Intervention de Jean-Claude Piris

Réunion du 16 novembre 2016 à 8h30
Commission des affaires européennes

Jean-Claude Piris, ancien directeur général du service juridique du Conseil de l'Union européenne :

Sachez tout d'abord que je suis très honoré, madame la présidente, de m'exprimer devant votre commission.

J'avais la réputation, au Conseil, d'être un optimiste et de souvent encourager les États membres à des changements de traité, mais votre propos est plutôt exact ; j'ai donc changé, je me suis adapté aux circonstances. Il y a à peu près six ans, j'ai écrit un petit livre dans lequel j'encourageais très vivement à avancer sur la voie d'un regroupement autour de la zone euro – ce petit livre, comme la plupart de mes autres ouvrages, n'a été publié qu'en anglais, tout simplement parce que les éditeurs français ne s'y sont pas intéressés, ce qui dit quelque chose de l'Europe.

Tout d'abord, je suis d'accord avec l'analyse qui prévaut, selon laquelle la situation de l'Union européenne est très grave – suivant les affaires européennes depuis vraiment très longtemps, je le dis en connaissance de cause. Pendant un demi-siècle, l'Union européenne a été synonyme de paix, de fin des divisions sur le continent, de démocratie, de droits de l'homme, de droits sociaux, de croissance économique, etc. N'oublions cependant pas qu'elle est très jeune. N'ayant que soixante ans, elle est très faible et un peu artificielle aux yeux des citoyens, alors que les États-nations sont, eux, vieux et forts. Cela ressort très vite en période de crise, avec des tentations de repli sur soi, de politiques dites « identitaires », des tentations nationalistes, populistes, etc. Pour beaucoup, aujourd'hui, la légitimité démocratique et les résultats de l'Union européenne sont insuffisants ; elle est vecteur de la mondialisation, source de chômage, d'immigration illégale, etc.

Dans un premier temps, je décrirai les multiples et graves crises qui affectent l'Europe. Ensuite, j'examinerai quelles réactions politiques sont possibles.

Au mois d'octobre 2013, m'exprimant, pour le début d'une nouvelle année universitaire, devant une université britannique, j'avais décrit les cinq crises – j'en avais fait le titre de mon exposé – qui, à mon avis, frappaient alors l'Europe : la crise économique structurelle ; la crise de la zone euro ; la crise politique des États occidentaux, que vous avez résumée, madame la présidente, notamment avec cette césure entre élites et peuples ; la crise politique de l'Union européenne en tant que telle, qui perdait déjà le soutien populaire ; la crise des relations entre le Royaume-Uni et l'Union européenne. Aucune de ces cinq crises n'est aujourd'hui résolue, mais d'autres s'y sont ajoutées.

La crise économique, la faible croissance et l'insuffisante compétitivité dépendent avant tout de chaque État membre et non de l'Union européenne directement. Certains réussissent bien, comme l'Allemagne et l'Autriche, ou, dans une moindre mesure, les Pays-Bas. Pour ceux qui ne réussissent pas, notamment les pays les moins compétitifs, les solutions impliqueraient de porter atteinte aux protections sociales, à l'État providence, etc. Vous savez combien c'est difficile sans l'appui des peuples – on le voit en Grèce –, d'autant que la mondialisation met déjà à mal nos protections sociales. En outre, ce serait contraire à nos valeurs fondamentales – les valeurs qui sous-tendent l'idéal européen seront le fil rouge de mon exposé.

Quant à la crise de la zone euro, nous en sommes toujours au même point. Les nombreuses mesures que nous avons prises constituent un progrès et ont stabilisé la situation. Néanmoins, elles laissent intactes les racines de la crise, qui tiennent à une asymétrie entre une politique monétaire centralisée et des politiques budgétaires, économiques, décentralisées au niveau des États membres. Quant à l'idée d'une solidarité au sein de la zone euro, les contribuables des pays créditeurs ne veulent pas subventionner sans fin ceux qui des pays débiteurs. Et, sur le plan politique, qui aurait une légitimité démocratique suffisante pour décider des budgets, des politiques économiques et sociales des États de la zone euro ? Ces questions demeurent sans réponse, et les risques n'ont pas disparu.

La crise de confiance politique, dont le scrutin du 8 novembre dernier aux États-Unis montre qu'elle ne sévit pas qu'en Europe, est marquée par la désespérance de beaucoup, la montée des populismes, la tentation de se refermer au monde. Prospérant sur les inégalités croissantes induites par la mondialisation, l'insuffisante réactivité des gouvernants et leurs faibles marges de manoeuvre, elle affecte de nombreux États membres et menace les valeurs de l'Union européenne elle-même. Cependant, de ce point de vue, la situation n'est pas la même en Europe qu'aux États-Unis ou même au Royaume-Uni – j'y reviendrai.

Dans ce contexte, évidemment, l'Union européenne est le bouc émissaire parfait. Elle serait responsable des erreurs économiques des États membres, alors qu'au contraire elle essaie de les pousser à adopter des politiques économiques vertueuses. Elle serait responsable de la mondialisation, alors qu'au contraire elle peut aider à s'en protéger ou à en tirer profit. Elle serait responsable des inégalités, alors qu'elle n'a même pas les moyens, ni juridiques ni financiers, d'avoir une véritable politique sociale. Au plan de la légitimité, on critique sa complexité institutionnelle, une complexité bien réelle mais, je crois, inévitable. On critique la demi-réussite et donc le demi-échec du Parlement européen ; cela aussi me paraît inévitable, rien ne peut être parfait. On critique aussi l'insuffisante appropriation par les parlements nationaux du contrôle des actes législatifs de l'Union européenne et des activités de l'Union européenne ; de ce point de vue, si je puis me permettre, madame la présidente, des progrès sont effectivement possibles.

Beaucoup s'interrogent sur la raison d'être même de l'Union européenne. Quels sont ses buts ? A-t-elle encore un avenir ? Cela n'empêche pas les musiciens de continuer à jouer alors que le Titanic coule et de proposer des normes sur les grille-pains et les pommes de douche, comme l'a souligné M. Védrine, alors même que l'union bancaire n'est pas encore terminée et que nos frontières extérieures restent perméables.

La crise avec le Royaume-Uni, enfin, s'est résolue par le vote du 23 juin 2016 et le chaos politique et constitutionnel que connaît aujourd'hui ce pays, un chaos qui ne surprend guère, et de sombres perspectives pour l'économie britannique, pour la prochaine décennie, ou même, selon moi, une plus longue période, mais aussi par l'affaiblissement de l'Union européenne dans le monde. Certes, le Royaume-Uni est un cas à part, mais, après le référendum français de 2005 et le référendum aux Pays-Bas, le Brexit est un grave échec. Il montrera du moins combien il est difficile, coûteux et pénible, pour un Etat de l'Union européenne, de se retrouver seul.

À ces cinq crises non résolues se sont ajoutés d'autres problèmes : les dangers pour la sécurité intérieure et extérieure de l'Union européenne ; la crise migratoire ; les conséquences préoccupantes de ces phénomènes, avec, d'une part, pour la première fois depuis la création de l'Union européenne, des divisions graves et, d'autre part, le risque d'une remise en cause des fondements de l'Union européenne que sont ses valeurs et le principe de l'État de droit. Vous me permettrez de considérer, en tant que membre du Conseil d'État, juriste de l'Union européenne, que c'est là le coeur même de l'Union européenne

Pour la première fois, les dangers pour la sécurité intérieure et extérieure – en l'occurrence, le terrorisme, l'Ukraine, la Crimée – sont graves et concomitants. Comme dans d'autres cas, la responsabilité de l'Union européenne est mise en cause par certains : les actes de terrorisme seraient liés à la libre circulation des personnes et à Schengen, tandis que la politique russe serait liée à l'accord, pas encore entré en vigueur, entre l'Ukraine et l'Union européenne, etc. De plus, personne ne sait aujourd'hui quelle sera la politique extérieure et de défense du Président Trump.

La crise migratoire, pour sa part, a des causes structurelles, qui excèdent les seules violences en Syrie, en Irak, en Libye et ailleurs, et s'inscrit dans le long terme. La petite Europe – petite démographiquement parlant – reste riche et attirante pour ses voisins africains et orientaux, dont la croissance démographique est forte et la croissance économique insuffisante. Les réponses de l'Union européenne, peu convaincantes dans un premier temps, semblent aujourd'hui prendre forme. J'espère que cela s'améliorera encore, mais les frontières extérieures restent poreuses.

Ces problèmes, notamment la crise de la zone euro et la crise migratoire, ont créé de graves divisions entre États membres : Nord et Sud, créditeurs et débiteurs, Est et Ouest, anciens et nouveaux. Cette situation, inédite, est préoccupante parce qu'elle fait peser des risques pour les valeurs de l'Union européenne. N'oublions pas que la création de celle-ci s'est accompagnée d'une révolution juridique : pour la première fois, des États ont décidé de garantir que les engagements pris entre eux seraient appliqués. Cela s'accompagnait d'un contrôle exercé par des institutions indépendantes en mesure de leur infliger de très lourdes sanctions financières en cas de non-respect ou de mauvaise application du droit de l'Union européenne. C'est là le fondement même de l'Union européenne, de son marché intérieur, de sa crédibilité : des décisions sont prises, et appliquées par les États membres. Auparavant, les traités n'étaient pas toujours appliqués. Le respect de la règle de droit a, en somme, une valeur existentielle pour l'Union européenne.

Jusqu'à présent, les États jouent le jeu, et paient les amendes – il en a d'ailleurs été infligé de fortes à la France. Cependant, certains frémissements actuels me font un peu peur. Les décisions prises à la fin de l'année 2015 sur la répartition des réfugiés entre États ne sont ainsi pas appliquées ; un État membre a même organisé un référendum pour tenter de décider qu'elles ne le seraient jamais. Un deuxième, bien qu'encore membre, ne cache pas ses efforts pour tenter de négocier des accords commerciaux avec des pays tiers, alors que ce n'est pas permis – c'est là une compétence exclusive de l'Union européenne. Un troisième s'en prend à l'indépendance de ses propres institutions judiciaires. L'Union européenne ne pourra pas survivre si les États suivent cette voie, s'ils ne paient plus les amendes, s'ils n'appliquent plus le droit de l'Union européenne.

Mardi 8 novembre, l'élection de Donald Trump a montré que l'impensable pouvait arriver, que des valeurs apparemment communes aux États occidentaux pouvaient être brutalement remises en cause. L'Europe, ce n'est cependant pas les États-Unis. Ce sont nos valeurs qui nous distinguent, nous, Européens, des autres habitants de la planète, c'est notre conception de l'organisation de la vie en société. L'interdiction du port d'armes, l'interdiction de la torture, l'interdiction de la peine de mort, le droit à l'avortement ou au mariage homosexuel, la sécurité sociale pour tous, la protection des plus pauvres et la lutte contre les inégalités, la lutte contre le changement climatique font rarement débat en Europe occidentale. Et tout cela est aujourd'hui mis en cause aux États-Unis !

Des valeurs différentes se traduisent parfois en chiffres. Ainsi, aux États-Unis, le revenu médian et l'espérance de vie des cols-bleus, les ouvriers, sont aujourd'hui moindres qu'en l'an 2000, tandis que l'écart entre les 1 % les plus riches et les classes moyennes s'est creusé au point de devenir un gouffre. L'Union européenne ne connaît pas cette situation – et la France encore moins.

J'en viens aux réactions politiques possibles.

Les Européens en ont bien conscience, même les plus grands États ne peuvent relever seuls les défis de la mondialisation : la lutte contre la criminalité internationale et le terrorisme ; la protection de l'environnement et la maîtrise du changement climatique ; le contrôle des grands mouvements migratoires ; la résilience en cas de crise financière ; la puissance de négociation commerciale à l'échelle du globe face à des géants comme la Chine ou les États-Unis ; la défense, qui pourrait aujourd'hui être affectée par le désengagement américain. Les Européens le voient bien, mais ils sont aux prises, quotidiennement, avec certains problèmes : un chômage massif dans certains pays, y compris des pays membres de la zone euro, comme la Grèce et l'Espagne, avec un scandaleux taux de chômage des jeunes ; une croissance économique faible ; des inégalités qui se sont aggravées, quoique dans une moindre mesure qu'aux États-Unis ; une immigration illégale mal contrôlée.

Les gens disent que l'Union européenne, malgré des objectifs ambitieux en matière économique et d'immigration, a mal géré les crises et que les résultats sont mauvais. Cela explique le regain des réactions nationalistes ou identitaires, des tentations de repli sur soi. « Make America great again », « Britain first », « La France d'abord » sont des slogans attractifs en temps de crise, et il est très difficile de se mettre d'accord à vingt-huit sur les réponses appropriées non pas à une crise, mais à une multiplicité de crises. À l'époque de la politique de la chaise vide du Général de Gaulle, la crise était grave, mais le problème était circonscrit. Il en est allé de même lors de la plupart des crises européennes. La situation actuelle est différente.

Faut-il pour autant – c'est la première réaction politique possible - repenser complètement l'architecture, les fondations, les institutions et les buts de l'Union européenne ? À mon avis, ce serait une erreur ; c'est en outre politiquement infaisable. En effet, comme vous l'avez dit tout à l'heure, madame la présidente, et comme je l'ai écrit, une révision des traités paraît exclue à court ou à moyen terme – des politiciens néerlandais considèrent même que c'est exclu pour toujours, appréciation sans doute excessive. N'oublions pas qu'il faudrait l'unanimité, puis aller au bout des procédures de ratification, parfois référendaires, et de nombreux États refuseraient de partager leurs pouvoirs dans tous ces domaines sensibles pour résoudre la crise migratoire, la crise économique ou la crise de la zone euro. En outre, personne n'a trouvé par quel moyen miraculeux nous garantirions, le jour où nous aurions transféré ou mis en commun ces pouvoirs, la légitimité démocratique des décisions qui seraient prises – la levée des impôts, les prestations sociales, etc. Cela dit, nous avons besoin de l'Union européenne encore plus qu'il y a huit jours. Ne nous lançons donc pas dans des débats stériles qui ne nous apporteraient que de la division.

Une deuxième option, défendue à vrai dire essentiellement en France, serait de faire de la zone euro un noyau dur. J'y croyais tant que lorsque j'ai pris ma retraite de l'Union européenne j'ai consacré une année sabbatique, passée dans une université des États-Unis, à écrire un livre – « The Future of Europe : Towards a Two-Speed EU ? » – dans lequel je prône cette solution d'une Europe à deux vitesses, la zone euro devant être l'Europe qui avance le plus vite. J'ai décrit les moyens qui le permettaient, j'y croyais, mais je n'y crois plus. Un momentum existait peut-être en ce sens au plus fort de la crise, en 2010, mais cela n'a pas été politiquement possible, et, si jamais ce momentum a existé, il a disparu. Les Allemands ne sont pas prêts à une solidarité budgétaire, et se poseraient la question de la légitimité politique. En outre, les économies, les dettes publiques, les politiques fiscales et sociales, les politiques de défense – certains sont neutres – ou d'immigration et les ambitions européennes des dix-neuf États membres de la zone euro sont très hétérogènes. Je sais que le Président Giscard d'Estaing a défendu, il y a quelques jours, lors d'un colloque, à Bruxelles, l'idée d'un premier cercle comportant entre huit et douze membres, mais je ne crois plus à tout cela.

Une troisième option, celle d'une initiative franco-allemande, ne peut être envisagée avant les élections qui se tiendront dans les deux pays, entre mai et septembre 2017, et que savons-nous de ce qui serait possible ensuite ? Je n'ai pas de boule de cristal. Ce que je souhaite très vivement, car rien n'est possible sans cela, c'est une plus grande confiance, moins de divergences entre les politiques budgétaires et économiques, que nos deux pays parlent ensemble et qu'ils parviennent à des conclusions communes. Le moteur de l'Europe a toujours été là. Juridiquement, c'est possible. En toute matière qui n'est pas de la compétence exclusive de l'Union européenne, un rapprochement des politiques est possible à deux, trois, quatre, cinq – par exemple, un rapprochement des politiques fiscales, sociales, budgétaires, de défense, etc. Le problème est politique : veut-on le faire ? Et il faut garder en tête que ce serait un facteur de division avec les autres, avec ceux à qui ce rapprochement ne serait pas proposé. Certains États souffrent déjà de ne pas être membres de la zone euro. Il s'agirait plutôt de resserrer les rangs face à un possible désengagement américain.

Une quatrième option serait la création de deux cercles formés indépendamment de l'appartenance ou de la non-appartenance à la zone euro. Nous proposerions au Royaume-Uni et à d'autres, comme les États membres de l'Espace économique européen, qui viennent de l'Association européenne de libre-échange (AELE) – la Norvège, le Liechtenstein et l'Islande, mais peut-être aussi comme Monaco, Andorre et Saint-Marin, avec lesquels l'Union européenne négocie un accord, de participer au marché intérieur, avec un droit de regard, ou même de décision, sur la législation concernée. Je pense que ce serait une très grave erreur. En plus, la liberté de circulation des personnes serait optionnelle, limitée par des mesures de sauvegarde. En pratique, c'est irréaliste : il n'est pas possible d'avoir deux degrés d'organes décisionnels. On sait combien les va-et-vient sont déjà nombreux non seulement entre Parlement et Conseil mais aussi à l'intérieur du Conseil – du Conseil des ministres au Comité des représentants permanents (COREPER), sans parler des centaines de groupes de travail qui préparent les travaux du COREPER. Les droits et avantages des membres de l'Union européenne doivent impérativement leur être réservés, pour des raisons surtout politiques mais aussi juridiques, et l'autonomie décisionnelle de l'Union doit être préservée. Le club doit se renforcer et se consolider, non pas se diluer.

Une cinquième option serait le protectionnisme : « Allons-y, faisons comme les États-Unis de M. Trump annoncent qu'ils vont faire ! » Je ne pense pas cela possible. Tout d'abord, cela ouvrirait une guerre commerciale, notamment avec la Chine. Ensuite, si la part du commerce extérieur dans la richesse des États-Unis est extrêmement faible, compte tenu de la force de leur marché intérieur, il n'en va pas de même pour nous, Européens, qui sommes bien plus dépendants du commerce extérieur. Une autarcie relative ne serait pas possible : nos produits de consommation courante seraient beaucoup plus chers, et nous ne pourrions plus vendre nos voitures, nos avions, etc. Je ne crois donc pas que cette voie nous soit ouverte. En revanche, nous pouvons être beaucoup plus attentifs à la protection sociale et à la protection de l'environnement lorsque l'Union européenne négocie des accords internationaux avec des pays tiers, et, oui, les mécanismes de redistribution de richesses qui protègent les perdants de la mondialisation ou prévoient des compensations peuvent être renforcés.

Après ces cinq options dont j'ai, grosso modo, dit qu'elles étaient impossibles, j'en viens à une sixième, la plus modeste et la plus réaliste : pas de grande réforme, naviguer au mieux dans le cadre actuel – en anglais, « muddling through » –, prendre des mesures concrètes, seulement dans les domaines essentiels et où il y a urgence. Pour la zone euro, je renvoie à la très intéressante contribution du think tank Bruegel. Tout n'est pas bon dans les récentes publications de celui-ci mais, en 2016, il a recommandé des actions juridiquement possibles, notamment la finalisation de l'union bancaire et d'autres mesures. Elles impliqueraient cependant un certain infléchissement de la politique allemande : une restructuration partielle des dettes, question que vient d'évoquer le Président Obama en Grèce, et une certaine relance économique, même si cela fait toujours peur en Europe – pas aux États-Unis. En matière d'immigration, les propositions sont bien connues et elles commencent maintenant à être timidement mises en oeuvre, mais il faudrait y mettre beaucoup plus d'argent : il faut considérablement renforcer l'agence Frontex pour un contrôle efficace des frontières extérieures, un contrôle rapide des immigrants à leur arrivée, il faut réformer le système de Dublin, il faut lier notre politique étrangère, lier les politiques commerciale et d'aide économique de l'Union européenne aux résultats en matière d'émigration des pays qui bénéficient, il faut lutter contre les trafics de migrants, etc. En outre, un moratorium est souhaitable sur cette législation relative au marché intérieur qui donne lieu à ces articles de presse… Je sais qu'il est utile d'harmoniser les normes applicables aux tondeuses à gazon et aux aspirateurs, pour qu'ils consomment moins d'électricité, d'harmoniser les normes des pommes de douche, mais ce n'est pas le moment ; il faudrait une petite pause. Enfin, évitons de refaire, erreur fondamentale, des promesses non assorties des moyens budgétaires et juridiques nécessaires à leurs réalisations. Quand on adopte la Stratégie de Lisbonne, quand on adopte « Europe 2020 » sans prévoir un cheminement, des moyens juridiques et financiers, ce n'est pas sérieux – c'est même n'importe quoi.

J'en arrive à ma conclusion. De telles mesures suffiraient-elles à rétablir la confiance dans l'Union européenne et la popularité de celle-ci ? Elles seraient nécessaires, mais pas suffisantes, car l'Union européenne resterait opaque. Les gens ne savent pas quelles sont les limites de ses pouvoirs présents et futurs, ils ne savent pas où elle va, ni comment elle décide. Certes, pour l'instant, on ne peut pas modifier les traités, mais on peut faire preuve de pédagogie et changer les discours ambigus sur l'Europe. Plus de clarté permettrait plus de vérité, plus de passion, une plus forte capacité de toucher les émotions des Européens, cela permettrait de se fonder sur les valeurs européennes.

Une image floue n'inspire jamais confiance. Or c'est le flou et l'ambiguïté qui caractérisent aujourd'hui les finalités de l'Union européenne, tant sur l'évolution de ses frontières que sur ses pouvoirs. Pour regagner la confiance des citoyens, il faut leur parler simplement, et une vision politique claire est pour cela nécessaire au moins sur ces deux points : les pouvoirs de l'Union et la géographie de ses frontières.

Au plan géographique, quelles seront, sinon dans l'avenir lointain, du moins dans les dix ou quinze ans à venir, les frontières extérieures de l'Union européenne ? Le temps n'est-il pas venu de choisir entre, d'une part, une politique d'élargissement de l'Union, jusqu'ici été utilisée comme un outil de politique étrangère à la disposition des États membres, au prix d'un affaiblissement de l'Union européenne, de sa cohésion interne, de son efficacité et de sa compréhension par les citoyens, et, d'autre part, une Union européenne qui aide ses membres actuels et leurs peuples, qui renforce sa cohésion et sa solidarité internes, tout en aidant les autres pays tiers européens, sans pour autant leur promettre l'adhésion dans les dix ans ? L'Union européenne doit-elle s'élargir à toute l'Europe géographique, au risque de se diluer, voire d'être dans l'incapacité d'agir ?

Au plan des pouvoirs, les citoyens se demandent si l'on va vers les États-Unis d'Europe, si l'on est en train de construire un pays fédéral. Est-il possible de rassurer les uns et les autres en affirmant que l'Union européenne n'a pas pour but de devenir un État fédéral mais, plus modestement, d'aider à renforcer des souverainetés nationales souvent apparentes en les combinant pour les rendre plus effectives ? Il serait opportun de dire aussi qu'il y aura une intégration plus étroite de la zone euro, accompagnée d'une responsabilité conjointe des parlements nationaux dans les domaines économiques et budgétaires, que c'est souhaitable, que ce sera peut-être nécessaire. Et pourquoi ne pas confirmer en même temps qu'une grande partie des politiques ayant un impact direct, concret et quotidien sur les citoyens continueront à relever des États ?

Quelques mots de conclusion sur la France. J'ai tellement vécu à l'étranger que je suis Européen autant que Français. La responsabilité de la France est énorme, cruciale, essentielle. La France est au coeur de l'Europe. Sans un discours clair, une présence claire et proactive de la France, il n'y a pas d'Europe. Sans reprise des relations fraternelles avec les Allemands, l'Union est en danger. L'Union européenne a aidé la France à devenir une grande puissance. Je suis en effet convaincu que, sans l'Union européenne, notre pays ne serait pas dans la situation relativement bonne dans laquelle il se trouve comparé aux autres. Aujourd'hui, l'Union européenne a besoin de la France.

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