Intervention de Gérard Rameix

Réunion du 3 novembre 2016 à 10h00
Mission d'information sur les suites du référendum britannique et le suivi des négociations

Gérard Rameix, président de l'Autorité des marchés financiers, AMF :

Je prends la parole en tant que président de l'AMF, régulateur de marché chargé de garantir que les infrastructures de marché fonctionnent bien, que les sociétés cotées dont les instruments financiers sont échangés délivrent une bonne information et que la gestion d'actifs, très importante en France, se fait selon les règles et donne satisfaction aux consommateurs. Je m'exprime également comme membre de l'ESMA (European Securities and Markets Authority), l'association européenne des régulateurs.

Si le champ de la régulation est très limité au regard des enjeux du Brexit, qui concernent l'ensemble de l'économie et des services, les conséquences du retrait britannique de l'Union n'y sont pas moins considérables, comme l'ont dit les précédents intervenants.

C'est d'abord le régulateur le plus puissant qui sort de l'Union européenne, donc de l'ESMA : notre homologue britannique emploie quelque 3 300 personnes quand nous n'avons que 475 agents – le même ordre de grandeur que les régulateurs italien et allemand même si ces derniers sont un peu mieux dotés que nous. La position dominante que le gouverneur de la Banque de France et la directrice du Trésor vous ont décrite à propos de l'activité se retrouve évidemment dans les moyens du régulateur.

Un autre chiffre : 55 % de la négociation d'actions européennes a lieu à Londres, soit sur le London Stock Exchange, soit sur des plateformes d'échange qui résultent de la directive MIF 1 (première directive sur les marchés d'instruments financiers) et qui ont toutes été installées au Royaume-Uni. L'effet volume est donc absolument considérable.

Ensuite, à moins d'un accord général, tout l'édifice fondé sur le passeport et sur le libre exercice de l'activité s'écroulera, au plus tard deux ans après la mise en oeuvre de l'article 50, comme Odile Renaud-Basso vient de l'expliquer. Les effets directs et indirects du Brexit dans ce domaine sont très nombreux et très divers : en voici quelques exemples, faute de temps pour les énoncer tous.

Aujourd'hui, un OPCVM de l'Union européenne, régulé par les directives, ne peut pas investir plus de 30 % dans un OPCVM extérieur à l'Union. Or les Britanniques seront hors de l'Union.

De même, un acteur financier régulé dans le cadre de l'Union européenne ne peut sans encourir de lourdes pénalités prudentielles faire compenser ses opérations par une chambre de compensation qui n'est pas enregistrée dans l'Union européenne. Vu l'importance des CCP britanniques, cela risque de poser un gros problème.

Les prospectus d'opérations financières, les introductions en Bourse, les augmentations de capital, les offres publiques visées dans l'un des Vingt-sept n'auront plus de valeur au Royaume-Uni, et réciproquement, si aucune solution n'est trouvée.

En outre, les directives et les règlements établis depuis 2008 et 2009 pour tirer toutes les conséquences de la crise des subprimes, et qui composent l'impressionnant édifice que l'on a coutume d'appeler le « paquet Barnier », se réfèrent à des marchés financiers incluant la place de Londres. Les réadapter en moins de deux ans à un univers à vingt-sept et non plus à vingt-huit représente une tâche gigantesque, d'autant qu'il ne s'agit pas d'en retirer un vingt-huitième, mais beaucoup plus, en raison notamment de l'existence de seuils techniques.

Par ailleurs, l'AMF consacre un quart de ses moyens à ses activités dites répressives, c'est-à-dire d'enquête et de contrôle, pour lesquelles nous utilisons massivement des systèmes d'échanges de données qui font l'objet d'une coordination dans le cadre de l'ESMA, ce qui nous permet d'accéder aux données de marché quotidiennes, par exemple aux titres de marché français échangés sur les plateformes britanniques. Si aucune disposition ne l'empêche, nous perdrons cet accès dès lors que l'Union européenne ne comprendra plus le Royaume-Uni : il nous faudra passer par les MMoU (Multilateral Memoranda of Understanding) internationaux, ce qui sera plus long. Il deviendra alors bien plus difficile de réprimer les manipulations de cours, la diffusion de fausses informations, et surtout les abus de marché et les délits d'initiés.

Un travail technique rapide et efficace va donc être nécessaire. À cet égard, les orateurs précédents ont donné quelques pistes.

En réponse à certaines de vos questions, monsieur le président, et si je peux me risquer à exprimer une opinion personnelle, je ne vois pas le Brexit comme un choc systémique pour la zone euro comparable de près ou de loin à ceux que nous avons subis en 2008-2009 ou en 2011. Je n'y vois même pas une véritable menace pour le financement de l'économie. En revanche, si rien n'est fait ou si la situation n'est pas gérée convenablement, le risque est élevé d'une moindre efficacité du système financier européen, donc d'une hausse des coûts tant pour les émetteurs que pour les investisseurs. Mais il est toujours difficile de faire des prévisions.

Dans le champ qui nous occupe, les priorités sont les suivantes.

La première a été évoquée par le gouverneur : il s'agit de clarifier la position du Royaume-Uni jusqu'au Brexit proprement dit. En droit, évidemment, le pays conserve toute sa place au sein de l'ESMA et reste tenu par toutes les règles européennes, dont nos collègues britanniques nous ont d'ailleurs indiqué qu'ils les feraient respecter jusqu'au Brexit. Or la position du Royaume-Uni au sein de l'ESMA lui permet d'y apporter une contribution précieuse – compte tenu de la technicité des matières et de ses moyens et capacités – à la définition des règles, souvent de niveau 2 ou 3, qui sont essentielles pour les marchés, dans le champ de toutes les directives. Ainsi, pendant un peu plus de deux ans – si le calendrier annoncé par Mme May est respecté –, en droit, la FCA (Financial Conduct Authority), notre homologue britannique, va participer à la formulation de règles qui ne vaudront bientôt plus pour elle ou qui s'appliqueront à elle dans des conditions encore inconnues. La situation est donc très ambiguë, et nos collègues britanniques, sans leur prêter d'intentions machiavéliques, pourraient être en conflit d'intérêts sur tel ou tel point, par exemple la position de pays tiers.

Si ce régime de pays tiers est aussi important, c'est parce qu'un scénario de hard Brexit ferait du Royaume-Uni un pays tiers vis-à-vis de l'Union européenne. Dans cette hypothèse, seules les dispositions de chaque directive relatives aux pays tiers nous donnent une idée de ce qui va se passer. Or, cela a été dit, les régimes de pays tiers n'ont absolument pas été conçus pour une telle situation.

D'abord, ils sont hétérogènes, comme l'a dit le gouverneur : il faut chercher dans chacun des sept ou huit textes concernés pour savoir s'il y a ou non un régime de pays tiers. En outre, ils n'ont pas du tout été imaginés pour un acteur de la taille du Royaume-Uni, moins encore pour un pays qui a dès le départ une réglementation équivalente à celle de l'Union – et, ici, elle est identique ! Ils ont par ailleurs un énorme défaut : ces accords d'équivalence, assez flous, conçus dans des conditions très imparfaites, ne prévoient absolument pas de suivi. On considère qu'un pays a une réglementation équivalente à celle de l'Union, ce qui ne veut pas dire qu'elle est identique, mais que, selon une approche outcome-based, elle aboutit globalement au même résultat, à la même sécurité : c'est suffisant lorsque les échanges sont marginaux, mais, avec un acteur dominant, cela comporte des risques considérables – d'autant que, si la réglementation britannique est au départ identique à celle de l'Union, nul ne connaît son évolution future.

Aujourd'hui, la FCA semble privilégier la continuité. N'oublions pas un aspect rarement souligné : l'édifice financier, le « paquet Barnier », bien qu'il porte le nom d'un Français, a été conçu à 95 % avec l'accord des Britanniques qui, concrètement, ont très souvent tenu la plume au sein de l'ESMA. Il n'y a guère que les fameux bonus qu'ils aient critiqué, les jugeant trop sévères, parce que les Américains n'avaient pas le même système. Mais cette situation pourrait ne pas perdurer.

Je partage donc entièrement l'avis de mes collègues : si l'on doit vraiment utiliser le régime de pays tiers, ce qui n'est pas encore certain, alors il serait rationnel de le repenser et de l'harmoniser.

Sans entrer dans le détail de chacune des réglementations de pays tiers, en gros, c'est ici la Commission qui a la main. Elle peut demander dans certains cas son avis à l'ESMA dans le champ des marchés financiers, mais elle n'est pas obligée de le suivre, et elle peut s'adapter. C'est un point sur lequel il faut être très vigilant : il serait éminemment paradoxal que nous vivions un hard Brexit, avec toutes ses conséquences économiques que je juge dommageables pour les deux parties, mais que, dans le secteur financier, l'un des grands atouts de l'économie britannique, l'on maintienne une sorte de statu quo par une interprétation habile des dispositions d'ouverture prévues pour des échanges marginaux.

Enfin, le régime de pays tiers ignore pratiquement la réciprocité. On peut introduire celle-ci si la Commission le souhaite, mais ce n'est pas prévu.

La troisième orientation consiste à mettre à plat la question délicate de la compensation hors Union européenne d'instruments financiers et de contrats libellés en euros. La BCE avait entrepris cette démarche, mais a buté sur des obstacles juridiques ; elle avait voulu imposer l'enregistrement en zone euro des chambres de compensation dont l'exposition de crédit atteignait une certaine taille. L'idée était que l'accès à la liquidité ne pose pas de problème dans des situations difficiles.

La question se repose dès lors que les chambres de compensation, dans l'hypothèse d'un hard Brexit, ne se trouvent plus dans une zone à laquelle s'appliquent les règles européennes. La solution à ce sérieux problème devra s'articuler aux négociations très complexes qui ont eu lieu entre la Commission et la partie américaine, principalement la CFTC (Commodity Futures Trading Commission), sur la reconnaissance de l'équivalence en Union européenne de l'action des chambres de compensation américaines régulées par la CFTC, homologue de l'AMF dans le secteur des dérivés – lequel est principalement concerné.

Enfin, il faut absolument accroître l'attrait de la place de Paris aux yeux des acteurs, français ou non, qui sont aujourd'hui installés à Londres et qui souhaiteraient s'implanter en zone euro. De notre point de vue, la régulation est un atout pour une place ; on le mesure surtout depuis la crise, à laquelle les pays dotés d'une bonne régulation ont mieux résisté que les autres. Elle doit être efficace, protectrice, tout en restant ouverte à l'innovation. Nous avons donc accru nos efforts dans les domaines suivants.

En matière de gestion d'actifs, en coopération avec l'Association française de la gestion financière (AFG), nous avons lancé le programme FROG (French [Routes & Opportunities] Garden), destiné à aplanir les dernières spécificités qui pouvaient encore affecter l'interprétation des réglementations et rendre le système français difficile à comprendre pour un intervenant de culture anglo-saxonne. Sans toucher à la protection des consommateurs, nous avons par exemple revu les dispositions relatives à la délégation en matière de gestion d'actifs. Lorsque l'on parle de volumes échangés et de parts de marché dans ce domaine, il convient de distinguer la société de gestion et le gérant. Ainsi, les Luxembourgeois détiennent une part de marché très importante du point de vue de la domiciliation des sociétés de gestion, mais, très souvent, les gérants sont ailleurs, à Londres ou à Paris. Nous pouvons donc introduire davantage de souplesse à cet égard, et c'est ce que nous avons essayé de faire.

En partenariat avec la Banque de France et l'ACPR, nous avons créé le forum FinTech pour accompagner les entreprises du secteur, nouvelles ou implantées à l'étranger, en leur apportant une expertise particulière. Au sein de l'AMF, une équipe d'environ vingt-cinq personnes y travaille, en liaison étroite avec les spécialistes équivalents de l'ACPR et de la Banque de France.

Nous avons également lancé un programme spécifique appelé AGILITY pour accueillir les gérants londoniens, auxquels nous proposons de délivrer en deux semaines un avis de pré-autorisation, en nous appuyant sur le travail accompli par notre collègue britannique, pour qu'ils puissent entamer leurs démarches et faire assez rapidement agréer leurs sociétés de gestion chez nous.

Enfin, nous participons avec Europlace et les associations professionnelles à des démarches de communication visant différentes places, en accompagnement de l'action de Christian Noyer.

En conclusion, je reviendrai à l'un des points de départ de l'exposé du gouverneur : l'un des enjeux les plus importants est de sauvegarder l'acquis que représente la régulation. Nous avons construit un marché unique financier et une régulation adaptée ; celle-ci n'est pas parfaite, le travail a été très long, très technique et n'est pas achevé, mais il a été considérable et il faut en préserver les résultats. Nous devons conserver notre dynamique malgré l'absence des Britanniques, la perte de leur contribution technique au sein de l'ESMA et le fait qu'ils puissent, en fonction de la stratégie qu'ils adopteront, modifier légèrement leur positionnement. Cela supposera de la part des régulateurs allemand, italien et français, en compensation, une participation encore plus active aux travaux de l'ESMA.

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