Intervention de Jérôme Bonnafont

Réunion du 25 octobre 2016 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Jérôme Bonnafont, directeur d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère des affaires étrangères et du développement international (MAEDI), sur l'Irak, la Syrie et l'initiative française de paix au Proche-Orient :

Je remercie votre commission de me recevoir pour cette audition.

Nous avons effectivement organisé à Paris deux réunions importantes sur l'Irak : la première a rassemblé, le 20 octobre dernier, vingt-trois pays et trois organisations internationales sur le thème de l'organisation de Mossoul après Daech ; la deuxième, qui est en train de s'achever en ce moment, réunit les ministres de la défense du « petit groupe » – small group – de la coalition internationale, c'est-à-dire les États de la coalition qui participent aux opérations militaires aux côtés des forces armées irakiennes.

La première réunion avait pour fonction de traiter un certain nombre de questions de nature politique que la victoire militaire sur Daech à Mossoul allait soulever immédiatement.

Il s'agissait, premièrement, de questions humanitaires : dans la mesure où l'offensive militaire sur Mossoul va très probablement provoquer des déplacements de population très importants – l'Organisation des Nations unies (ONU) parle de plusieurs centaines de milliers de personnes –, il faut naturellement être prêt à les recueillir dans des conditions adéquates.

Deuxièmement, il était nécessaire d'obtenir des engagements politiques de la part du gouvernement irakien, avec lequel nous avons coorganisé cette réunion. D'une part, il fallait s'assurer qu'il y aurait un accord politique avec les Kurdes sur la façon d'organiser l'offensive. Cet accord politique avait été annoncé par le premier ministre irakien, M. Al-Abadi, au Président de la République au cours de leur entretien à New York il y a quelques semaines. Depuis lors, il a été confirmé par M. Al-Abadi, ainsi que par son ministre des affaires étrangères, M. Al-Jaafari, au cours de ladite conférence. D'autre part, nous avions besoin d'assurances sur le rôle des différents groupes armés qui participent aux combats, qu'il s'agisse des forces armées irakiennes, des Kurdes, ou des milices populaires. Nous voulions notamment que le gouvernement irakien s'engage à ce que ni les Kurdes ni les milices populaires – qui sont exclusivement chiites – n'investissent la ville et n'en prennent le contrôle après l'éviction de Daech, et à ce que soit installée dans la ville une forme de gouvernance respectueuse des populations civiles. De ce point de vue, les propos tant de M. Al-Abadi depuis Bagdad que de M. Al-Jaafari pendant la conférence ont visé à donner ces assurances aux États rassemblés à Paris.

Troisièmement, il fallait mener une discussion sur les conditions de la « stabilisation » de Mossoul, terme qui relève en effet du jargon diplomatique et signifie le retour à un ordre civil normal, avec la fourniture des services publics et le bon exercice des fonctions régaliennes de maintien de l'ordre, dans le respect des populations. À cet égard, il doit y avoir à la fois une mobilisation internationale afin d'apporter les ressources nécessaires au gouvernement irakien et aux différents participants et un engagement du gouvernement irakien à ce que cela soit fait dans de bonnes conditions.

La réunion d'aujourd'hui des ministres de la défense du « small group » avait pour objectif, d'une part, de partager les plans opérationnels entre ministres de la défense – n'ayant pas participé à cette réunion, je n'entrerai pas davantage dans le détail – et, d'autre part, de maintenir la mobilisation de la coalition pour la poursuite des opérations contre Daech une fois Mossoul libérée. Un certain nombre de questions se posent sur ce qu'il convient de faire lors de l'offensive sur Mossoul. Il faut notamment régler la question, absolument capitale, des civils, c'est-à-dire limiter les pertes civiles et s'assurer qu'il n'y aura pas de représailles et, dans le même temps, s'assurer que les combattants de Daech ne profiteront pas du départ des civils pour se dissimuler parmi eux et rejoindre d'autres fronts, en particulier à Rakka en Syrie. C'est la question de la dispersion des combattants, que le Président de la République a évoquée récemment. Il faut donc s'assurer que les opérations militaires sont conduites de telle manière que l'on réduise effectivement la menace de Daech. À défaut, il faudra reprendre le travail ailleurs. Enfin, il y avait, je l'ai dit, la question de l'administration de la ville de Mossoul.

La réunion a permis de constater qu'une question se pose à propos de la relation entre la Turquie et l'Irak, ainsi que vous l'avez indiqué. Elle a une dimension structurelle, à savoir la présence non désirée par les autorités irakiennes de troupes turques sur le territoire irakien, et une dimension conjoncturelle, à savoir la volonté affichée par les Turcs de participer aux opérations militaires. Les Irakiens ont une fois de plus marqué leur opposition sur ces deux points, tandis que les Turcs ont une fois de plus affirmé qu'ils étaient déterminés à rester en Irak le temps qu'ils le jugeraient nécessaire et à participer aux opérations. Les Américains et les Turcs, d'une part, et les Européens et les Turcs, d'autre part, mènent en ce moment même d'intenses discussions à ce sujet afin de trouver une solution qui soit respectueuse de la souveraineté de l'Irak. Pour le gouvernement français, l'objectif essentiel est de rétablir l'Irak dans la plénitude de sa souveraineté, de faire en sorte que son intégrité territoriale soit pleinement respectée. À cet égard, je vous signale que, lors de leur entretien à New York, le premier ministre Al-Abadi a indiqué au Président de la République qu'il voulait conduire, avec le président du gouvernement régional kurde, M. Barzani, un dialogue sur l'avenir du Kurdistan au sein de l'Irak.

S'agissant de la Syrie, l'ensemble des éléments que vous a indiqués le ministre des affaires étrangères, M. Jean-Marc Ayrault, lorsque vous l'avez auditionné à la fin du mois dernier, restent d'actualité.

Vous avez pu observer que, après trois jours de trêve, le régime et ses alliés ont repris leurs bombardements sur Alep et leurs offensives sur un certain nombre de villes assiégées, notamment Hama. Les troupes à l'offensive comptent 20 000 à 30 000 hommes. Elles sont en partie syriennes et iraniennes, mais comprennent aussi des forces du Hezbollah, des milices populaires et des milices chiites rassemblées par l'Iran, et bénéficient d'un appui aérien russe dont vous connaissez l'ampleur. En face, il y a, pour autant que l'on sache, environ 10 000 insurgés.

L'un des débats politiques les plus sensibles porte sur le nombre et l'emprise des combattants du Jabhat al-Nosra – qui s'appelle désormais Jabhat Fatah al-Cham – au sein de ce groupe. D'après les Russes, 90 % des insurgés sont issus d'al-Nosra ou y sont affiliés. Selon les estimations de M. Staffan de Mistura, envoyé spécial de l'ONU pour la Syrie, 500 à 800 combattants sur 10 000 appartiennent à al-Nosra. Quant aux sources dont nous disposons, elles nous indiquent un nombre inférieur à 500.

Ce débat est important, car la discussion sur le cessez-le-feu, qui n'a pas vraiment repris ces derniers jours, portait sur le point de savoir comment les djihadistes de l'ex-al-Nosra pouvaient être évacués d'Alep, de telle sorte que les bombardements s'arrêtent. Notre position était que l'arrêt des bombardements constituait un préalable à toute discussion sérieuse sur ce point, alors que les Russes et le régime syrien disaient que les bombardements ne pourraient s'arrêter qu'après une telle évacuation. Ceux-ci ont accepté de suspendre les bombardements trois jours, mais, pendant ces trois jours, l'aide humanitaire n'a pas pu accéder à Alep, les civils n'ont pas pu en partir, et les combattants ne l'ont pas davantage quittée, tout simplement parce qu'il n'y avait pas d'accord sur les modalités d'une opération de cette nature.

Dès lors, nous nous trouvons face à une situation extrêmement difficile : les Russes et le régime syrien accusent l'ex-al-Nosra de prendre en otage les populations civiles, tandis que l'opposition refuse toute évacuation tant qu'il n'y aura pas de garanties concernant, d'une part, le traitement de ceux qui partent et, d'autre part, l'administration de la partie orientale de la ville après le départ des troupes. En réalité, on n'est nulle part, et l'offensive du régime appuyé par la Russie se poursuit. Son objectif est la reconquête de la partie orientale de la ville, les Syriens appliquant une méthode qu'ils utilisent fréquemment depuis quelque temps : ils coupent la poche de résistance en deux, empêchent les accès des uns et des autres et réduisent ladite poche en deux temps.

Comment se positionnent les différentes parties ?

La Turquie a lancé une offensive contre les parties du territoire syrien occupées par les Kurdes du Parti de l'union démocratique (PYD), avec l'objectif de casser la puissance militaire de celui-ci, qu'elle estime organiquement lié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Dans le même temps, elle a intensifié ses opérations contre Daech, tant en Syrie que sur son propre territoire. Son opposition à Daech est manifeste depuis plusieurs semaines, voire depuis plusieurs mois. Elle a aussi repris contact avec la Russie, après une brouille longue et très dure. Elle a donc adopté une autre politique, qu'il est cependant difficile de décrire avec précision, car certains de ses aspects sont en mutation depuis la tentative de coup d'État avortée de juillet dernier.

Pour ce qui est des États du Golfe, le Qatar et l'Arabie saoudite ont participé aux discussions de ces derniers jours à Lausanne, aux côtés des États-Unis et de la Russie, à propos de la séparation entre l'ex-al-Nosra et les autres groupes, mais celles-ci n'ont pas abouti à un accord. Les Émirats arabes unis sont, quant à eux, plutôt en retrait dans ces discussions.

Quelle est notre propre position ?

Premièrement, nous continuons à rappeler, ainsi que le Président de la République et le ministre ont eu l'occasion de le faire à plusieurs reprises, que l'arrêt des bombardements est un préalable absolu. Les bombardements de structures civiles, en particulier d'hôpitaux et de lieux dans lesquels il n'y a pas de présence militaire, sont évidemment contraires au droit humanitaire et, même, constitutifs de crimes de guerre, ainsi que l'a rappelé le Secrétaire général de l'ONU.

Deuxièmement, nous rappelons que l'accès de l'aide humanitaire aux zones assiégées – le régime assiège actuellement quelque seize villes, où vivent 850 000 habitants – est également une obligation internationale que le régime doit accepter sans aucune précondition ni restriction. M. Staffan de Mistura et le coordonnateur de l'action humanitaire de l'ONU en Syrie continuent à donner chaque jour la liste très précise des refus d'accès à l'aide humanitaire ou des possibilités d'accès sporadiques.

Troisièmement, nous rappelons sans cesse qu'il n'y aura pas de solution militaire à ce conflit, et que la seule solution, c'est la reprise d'un dialogue politique. Je me réfère à ce que le ministre a eu l'occasion de vous dire le mois dernier à ce sujet. Les développements de ces dernières semaines montrent que les Syriens du régime, avec l'appui, entre autres, des Russes et des Iraniens, arrivent à réduire une partie de l'opposition modérée, mais que, d'une part, ils laissent entier le problème de Daech, qu'ils n'attaquent pas, et que, d'autre part, plus les combats et les bombardements se poursuivent, moins il sera possible de rétablir un dialogue politique normal.

J'en viens à la situation au Liban. Un accord inattendu est intervenu récemment entre M. Saad Hariri et le général Aoun pour que le Courant du futur soutienne ce dernier à l'élection présidentielle. Le Hezbollah a déclaré qu'il donnait, lui aussi, son appui à la candidature du général Aoun, et un certain nombre d'autres groupes politiques importants ont annoncé leur soutien à ce développement. Il est donc possible, sinon probable, qu'un nouveau tour de scrutin ait lieu au parlement libanais le 31 octobre prochain et qu'un président de la République soit élu à cette occasion, après une vacance de deux ans à la tête de l'État libanais.

Il est encore trop tôt pour savoir avec certitude si cela se fera ou non et pour exprimer publiquement des positions à ce sujet. Il est cependant certain que, si cet accord pour l'élection présidentielle s'accompagne d'un accord sur la formation d'un gouvernement qui puisse fonctionner, alors c'est une nouvelle perspective qui s'ouvre pour le Liban, tout à fait positive à trois égards.

Premièrement, en termes économiques et financiers. Le pays traverse une mauvaise phase du fait de la paralysie des institutions. La reprise d'un fonctionnement institutionnel normal permettra à la fois une mobilisation financière au profit du Liban et une reprise de l'activité économique.

Deuxièmement, en termes de sécurité. Pendant ces mois de vacance institutionnelle, les partis politiques se sont entendus pour que les services de sécurité continuent à fonctionner de manière minimale, notamment pour lutter contre Daech et les autres groupes djihadistes. Néanmoins, il va de soi que ces accords, en quelque sorte « intérimaires », gagneront à être consolidés par l'existence d'un gouvernement qui soit en mesure de reprendre un dialogue de sécurité normal avec l'ensemble des partenaires du Liban.

Troisièmement, au regard de la question de la « dissociation », pour reprendre ce joli terme utilisé par les Libanais. Il s'agit de faire en sorte que le Liban ne subisse pas le contrecoup de la crise syrienne ou, en d'autres termes, que les divisions entre les différents partis libanais sur la question syrienne n'aient pas d'impact sur fonctionnement interne du Liban.

Je termine par l'initiative française pour relancer le processus de paix au Proche-Orient. Nous avons effectivement organisé une conférence le 3 juin dernier, qui a rassemblé vingt-neuf États et organisations internationales, afin de réaffirmer, de façon extrêmement solennelle, que la solution des deux États était la seule solution à laquelle la communauté internationale pouvait donner son appui dans une perspective de règlement de la question israélo-palestinienne. Pourquoi cette conférence ? Tout simplement parce que l'absence de négociation, la poursuite de la colonisation à un rythme accéléré et le blocage de tout progrès entre Israéliens et Palestiniens est en train de creuser un fossé entre les deux parties, ce qui rend de plus en plus difficilement concevable la mise en oeuvre, à terme, de cette solution des deux États. Il était donc important que la communauté internationale dise à Israël et à la Palestine qu'il était temps de se remettre à la table des négociations.

Lors de l'Assemblée générale des Nations unies à New York, le Président de la République a réaffirmé l'objectif d'une grande conférence à la fin de l'année, et le ministre a rassemblé les envoyés spéciaux des pays qui avaient participé à la conférence du 3 juin, participé à une réunion des bailleurs de fonds et rendu compte des progrès accomplis au Quartet, c'est-à-dire au Secrétaire général des Nations unies, au ministre russe des affaires étrangères, au secrétaire d'État américain et à la Haute Représentante de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.

Ces progrès sont de deux ordres. D'une part, un certain nombre de groupes de travail, mis en place à la suite de la conférence du 3 juin, ont travaillé, premièrement, sur la consolidation des institutions de l'État palestinien, deuxièmement, sur la construction d'un appui économique à l'État palestinien lorsqu'il y aura un accord et, troisièmement, sur les sociétés civiles, point auquel les Suédois, en particulier, sont très attachés. Une conférence de bilan réunira après-demain, 27 octobre, à Paris, les envoyés spéciaux des pays participants, sous la présidence de M. Pierre Vimont, envoyé spécial du ministre sur cette question.

D'autre part, il faut travailler sur les paramètres, en particulier sur le statut de Jérusalem, la question des réfugiés, la question des frontières et la question de la colonisation. C'est évidemment un sujet très compliqué. Là encore, M. Pierre Vimont va engager une série de contacts avec les partenaires de la région et les partenaires occidentaux pour voir comment aborder la question des paramètres dans le cadre de la conférence.

Quelle est la perspective ?

Je reprends une remarque que fait souvent le ministre : la question israélo-palestinienne, qui était, disait-on usuellement, passée au deuxième plan des préoccupations de la communauté internationale, est remise au premier plan grâce à cette initiative, qui remobilise les diplomaties des pays arabes, des pays européens, des États-Unis et d'Israël autour de la reprise des négociations entre les deux parties. On ne doit pas se faire d'illusions, ni s'imaginer que cela sera facile : la période électorale aux États-Unis ne simplifie pas les choses ; nous sommes face à un gouvernement israélien qui dit et répète qu'il n'acceptera que des négociations bilatérales et sans précondition avec les Palestiniens ; nous sommes face à une Autorité palestinienne affaiblie du point de vue politique et financier, dont la capacité d'action est réduite, compte tenu de la situation dans laquelle elle se trouve.

Dans les prochaines semaines, les groupes de travail vont poursuivre leurs travaux afin d'élaborer, en quelque sorte, le « paquet d'accompagnement » d'une reprise des négociations, et nous allons poursuivre notre travail sur les paramètres, en vue d'organiser, d'ici à la fin de l'année, une conférence qui rassemblerait la communauté internationale autour des parties. L'objectif est non pas tant de relancer la négociation entre les parties devant la communauté internationale – car nous savons que les Israéliens ne veulent pas d'une telle négociation – que de faire en sorte qu'Israéliens et Palestiniens soient face à face dans une logique et un parcours de reprise de la négociation. C'est un peu indirect et contourné, mais c'est la voie que nous cherchons à explorer, notamment avec les Américains, pour remettre cette question à l'ordre du jour.

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