Intervention de Jacques Rupnik

Réunion du 8 novembre 2016 à 17h15
Commission des affaires étrangères

Jacques Rupnik, chercheur, directeur de recherche au Centre de recherches internationales, CERI de Sciences Po :

Ils sont moins de 100 000, dont la moitié vit dans l'enclave de Mitrovica. Un hypothétique rattachement de cette enclave à la Serbie ne résoudrait donc pas entièrement le problème des Serbes du Kosovo puisque la moitié d'entre eux n'y vit pas. Côté serbe, il y a donc ce problème et l'évolution positive que constitue le déblocage du dialogue. Il faut éviter que la crispation que nous avons constatée récemment ne se transforme en régression complète.

En Albanie, je constate deux évolutions positives : l'alternance au gouvernement ; la réforme du système judiciaire. Accepter le résultat d'une élection n'allait pas de soi dans ce pays et, pour s'en convaincre, il suffit de se reporter aux élections de 2011. Il fallait parfois deux ans pour faire reconnaître le résultat des élections. L'alternance au pouvoir montre que la démocratie se consolide. Quant à la réforme la plus difficile à réaliser en Albanie, celle du système judiciaire, elle a été acceptée sur la base d'un consensus entre le Gouvernement et l'opposition. C'est une première. J'aurais des choses à dire sur les relations entre l'Albanie et le Kosovo, si le sujet vous intéresse. Le Premier ministre albanais m'a fait part de sa préoccupation à propos de l'islam. On relève pas mal d'ambiguïtés dans le discours albanais sur le Kosovo et sur l'islam.

De la Bosnie, je pourrais vous dire qu'il s'agit du cas le plus déprimant mais je ne suis pas venu ici pour vous déprimer ; je veux au contraire vous encourager à vous intéresser à ces pays. Sur le plan historique, c'est la Bosnie et Sarajevo qui ont suscité l'engagement international et les réactions de l'opinion française, il y a une vingtaine d'années. Je m'en souviens et j'étais moi-même très impliqué. Vingt ans après les accords de Dayton, les progrès sont minuscules et les problèmes s'accumulent.

L'héritage de Dayton c'est une Constitution qui n'en est pas une. Richard Holbrooke, le négociateur américain, a remporté un succès remarquable car il a compris qu'il fallait séparer les belligérants et les contraindre à accepter le cadre territorial, en refusant la partition complète envisagée par Slobodan Milošević et Franjo Tuđman. L'accord de Dayton visait à mettre un terme à la guerre mais il ne pouvait tenir lieu de Constitution permettant un fonctionnement d'institutions démocratiques, parlementaires, etc. La Bosnie a trois présidents et treize gouvernements. Ce système est le millefeuille institutionnel le plus complexe qui existe puisque les trois composantes de la Bosnie-Herzégovine sont représentées : les Bosniaques, les Serbes, les Croates. La Constitution de ce pays est la seule que je connaisse qui ne fasse pas référence à un peuple. Il y a trois nations constitutives, un peu sur le modèle libanais. Sarajevo et Beyrouth appartenaient d'ailleurs au même empire. Il y a là un héritage.

Pour les protagonistes locaux, l'accord de Dayton est la cause de tous les maux. C'est le parfait bouc émissaire. Pourquoi ne l'ont-ils pas modifié comme ils en avaient le loisir ? C'est une question que vous pourrez leur poser si votre commission se rend à Sarajevo. À mes yeux, une anecdote résume bien la situation. Au moment du dixième anniversaire de la signature de l'accord de Dayton, sous la pression des Européens, des Américains et de tous les acteurs internationaux, une nouvelle Constitution a failli voir le jour. Deux voix bosniaques ont fait échouer le compromis au Parlement. J'ai demandé à Haris Silajdžić, que j'avais bien connu pendant la guerre, pourquoi il avait bloqué cette réforme. Il m'a répondu qu'il voulait une Bosnie de tous les Bosniaques, de tous les citoyens, sans entités, etc. La perfection est l'ennemie du bien. Lorsque j'ai pu rencontrer Milorad Dodik, le chef de la Republika Srpska, la République serbe de Bosnie, je lui ai demandé quelle était sa position concernant la Constitution. Il m'a répondu qu'il n'avait rien contre l'adoption d'une nouvelle Constitution à condition, bien évidemment, qu'elle préserve l'entité Republika Srpska.

J'ai eu l'impression d'être dans une pièce de Ion Luca Caragiale. Cet auteur roumain du début du siècle dernier avait créé un personnage qui assénait quelques vérités sur la politique et sur le monde. Il disait par exemple : on peut adopter une nouvelle Constitution mais elle doit être semblable à la précédente sur tous les points essentiels ; on peut aussi garder l'ancienne Constitution à condition d'en modifier tous les points essentiels. Silajdžić et Dodik sont deux personnages de la pièce de Ion Luca Caragiale, chacun défendant sa version pour torpiller la sortie de Dayton. Résultat : Republika Srpska construit un État dans l'État et, de temps en temps, organise un petit référendum pour provoquer l'autre partie. Le dernier en date visait à commémorer la création de la Republika Srpska. Ses dirigeants menacent d'en organiser un autre en s'inspirant de la Crimée. Pourquoi ne pas organiser un référendum sur le projet de rattacher la Republika Srpska à la Serbie comme la Crimée l'a fait pour être rattachée à la Russie ? demandent-ils. Je referme provisoirement le chapitre Bosnie.

Venons-en à la Macédoine, le pays qui avait fait les progrès les plus remarquables au début de la décennie précédente. En 2005, la Macédoine a obtenu le statut de candidat officiel à l'entrée dans l'Union européenne. Depuis, l'Union européenne n'a rien fait. Un seul événement a eu lieu : au sommet de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) organisé en 2008 à Bucarest, la Grèce a mis son veto à l'entrée de la Macédoine dans l'alliance. Ce veto a marqué le début de la régression de la politique macédonienne vers le nationalisme et l'autoritarisme. Les Macédoniens savent qu'ils n'entreront ni dans l'OTAN ni dans l'Union européenne tant que la Grèce mettra son veto.

Nous avons laissé la Macédoine dériver pendant dix ans et ce cas, emblématique de ce que nous ne devons pas faire, constitue une sorte d'avertissement. La Macédoine n'avait pas connu la guerre, avait fait des progrès, avait évité tous les pièges balkaniques, etc. Une fois que le pays a obtenu le statut de candidat, il a été ignoré pendant dix ans. Résultat : la Macédoine était dans une situation quasi insurrectionnelle l'année dernière et il n'est pas certain que les prochaines élections produisent l'alternance attendue. D'après ce que l'on me dit, Nikola Gruevski risque fort de l'emporter. C'est le prix à payer pour notre indifférence, pour le fait que nous nous soyons contentés d'expédier les affaires courantes.

J'en viens maintenant à une revue des acteurs régionaux et internationaux. Pour des raisons historiques et géographiques, certains pays comme l'Italie ou l'Autriche s'impliquent et jouent un rôle utile. Par leur présence économique, culturelle et politique, ces pays sont des vecteurs d'européanisation. Des pays comme la Roumanie et la Bulgarie, dont l'entrée dans l'Union européenne n'a pas été un franc succès, n'ont pas contribué à y donner une bonne image des Balkans. Et il y a un pays qui pose un vrai problème : la Grèce. Premier pays des Balkans à entrer dans l'Union européenne, la Grèce a fait obstacle à l'arrivée de la Macédoine, en alimentant notamment cette polémique à propos du nom. Vingt-cinq ans plus tard, nous n'avons pas avancé d'un iota alors que nous savons tous que la solution ne serait pas trop compliquée à trouver sans le blocage de la Grèce. Certains acteurs régionaux sont des vecteurs de blocage au lieu d'être vecteurs d'intégration. C'est pourtant le sommet de Thessalonique de juin 2003, à l'époque de Papandréou junior, qui avait donné une perspective européenne aux Balkans occidentaux.

En ce qui concerne les acteurs internationaux, il faut retenir le désengagement des États-Unis : les Balkans ne figurent pas dans la liste des vingt priorités américaines et, demain matin, nous saurons à quel type d'indifférence ils auront droit. Tout en approuvant l'effort d'intégration de ces pays dans l'Union européenne, les Américains se sont désengagés, ce qui a provoqué une accentuation du réengagement russe au cours des dernières années. Les Russes utilisent des leviers économiques, notamment l'énergie : ils ont acheté leur entrée dans le secteur énergétique en Serbie ; ils défendaient le projet de gazoduc South Stream qui a été arrêté par la Commission européenne.

L'emprise russe est forte, même si elle n'obtient pas les résultats espérés en Serbie. Le conflit du Kosovo permettait à la Russie de se positionner comme le principal allié de la Serbie aux Nations unies. À partir du moment où la Cour internationale de justice (CIJ) a estimé que la déclaration d'indépendance du Kosovo n'était pas contraire au droit international, la Serbie a amorcé son virage européen et le levier russe a perdu de son utilité. Pour autant, les Russes ne restent pas inactifs. Tout récemment, l'inamovible Milo Đukanović, qui dirige le Monténégro depuis plus de deux décennies, les a accusés d'avoir fomenté des tentatives d'assassinat contre lui parce que son pays est sur le point d'adhérer à l'OTAN. Je ne peux pas me prononcer sur les détails de ce qu'il décrit comme un complot mais je note que vingt Serbes, qui auraient participé à cette entreprise, ont été arrêtés. Quoi qu'il en soit, les Russes ne sont pas inactifs sur les plans politique, économique et sécuritaire.

Je terminerai par l'Union européenne. Mme Guigou a évoqué l'initiative de Mme Merkel, appelée communément « processus de Berlin ». L'Allemagne a certes joué un rôle politique majeur dans cette relance, même si les efforts de la diplomatie française n'ont pas été négligeables, mais je préfère parler de « processus d'intégration européenne » puisque la conférence de Berlin de 2014 a été suivie par une conférence qui s'est tenue à Vienne en 2015, par une autre qui a eu lieu à Paris cette année, à laquelle succédera une prochaine, à Rome, en 2017.

Par les temps qui courent, il est très difficile de mobiliser sur la question des Balkans. L'Union européenne doit gérer l'avenir du projet européen tout en connaissant une crise interne avec le Brexit et le Grexit et en étant confrontée à l'implosion de ses voisinages à l'Est et au Sud, entre lesquels les pays des Balkans se trouvent coincés. Ils en subissent les doubles retombées : la crise ukrainienne a provoqué une demande de référendum en Bosnie, à la suite du référendum en Crimée ; la crise migratoire, née au Sud de la Méditerranée, se traduit par des flux de migrants qui passent par leurs territoires.

Dans le contexte des crises de voisinages de l'Union européenne, qui sont peut-être les plus dangereuses et les plus décisives pour l'avenir de l'Europe, les Balkans constituent à la fois un révélateur, puisqu'ils se situent à la rencontre des ondes de choc venues de l'Est et du Sud, et une réponse. Les laisser à la dérive dans une situation aussi instable serait, pour l'Union européenne, prendre un grand risque.

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