussi, nos efforts en la matière. Il nous paraît essentiel, en particulier, que l'objectif de proposer chaque mois à la Grèce la relocalisation de 400 personnes, fixé par le ministre de l'Intérieur, ne reste pas lettre morte. Nous pourrions aussi ouvrir la relocalisation aux mineurs étrangers isolés.
J'en viens à présent à l'accord du 18 mars conclu entre l'Union européenne et la Turquie. Comme vous le savez, il prévoit que les migrants arrivant dans les îles grecques ont vocation, après avoir été enregistrés, à être renvoyés en Turquie s'ils ne demandent pas l'asile ou si leur demande d'asile est jugée infondée ou irrecevable. Pour chaque Syrien renvoyé, un autre est appelé à être réinstallé de la Turquie vers l'Union européenne – ce que nous appelons le « un pour un ». Il prévoit aussi, entre autres choses, la libéralisation du régime des visas en faveur des citoyens turcs, pour autant que tous les critères de référence soient respectés.
Les réinstallations débordent bien entendu le cadre de cet accord. Elles sont pratiquées par l'OFPRA depuis 2013. Le Conseil de l'Union européenne a également décidé la mise en place d'un mécanisme de cette nature en juillet 2015, visant à la réinstallation de plus de 22 000 personnes.
Les réinstallations dans le cadre de l'accord entre l'Union européenne et la Turquie apparaissent satisfaisantes. À la fin du mois de septembre 2016, 1 614 Syriens avaient déjà été réinstallés en Europe dans le cadre de l'accord.
Toutefois, d'un point de vue global, le niveau des réinstallations demeure insuffisant. À la mi-juin 2016, 7 272 personnes seulement avaient été réinstallées dans le cadre du programme de l'Union européenne de juillet 2015. Là encore, nous préconisons un renforcement des programmes de réinstallations.
Quoi qu'il en soit, le volet « réinstallations » de l'accord a fonctionné. Le tarissement des flux à travers la mer Égée constitue également un succès. En revanche, très peu de migrants ont été renvoyés des hotspots grecs vers les ports turcs. Ils étaient moins de 600 à la fin du mois de septembre 2016, pour l'essentiel des non-Syriens ou des personnes volontaires ou n'ayant pas sollicité l'asile en Grèce. L'obstacle au renvoi tient au dépôt systématique par les migrants d'une demande d'asile en Grèce, à la saturation des services grecs de l'asile et à la reconnaissance très large de l'admissibilité des demandes. Les services grecs de l'asile sont réticents à considérer la Turquie comme un « pays tiers sûr », réticence renforcée par l'évolution récente de la situation politique en Turquie.
Nous partageons cette réticence en ce qui concerne les réfugiés non-syriens, qui ne peuvent solliciter qu'une protection dite « conditionnelle », dénuée de stabilité. Nous la partageons moins pour ce qui est des réfugiés syriens, notamment dans la mesure où les intéressés bénéficient d'un régime de protection plus élevée, dite « temporaire », et y ont accès au marché du travail.
S'agissant de l'avenir de l'accord, sa remise en cause n'est pas impossible. Les migrants et les passeurs pourraient prendre conscience du fait que les renvois en Turquie sont extrêmement limités, ce qui pourrait relancer les flux. La Turquie pourrait aussi relâcher la surveillance de ses côtes et sa lutte contre les trafiquants pour protester contre une absence de libéralisation des visas. Le directeur général des étrangers en France au ministère de l'Intérieur, M. Pierre-Antoine Molina, a toutefois jugé assez peu probable une réouverture des flux, la Turquie n'y ayant guère intérêt.
Je tiens à ajouter que des questions demeurent non résolues. Je pense au sort des migrants bloqués en Grèce continentale du fait de la saturation des services grecs de l'asile. L'aide française et européenne pourrait être encore renforcée à cet égard. Nous sommes également préoccupés par l'accroissement des flux en Méditerranée et préconisons un redéploiement de l'effort opérationnel de l'agence Frontex dans cette zone. En termes diplomatiques, l'enjeu majeur est bien sûr la stabilisation politique et l'émergence d'autorités légitimes en Libye.
Après avoir posé un diagnostic et passé au crible les réponses apportées par l'Union européenne et ses États membres, nous nous sommes attachés à dessiner les contours d'une future politique commune de l'asile, de l'immigration et des frontières.
La politique que nous appelons de nos voeux passe par un développement des voies légales d'accès des réfugiés au territoire européen, que ce soit par le biais d'une augmentation du nombre de visas délivrés à ce titre ou par une structuration de la politique de réinstallation depuis la Turquie, la Jordanie, le Liban, voire d'autres États tels que l'Égypte.
La migration légale, et plus précisément une politique d'immigration de travail assumée, nous semble devoir être encouragée tant elle pourrait constituer un atout pour une Europe vieillissante.
La réforme du règlement Dublin III, proposée par la Commission, nous paraît la bienvenue. Nous approuvons le maintien du critère de l'État de première entrée. Si nous appelons de nos voeux des progrès dans la mutualisation du contrôle des frontières extérieures, nous avons bien conscience que cette évolution ne peut être que de long terme. L'introduction d'un mécanisme correcteur, fondé sur une clé de répartition, nous semble aussi une bonne chose. Nous souhaiterions néanmoins l'intégration d'autres critères dans la clé de répartition, tels que le taux de chômage ou le nombre de bénéficiaires déjà accueillis.
Une réflexion s'impose également à propos de la progression de l'Union européenne vers une harmonisation des régimes nationaux d'asile. La Commission européenne a d'ailleurs présenté le 13 juillet dernier un nouveau « paquet asile ». Indépendamment des évolutions normatives, il nous semble nécessaire que l'Union européenne garantisse un contrôle approfondi du respect par les États membres de leurs obligations dans le domaine de l'asile. À plus long terme, nous invitons à réfléchir à un système uniforme d'asile dans l'Union européenne, sous l'égide d'une agence européenne de l'asile indépendante et compétente pour accorder la protection internationale.
S'agissant de l'espace Schengen, le rétablissement de contrôles aux frontières intérieures ne saurait constituer une solution pérenne : le principe de la libre circulation ne doit pas être remis en cause ! Il est donc essentiel de remédier rapidement aux déséquilibres qui affectent cet espace, en renforçant les contrôles aux frontières extérieures. Notre rapport insiste à ce sujet sur la nécessité pour les États membres de partager leurs informations via le système d'information Schengen (SIS) et la base de données d'Europol.
Le renforcement des contrôles aux frontières extérieures implique de progresser vers une gestion plus intégrée de celles-ci. La mission se félicite de l'adoption du règlement relatif au corps européen de gardes-frontières et de garde-côtes. La nouvelle agence créée dispose d'un mandat élargi par rapport à Frontex, incluant le déploiement d'équipes de gardes-frontières en cas de défaillance d'un État membre ou de pression migratoire importante mettant en péril l'espace Schengen.
Enfin, les migrations nous paraissent devoir faire l'objet de partenariats avec des pays tiers, incluant des volets relatifs à la réadmission et à la lutte contre les trafiquants de migrants, mais aussi des incitations positives aux États tiers, qui peuvent être d'ordre financier, commercial ou concerner la migration légale.
Pour conclure, il me paraît important de souligner que le retour, encore hypothétique, à une forme de « normalité » en Syrie ou en Irak ne fera pas disparaître la question migratoire. Il nous appartient d'apprendre à vivre avec un Moyen-Orient durablement ébranlé, un pourtour méditerranéen instable et des voisins africains en très forte croissance démographique, et de forger dès aujourd'hui les réponses à ce qui sera l'un des enjeux majeurs du XXIe siècle.