Intervention de Annie Le Houerou

Réunion du 22 novembre 2016 à 10h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAnnie Le Houerou, rapporteure :

Près de vingt ans après avoir signé la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, et dix ans après avoir consacré celles-ci, par le nouvel article 75-1 de la Constitution, comme un élément décisif de son patrimoine, notre pays n'a fait qu'une courte partie du chemin permettant de leur donner un cadre juridique suffisamment protecteur.

La ratification de la Charte européenne a été empêchée par le vote négatif du Sénat, le 28 octobre 2015, sur le projet de loi constitutionnelle préalable à cette ratification, qui avait pourtant recueilli une forte majorité à l'Assemblée nationale quelques mois auparavant. Ce refus, pour lequel le Sénat porte une responsabilité majeure, nous place dans une situation isolée en Europe, où vingt-quatre pays ont ratifié ce texte si important, et limite fortement nos marges d'action.

Si plusieurs réformes de cette législature, à l'instar de la loi du 8 juillet 2013 d'orientation et de programmation pour la refondation de l'école de la République, dite « loi Peillon », ou de la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe), ont permis de poser des jalons, beaucoup reste à faire, afin de donner aux langues régionales de notre pays les moyens de ne pas s'éteindre.

Il faut prendre la mesure des besoins et de l'urgence. Les langues régionales parlées en France métropolitaine accusent, en effet, un déclin général très inquiétant, qui fait peser rien moins que la menace de leur disparition pure et simple. Aujourd'hui, seulement 12 % des Français parlent, même très occasionnellement, une autre langue que le français, alors qu'ils étaient 26 % à le faire dans leur enfance, et 75 % des adultes qui s'exprimaient, plus jeunes, dans une langue régionale reconnaissent aujourd'hui ne plus le faire du tout. Le nombre total de personnes capables de s'exprimer dans ces langues a été divisé, entre les générations nées dans les années 1930 et celles nées dans les années 1980, par deux pour le basque, par trois pour l'alsacien, par dix pour le breton.

Cette situation préoccupante est un appauvrissement pour notre pays, une perte de diversité et d'identité à l'heure où il est plus important que jamais d'offrir à nos enfants une ouverture à l'altérité et une approche raisonnée et tolérante de leurs racines. C'est aussi un gâchis de compétences, tant il est manifeste que les processus les plus vertueux d'apprentissage des langues sont cumulatifs, surtout s'ils sont précoces, l'accès à une langue rendant plus aisé l'apprentissage d'une deuxième, puis d'une troisième. Enfin, c'est une mauvaise nouvelle pour la qualité de la maîtrise du français, les études existantes montrant sans ambiguïté que l'apprentissage de la langue principale est conforté par celui d'autres langues, selon le principe qu'on apprend d'autant mieux une chose qu'on peut la comparer à une autre.

Il est, dès lors, indispensable de se saisir de tous les instruments disponibles pour enrayer le déclin des langues régionales, même si l'absence de ratification de la Charte limite fortement le champ des possibles.

Poursuivant les travaux engagés notamment par notre collègue Paul Molac, qui vous avait présenté ici, l'hiver dernier, une proposition de loi dont vous aviez retenu de nombreux dispositifs, la présente proposition de loi explore les deux grands domaines dans lesquels s'enracine le dynamisme d'une langue : l'éducation et la vie quotidienne.

Avant d'entrer dans le détail des différents titres, je veux souligner que le contenu du texte que nous examinons aujourd'hui est issu d'une ample consultation des personnes intéressées, conduite depuis ce printemps dans nos circonscriptions et ici, à l'Assemblée nationale, ainsi que d'un travail collaboratif qui a été ouvert à l'ensemble des députés du groupe Socialiste, écologiste et républicain. Ce travail préparatoire a permis, en amont, d'écarter les principaux points de blocage, car il y en avait au sein de notre groupe, et de proposer un texte d'équilibre capable de fédérer près de 150 cosignataires.

Pour ce qui est de l'éducation, je veux d'abord saluer les progrès accomplis, à l'initiative de votre commission, en particulier dans la loi Peillon. L'article L. 312-10 du code de l'éducation, que vous avez rénové, est désormais clair : un enseignement « des » langues régionales ou « en » langues régionales doit être proposé en priorité dans les territoires où elles sont en usage. Cet enseignement, nécessairement facultatif, prend deux formes : soit un apprentissage progressif de quelques heures par semaine, soit un vrai enseignement bilingue. Pour que ces possibilités soient un réel choix proposé aux familles, vous avez prévu une obligation d'information en direction des familles, tandis que la loi NOTRe définissait un régime cohérent de compensation financière entre les communes, permettant aux élèves d'aller dans des écoles proposant cet enseignement.

En dépit des progrès réels apportés tout au long de cette législature, nous devons tous regretter que des obstacles demeurent, qui freinent une diffusion des langues régionales à la mesure des attentes des familles.

Ces difficultés d'accès ont tendance à s'aggraver au fil de la scolarité, comme en témoigne la faible proportion d'élèves obtenant la mention « langue régionale » au diplôme national du brevet des collèges : 9 % des collégiens étudient le corse, 5 % l'occitan, 4 % le breton, 1 % l'alsacien !

Le deuxième obstacle est lié aux horaires actuels d'enseignement de l'option « langue régionale », qui se limitent à une heure trente par semaine en primaire, le plus souvent au détriment des cours d'anglais, lorsqu'ils ne sont pas rajoutés aux horaires obligatoires, loin des deux heures trente à trois heures jugées comme le temps minimal pour une sensibilisation linguistique efficace.

Pour remédier à ces situations insatisfaisantes, l'article 1er de la proposition de loi reprend la solution expérimentée avec succès en Corse depuis la loi du 22 janvier 2002.

Il permet d'abord d'intégrer les cours de langue régionale dans les horaires normaux, non seulement des écoles, comme c'est le cas en Corse, mais aussi des collèges et des lycées, tant il est indispensable que cet enseignement, pour qu'il soit efficace, se poursuive tout au long de la scolarité. Cela ne signifie pas que cet enseignement sera obligatoire ; il ne le peut pas, comme le précise l'article L. 312-10 du code de l'éducation. Mais cela permettra de libérer du temps dans le primaire pour dépasser la trop faible heure et demie aujourd'hui constatée, sans nécessairement réduire à néant les enseignements en anglais, qui sont tout autant indispensables. Dans le secondaire, les langues régionales continueront de prendre la place de la deuxième et de la troisième langues, comme elles le font aujourd'hui, qui sont évidemment intégrées aux horaires « normaux ».

Ensuite, l'ambition est de garantir une offre plus complète et plus cohérente, à l'échelle des bassins d'usage des langues. Nous choisissons une voie consensuelle, celle des conventions entre les régions et l'État, où les deux acteurs pourront se mettre d'accord, d'une part, sur le territoire où cette offre d'enseignement pourra utilement être intensifiée ou généralisée et, d'autre part, sur les modalités pratiques qu'elle pourra revêtir. C'est une solution de souplesse qui permettra d'adapter la cartographie de l'enseignement aux besoins, et laissera tout le temps à l'État pour déployer les indispensables moyens nouveaux, notamment en enseignants.

Un troisième obstacle concerne un type d'enseignement plus rare, mais pourtant d'une efficacité exceptionnelle, non seulement pour l'acquisition des langues régionales, mais aussi pour la maîtrise du français et du socle commun. Certains établissements privés, scolarisant au total 5 000 enfants, proposent un enseignement bilingue, dit « immersif », où non seulement les élèves apprennent à lire et à écrire dans la langue régionale, mais aussi où celle-ci est la langue de la vie scolaire. Le succès de ces établissements est remarquable tant pour la maîtrise des langues régionales que pour celle d'un français irréprochable. Les écoles Diwan en Bretagne, par exemple, dont la composition sociologique est proche de celle de la moyenne des établissements publics de leur région, affichent des résultats supérieurs de près de 10 % aux moyennes nationales, s'agissant tant de la maîtrise du français mesurée en CM2 que des taux de réussite au brevet et au baccalauréat.

Le Conseil d'État a freiné cette méthode en invoquant, en 2002, la nécessité de respecter une stricte « parité » entre le français et la langue régionale, concept qui n'a aucun fondement pédagogique et qui, de surcroît, obère le bon fonctionnement de cette méthode – dans laquelle il peut être nécessaire d'aller au-delà de la parité en début de parcours, pour « fixer » la langue, puis de revenir en deçà, plus tard, pour se concentrer davantage sur le français. Cette décision peut à tout moment compromettre l'enseignement immersif.

Certains objecteront qu'il est possible que le Conseil constitutionnel reprenne cette conception, mais nous avons des arguments solides pour écarter le concept absurde et comptable de « parité » et démontrer que la méthode immersive est apte à garantir le contrôle absolu des objectifs de maîtrise du français et du socle commun. Pour rassurer les uns et les autres, ces objectifs sont affirmés dans l'article 2, qui reconnaît expressément le pragmatisme et l'efficacité de l'enseignement immersif.

S'agissant de la présence des langues régionales dans la vie quotidienne, l'article 4 reprend la disposition que vous aviez adoptée lors de l'examen de la proposition de loi de Paul Molac, permettant aux régions volontaires d'homogénéiser des pratiques aujourd'hui très disparates en généralisant dans leur bassin d'usage les traductions en langue régionale des signalétiques des voies et des bâtiments publics et des principaux supports de communication institutionnelle des services publics.

Les médias font aussi l'objet d'une attention particulière, à la mesure de leur rôle incontournable dans la diffusion des pratiques linguistiques.

L'article 5 répare une injustice, qui fait que certaines publications ou sites internet d'information sont aujourd'hui exclus de certaines aides publiques, comme les tarifs postaux préférentiels, la déduction d'impôt sur les sociétés ou l'accès à divers fonds spécifiques, au seul motif qu'ils sont rédigés en langue régionale, pourtant reconnue comme « patrimoine » de la France par la Constitution. Désormais, les publications seront placées sur un pied d'égalité, qu'elles soient en langue régionale ou en français, et si leur contenu les rend éligibles aux mêmes aides, elles seront traitées de la même manière.

Les articles 6 et 7 traitent de la présence des langues régionales dans l'audiovisuel. Je sais que cette question a fait l'objet d'un suivi attentif de votre part, et je veux saluer les progrès accomplis. Mais nous nous mettrons aisément d'accord sur un constat. Aujourd'hui, les langues régionales, à l'exception de quelques brillantes, mais rares exceptions, sont confinées à de courts instants d'antenne, sur des parties étroites du territoire. Surtout, l'effort est presque intégralement assumé, et avec un réel succès, je tiens à le dire, par le service public, en particulier par France 3 et Radio France.

Il importe aussi d'encourager les autres acteurs à jouer leur rôle. À cette fin, nous proposons, à l'article 6, que le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) veille à la promotion des langues et cultures régionales, ce qui lui donnera un fondement légal pour évaluer leur présence et valoriser les engagements librement souscrits par les éditeurs privés. L'article 7, quant à lui, donne une priorité dans l'attribution des fréquences radio locales aux éditeurs qui émettent en langue régionale, de la même manière que la loi favorise aujourd'hui tout particulièrement les radios associatives. Participer à la sauvegarde d'un patrimoine protégé par la Constitution me semble justifier aisément qu'au moins une fréquence soit attribuée, dans les bassins d'usage de ces langues, aux services qui assument les lourds coûts que représentent la promotion et l'utilisation de ces langues.

Pour terminer et vous convaincre de participer à la sauvegarde et à la promotion des langues régionales, je voudrais citer l'album d'un chanteur breton, Denez Prigent, intitulé Un jardin enchanteur – en breton et en anglais dans le texte ! – qui porte le message suivant : les cultures, les langues, les traditions des peuples sont comme les plantes d'un même jardin, toutes différentes, mais poussant dans un même terreau, d'où l'importance pour chacun de défendre ses racines contre l'uniformisation grandissante du monde qui voudrait faire de ce jardin merveilleux un grand champ aux épis identiques. Je ne doute pas que les membres de la commission des Affaires culturelles soient attachés à cette diversité, source d'unité, d'enrichissement mutuel et collectif de notre pays.

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