Commission des affaires étrangères

Réunion du 8 novembre 2016 à 17h15

Résumé de la réunion

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La réunion

Source

Vote sur les crédits de la Mission « Economie ». .

La séance est ouverte à dix-(sept heures quinze.

La commission examine pour avis, sur le rapport de M. Jean-Paul Bacquet, les crédits du commerce extérieur (mission « Economie ») dans sa séance du mardi 8 novembre 2016.

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Nous avons auditionné les ministres en commission élargie, le vendredi 4 novembre dernier, sur les crédits de la mission « Economie », mais le vote de notre commission a été reporté à cet après-midi.

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J'ai eu l'occasion de présenter la situation du commerce extérieur et m'en remets donc à la sagesse de la commission.

La commission donne un avis favorable à l'adoption des crédits du commerce extérieur (mission « Economie ») tels qu'ils figurent à l'Etat B annexé à l'article 29 du projet de loi de finances pour 2017.

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Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir Jacques Rupnik, un spécialiste reconnu des Balkans que nous connaissons bien, pour faire le point sur Balkans occidentaux, leur relation avec l'Union européenne et les perspectives dans la région.

Le 4 juillet dernier, la France a accueilli à Paris le troisième sommet sur les Balkans occidentaux, dans le prolongement des réunions qui se sont tenues à Berlin en 2014 et à Vienne en 2015. Ces sommets ont pour objectif de soutenir les efforts des pays des Balkans dans leur rapprochement européen. La France soutient le principe de l'intégration des Balkans à l'Union européenne, posé en novembre 2000 sous présidence française du Conseil européen. Les conclusions de ce Conseil sont très claires et elles n'ont jamais été démenties. À ma connaissance, au sein de l'Union européenne, personne ne remet en question cette perspective d'adhésion des pays des Balkans.

Il n'en reste pas moins que de nombreux obstacles restent à surmonter avant que les négociations puissent s'ouvrir et que ces adhésions puissent devenir une réalité. À ce sujet, vous écriviez en 2001 qu'il faudrait évoluer du « protectorat européanisé à l'intégration européenne en passant par la case construction d'États-nation ». Les Balkans occidentaux se composent de six pays : l'Albanie, la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo, l'Ancienne république yougoslave de Macédoine (ARYM), le Monténégro et la Serbie. Certains d'entre eux sont encore des États en devenir, dotés d'institutions encore embryonnaires voire balbutiantes ; des conflits persistent entre voisins ; la corruption et le crime organisé restent encore très répandus. À votre avis, depuis le constat que vous dressiez en 2001, la situation s'est-elle améliorée à l'intérieur de ces pays ?

Nous voudrions aussi faire le point sur la situation de ces pays au regard des trois principes fondamentaux que la Commission a posés dans sa dernière communication annuelle sur l'élargissement : État de droit et droits fondamentaux ; réforme de l'administration publique ; gouvernance économique et compétitivité. La Commission insiste aussi sur la coopération régionale et le règlement des différends bilatéraux. Quelle appréciation portez-vous sur ces objectifs et sur la méthode employée par l'Union européenne pour les atteindre ? L'européanisation des institutions et des législations vous semble-t-elle suffisante pour changer les pratiques politiques, administratives et judiciaires ?

Enfin, pourriez-vous nous dire un mot de l'état d'esprit de l'opinion publique dans les Balkans occidentaux ? Ces populations ont-elles envie que leur pays adhère à l'Union européenne ?

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Jacques Rupnik, chercheur, directeur de recherche au Centre de recherches internationales, CERI de Sciences Po

Tout d'abord, je voulais vous remercier pour votre invitation. C'est un honneur et un plaisir de retrouver la présidente de cette commission que je connais depuis les années 1990 et l'époque où nous avons commencé à réfléchir à la nouvelle architecture européenne. Je suis heureux de constater que la Commission des affaires étrangères trouve, dans son agenda chargé, le temps de se pencher sur la question des Balkans. Pour toute une série de raisons que nous aborderons peut-être, la tendance est d'oublier cette partie de l'Europe quand elle ne traverse pas de crise dramatique : on pousse alors un ouf de soulagement et on pare au plus pressé. Si cette attitude est tout à fait compréhensible, elle n'est pas sans risques.

Quel est le tableau général dans les Balkans ? Nous sommes passés de la prévention des conflits, de la gestion purement sécuritaire qui prévalait dans les années 1990, à ce que j'évoquais il y a une quinzaine d'années : l'établissement de protectorats européanisés en Bosnie et au Kosovo et de semi-protectorats dans d'autres pays, avant d'en arriver à la phase de construction des États-nation. Pour l'Union européenne, cette dernière phase représente un défi tout à fait inédit car elle est très différente des élargissements précédents. En Europe centrale, nous avions affaire à des États dotés d'administrations – même si celles-ci fonctionnaient plus ou moins bien – et à des interlocuteurs avec lesquels nous négociions l'acquis communautaire selon le processus que vous connaissez.

Premier paradoxe : l'Union européenne, qui a été inventée pour relativiser l'importance des États-nation, s'est retrouvée obligée d'endosser quasiment malgré elle le rôle d'assistant à la construction de nouveaux États-nation, après l'éclatement de l'ancienne Yougoslavie. C'est un rôle inédit et un exercice difficile pour l'Union européenne. L'exercice est aussi difficile pour les élites politiques des Balkans : leur grand rêve d'État-nation est hérité du XIXe siècle et leur conception de la souveraineté date parfois de la même époque. On leur promet de les aider à créer des États-nation mais en leur demandant d'adopter la vision moderne d'une souveraineté partagée, celle du XXIe siècle. Telle est la problématique générale. Comment construire, après l'éclatement de la Yougoslavie, des États-nation qui soient tout à la fois en paix entre eux et compatibles avec le projet européen ? Je reviendrai par la suite sur l'importance de ce cadre européen.

Je vous propose de faire un état des lieux de la situation de la région, puis de dire quelques mots sur les acteurs régionaux et internationaux qui s'y trouvent avant de conclure sur l'Union européenne et le défi auquel elle est confrontée.

Pour dessiner un rapide tableau de la situation, je dirais qu'après la décennie de guerre des années 1990, les Balkans sont passés de nationalistes guerriers et autoritaires tels que Slobodan Milošević à des nationalistes plus modérés puis, dans une phase plus récente, à des nationalistes que je qualifierais d'euro-compatibles – du moins, essaient-ils de l'être. L'intégration de ces pays dans l'Union européenne ne sera pas nécessairement le fait de démocrates libéraux, de gens qui ont l'idéal européen chevillé au corps. Ces forces existent dans le monde politique ou la société civile, mais elles ne sont pas forcément au pouvoir et confrontées à la tâche de stabiliser la région et de l'intégrer à l'Europe.

C'est le deuxième paradoxe : l'intégration européenne n'est pas l'oeuvre de démocrates libéraux pro-européens, elle est le fait de nationalistes assagis et devenus euro-compatibles. Les Croates ont été les premiers à ouvrir la voie. Ivo Sanader, le successeur de Franjo Tuđman à la tête de l'Union démocratique croate (HDZ), est arrivé à la conclusion que son parti devait évoluer et devenir un parti de droite conservateur pour que la Croatie soit un État en paix et reconnu sur le plan international, c'est-à-dire par l'Union européenne. À l'époque, ses modèles de référence étaient l'Union chrétienne sociale (CSU) de Bavière et Forza Italia de Silvio Berlusconi. Ivo Sanader a opéré ce virage, rendant le nationalisme croate euro-compatible. Entre-temps, il s'est retrouvé en prison pour des histoires de corruption, mais c'est un détail.

Ses successeurs ont continué dans cette voie et ils ont enregistré un succès majeur : l'entrée de la Croatie dans l'Union européenne. Les régressions sont possibles et, en la matière, le Gouvernement arrivé au pouvoir en janvier représente une forme d'avertissement. Le ministre de la culture, un véritable révisionniste, a tenu sur les Serbes et sur la seconde guerre mondiale des propos dans lesquels il fait l'apologie du régime Oustachi. Je referme cette parenthèse en signalant que l'entrée dans l'Union européenne n'écarte pas tout risque de rechute.

Ce modèle croate d'un nationalisme assagi et devenu euro-compatible est à l'oeuvre en Serbie. Qui sont les hommes au pouvoir en Serbie ? Ils n'étaient pas membres du parti de Slobodan Milošević, ils étaient aux côtés de l'ultranationaliste Vojislav Šešelj, du parti radical serbe (SRS), qui a comparu devant le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) de La Haye. Le Premier ministre Aleksandar Vučić et le Président de la République Tomislav Nikolić ont évolué, ce qui est une excellente chose, mais il n'est pas inutile de rappeler d'où ils viennent. En Macédoine, Nikola Gruevski est un nationaliste insuffisamment assagi.

Les situations héritées du passé récent sont désormais influencées par la nouvelle donne dans la région et par la perspective européenne. Au cours de la période récente, deux facteurs ont joué un rôle important : la crise économique et la crise des migrants.

Les Balkans ont été très durement touchés par la crise économique qui s'est déclenchée en 2008 car ces pays réalisent l'essentiel de leurs échanges commerciaux avec l'Union européenne. C'est aussi de l'Union européenne que vient – ou ne vient pas – la majeure partie des investissements. Le PIB par habitant dans les Balkans ne représente que le quart de celui de l'Europe occidentale et la moitié de celui de l'Europe centrale et orientale, c'est-à-dire des nouveaux membres de l'Union européenne. La Croatie vient seulement de retrouver le niveau du PIB qu'elle avait en 1989. Quant au PIB de la Serbie, il ne représente encore que les trois quarts de celui de 1989. En conséquence, le chômage atteint des niveaux très élevés : un quart, le plus souvent un tiers de la population active ; au Kosovo, ce taux est même de 50 %. Même s'il faut les prendre avec quelques réserves, ces statistiques apportent néanmoins un éclairage.

Quant aux migrants, ils ne viennent pas des Balkans mais ils sont passés par ces pays. « Nous devons faire face à une migration venant de l'Union européenne », a dit le Premier ministre serbe, en faisant allusion à la Grèce. Pris entre deux pays de l'espace Schengen, la Grèce et la Hongrie, ils servent de zone de transit lorsque les migrants empruntent cette route ottomane, ce qui réveille des souvenirs historiques et montre la situation particulière des Balkans. De fait, ces pays sont partie prenante à la gestion de la crise migratoire européenne ; ils sont cogestionnaires d'une situation qui concerne l'Union européenne. Les Balkans subissent à la fois la crise économique et la crise migratoire, sans être membres de l'Union européenne. En réalité, ils sont pleinement intégrés dans cet espace.

En style télégraphique, je vais vous donner quelques bonnes ou moins bonnes nouvelles de ces pays.

Quand je parle de dirigeants euro-compatibles en Serbie, ce n'est pas seulement une formule. Le Premier ministre serbe a signé, dans les bureaux de la Commission européenne à Bruxelles, un accord avec son homologue albanais du Kosovo. Il négocie avec le Premier ministre du Kosovo – qu'il ne reconnaît pas en tant qu'État – sur des choses spécifiques et concrètes. Les deux hommes acceptent de discuter parce qu'il y a l'Europe. On a tendance à dire que tout va mal en Europe mais ce succès n'aurait jamais pu être remporté sans la perspective européenne et l'engagement de certaines personnes qui, au sein de la Commission européenne, se sont impliquées dans la gestion du dossier.

Il y a aussi des ratés, dus à des contentieux bilatéraux qui se réveillent. L'un d'eux concerne la mine de Trepča au Kosovo, sur lequel je pourrais revenir si le sujet vous intéresse. Un autre porte sur le statut des municipalités serbes au Kosovo et leurs liens privilégiés avec la Serbie. Comment reconnaître la souveraineté du Kosovo, tout en permettant à des municipalités serbes de ce pays d'avoir une relation privilégiée avec la Serbie ?

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Les Serbes sont revenus dans les enclaves. Ils étaient 200 000 avant la guerre. Combien sont-ils actuellement ?

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Jacques Rupnik, chercheur, directeur de recherche au Centre de recherches internationales, CERI de Sciences Po

Ils sont moins de 100 000, dont la moitié vit dans l'enclave de Mitrovica. Un hypothétique rattachement de cette enclave à la Serbie ne résoudrait donc pas entièrement le problème des Serbes du Kosovo puisque la moitié d'entre eux n'y vit pas. Côté serbe, il y a donc ce problème et l'évolution positive que constitue le déblocage du dialogue. Il faut éviter que la crispation que nous avons constatée récemment ne se transforme en régression complète.

En Albanie, je constate deux évolutions positives : l'alternance au gouvernement ; la réforme du système judiciaire. Accepter le résultat d'une élection n'allait pas de soi dans ce pays et, pour s'en convaincre, il suffit de se reporter aux élections de 2011. Il fallait parfois deux ans pour faire reconnaître le résultat des élections. L'alternance au pouvoir montre que la démocratie se consolide. Quant à la réforme la plus difficile à réaliser en Albanie, celle du système judiciaire, elle a été acceptée sur la base d'un consensus entre le Gouvernement et l'opposition. C'est une première. J'aurais des choses à dire sur les relations entre l'Albanie et le Kosovo, si le sujet vous intéresse. Le Premier ministre albanais m'a fait part de sa préoccupation à propos de l'islam. On relève pas mal d'ambiguïtés dans le discours albanais sur le Kosovo et sur l'islam.

De la Bosnie, je pourrais vous dire qu'il s'agit du cas le plus déprimant mais je ne suis pas venu ici pour vous déprimer ; je veux au contraire vous encourager à vous intéresser à ces pays. Sur le plan historique, c'est la Bosnie et Sarajevo qui ont suscité l'engagement international et les réactions de l'opinion française, il y a une vingtaine d'années. Je m'en souviens et j'étais moi-même très impliqué. Vingt ans après les accords de Dayton, les progrès sont minuscules et les problèmes s'accumulent.

L'héritage de Dayton c'est une Constitution qui n'en est pas une. Richard Holbrooke, le négociateur américain, a remporté un succès remarquable car il a compris qu'il fallait séparer les belligérants et les contraindre à accepter le cadre territorial, en refusant la partition complète envisagée par Slobodan Milošević et Franjo Tuđman. L'accord de Dayton visait à mettre un terme à la guerre mais il ne pouvait tenir lieu de Constitution permettant un fonctionnement d'institutions démocratiques, parlementaires, etc. La Bosnie a trois présidents et treize gouvernements. Ce système est le millefeuille institutionnel le plus complexe qui existe puisque les trois composantes de la Bosnie-Herzégovine sont représentées : les Bosniaques, les Serbes, les Croates. La Constitution de ce pays est la seule que je connaisse qui ne fasse pas référence à un peuple. Il y a trois nations constitutives, un peu sur le modèle libanais. Sarajevo et Beyrouth appartenaient d'ailleurs au même empire. Il y a là un héritage.

Pour les protagonistes locaux, l'accord de Dayton est la cause de tous les maux. C'est le parfait bouc émissaire. Pourquoi ne l'ont-ils pas modifié comme ils en avaient le loisir ? C'est une question que vous pourrez leur poser si votre commission se rend à Sarajevo. À mes yeux, une anecdote résume bien la situation. Au moment du dixième anniversaire de la signature de l'accord de Dayton, sous la pression des Européens, des Américains et de tous les acteurs internationaux, une nouvelle Constitution a failli voir le jour. Deux voix bosniaques ont fait échouer le compromis au Parlement. J'ai demandé à Haris Silajdžić, que j'avais bien connu pendant la guerre, pourquoi il avait bloqué cette réforme. Il m'a répondu qu'il voulait une Bosnie de tous les Bosniaques, de tous les citoyens, sans entités, etc. La perfection est l'ennemie du bien. Lorsque j'ai pu rencontrer Milorad Dodik, le chef de la Republika Srpska, la République serbe de Bosnie, je lui ai demandé quelle était sa position concernant la Constitution. Il m'a répondu qu'il n'avait rien contre l'adoption d'une nouvelle Constitution à condition, bien évidemment, qu'elle préserve l'entité Republika Srpska.

J'ai eu l'impression d'être dans une pièce de Ion Luca Caragiale. Cet auteur roumain du début du siècle dernier avait créé un personnage qui assénait quelques vérités sur la politique et sur le monde. Il disait par exemple : on peut adopter une nouvelle Constitution mais elle doit être semblable à la précédente sur tous les points essentiels ; on peut aussi garder l'ancienne Constitution à condition d'en modifier tous les points essentiels. Silajdžić et Dodik sont deux personnages de la pièce de Ion Luca Caragiale, chacun défendant sa version pour torpiller la sortie de Dayton. Résultat : Republika Srpska construit un État dans l'État et, de temps en temps, organise un petit référendum pour provoquer l'autre partie. Le dernier en date visait à commémorer la création de la Republika Srpska. Ses dirigeants menacent d'en organiser un autre en s'inspirant de la Crimée. Pourquoi ne pas organiser un référendum sur le projet de rattacher la Republika Srpska à la Serbie comme la Crimée l'a fait pour être rattachée à la Russie ? demandent-ils. Je referme provisoirement le chapitre Bosnie.

Venons-en à la Macédoine, le pays qui avait fait les progrès les plus remarquables au début de la décennie précédente. En 2005, la Macédoine a obtenu le statut de candidat officiel à l'entrée dans l'Union européenne. Depuis, l'Union européenne n'a rien fait. Un seul événement a eu lieu : au sommet de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) organisé en 2008 à Bucarest, la Grèce a mis son veto à l'entrée de la Macédoine dans l'alliance. Ce veto a marqué le début de la régression de la politique macédonienne vers le nationalisme et l'autoritarisme. Les Macédoniens savent qu'ils n'entreront ni dans l'OTAN ni dans l'Union européenne tant que la Grèce mettra son veto.

Nous avons laissé la Macédoine dériver pendant dix ans et ce cas, emblématique de ce que nous ne devons pas faire, constitue une sorte d'avertissement. La Macédoine n'avait pas connu la guerre, avait fait des progrès, avait évité tous les pièges balkaniques, etc. Une fois que le pays a obtenu le statut de candidat, il a été ignoré pendant dix ans. Résultat : la Macédoine était dans une situation quasi insurrectionnelle l'année dernière et il n'est pas certain que les prochaines élections produisent l'alternance attendue. D'après ce que l'on me dit, Nikola Gruevski risque fort de l'emporter. C'est le prix à payer pour notre indifférence, pour le fait que nous nous soyons contentés d'expédier les affaires courantes.

J'en viens maintenant à une revue des acteurs régionaux et internationaux. Pour des raisons historiques et géographiques, certains pays comme l'Italie ou l'Autriche s'impliquent et jouent un rôle utile. Par leur présence économique, culturelle et politique, ces pays sont des vecteurs d'européanisation. Des pays comme la Roumanie et la Bulgarie, dont l'entrée dans l'Union européenne n'a pas été un franc succès, n'ont pas contribué à y donner une bonne image des Balkans. Et il y a un pays qui pose un vrai problème : la Grèce. Premier pays des Balkans à entrer dans l'Union européenne, la Grèce a fait obstacle à l'arrivée de la Macédoine, en alimentant notamment cette polémique à propos du nom. Vingt-cinq ans plus tard, nous n'avons pas avancé d'un iota alors que nous savons tous que la solution ne serait pas trop compliquée à trouver sans le blocage de la Grèce. Certains acteurs régionaux sont des vecteurs de blocage au lieu d'être vecteurs d'intégration. C'est pourtant le sommet de Thessalonique de juin 2003, à l'époque de Papandréou junior, qui avait donné une perspective européenne aux Balkans occidentaux.

En ce qui concerne les acteurs internationaux, il faut retenir le désengagement des États-Unis : les Balkans ne figurent pas dans la liste des vingt priorités américaines et, demain matin, nous saurons à quel type d'indifférence ils auront droit. Tout en approuvant l'effort d'intégration de ces pays dans l'Union européenne, les Américains se sont désengagés, ce qui a provoqué une accentuation du réengagement russe au cours des dernières années. Les Russes utilisent des leviers économiques, notamment l'énergie : ils ont acheté leur entrée dans le secteur énergétique en Serbie ; ils défendaient le projet de gazoduc South Stream qui a été arrêté par la Commission européenne.

L'emprise russe est forte, même si elle n'obtient pas les résultats espérés en Serbie. Le conflit du Kosovo permettait à la Russie de se positionner comme le principal allié de la Serbie aux Nations unies. À partir du moment où la Cour internationale de justice (CIJ) a estimé que la déclaration d'indépendance du Kosovo n'était pas contraire au droit international, la Serbie a amorcé son virage européen et le levier russe a perdu de son utilité. Pour autant, les Russes ne restent pas inactifs. Tout récemment, l'inamovible Milo Đukanović, qui dirige le Monténégro depuis plus de deux décennies, les a accusés d'avoir fomenté des tentatives d'assassinat contre lui parce que son pays est sur le point d'adhérer à l'OTAN. Je ne peux pas me prononcer sur les détails de ce qu'il décrit comme un complot mais je note que vingt Serbes, qui auraient participé à cette entreprise, ont été arrêtés. Quoi qu'il en soit, les Russes ne sont pas inactifs sur les plans politique, économique et sécuritaire.

Je terminerai par l'Union européenne. Mme Guigou a évoqué l'initiative de Mme Merkel, appelée communément « processus de Berlin ». L'Allemagne a certes joué un rôle politique majeur dans cette relance, même si les efforts de la diplomatie française n'ont pas été négligeables, mais je préfère parler de « processus d'intégration européenne » puisque la conférence de Berlin de 2014 a été suivie par une conférence qui s'est tenue à Vienne en 2015, par une autre qui a eu lieu à Paris cette année, à laquelle succédera une prochaine, à Rome, en 2017.

Par les temps qui courent, il est très difficile de mobiliser sur la question des Balkans. L'Union européenne doit gérer l'avenir du projet européen tout en connaissant une crise interne avec le Brexit et le Grexit et en étant confrontée à l'implosion de ses voisinages à l'Est et au Sud, entre lesquels les pays des Balkans se trouvent coincés. Ils en subissent les doubles retombées : la crise ukrainienne a provoqué une demande de référendum en Bosnie, à la suite du référendum en Crimée ; la crise migratoire, née au Sud de la Méditerranée, se traduit par des flux de migrants qui passent par leurs territoires.

Dans le contexte des crises de voisinages de l'Union européenne, qui sont peut-être les plus dangereuses et les plus décisives pour l'avenir de l'Europe, les Balkans constituent à la fois un révélateur, puisqu'ils se situent à la rencontre des ondes de choc venues de l'Est et du Sud, et une réponse. Les laisser à la dérive dans une situation aussi instable serait, pour l'Union européenne, prendre un grand risque.

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Merci de votre analyse très éclairante, monsieur Rupnik. Compte tenu des grands défis auxquels nous sommes confrontés, nous ne pouvons faire l'impasse sur les Balkans avec lesquels nous entretenons des liens forts. Nous avons un intérêt puissant, en tant qu'Européens et en tant que Français, à ce que ces pays procèdent aux réformes qui s'imposent.

Je vais maintenant donner la parole à Pierre-Yves Le Borgn', rapporteur de la mission d'information sur les Balkans, sur le rapport duquel nous allons examiner, le 29 novembre prochain, le projet de traité d'adhésion du Monténégro à l'OTAN.

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Merci, monsieur Rupnik, pour ces analyses que vous nous avez fait l'honneur de partager avec nous.

Je suis touché à plus d'un titre par vos développements. Ma circonscription de député des Français établis hors de France, qui couvre l'Allemagne, l'Europe centrale et orientale, comprend les Balkans et j'ai l'impression que c'est une partie de l'Europe que l'on s'est empressé d'oublier dès lors qu'elle n'est plus en guerre, dès lors que ses habitants ne s'entre-tuent plus, dès lors qu'une forme d'équilibre s'y est établie, même s'il est très instable. Elle est devenue le trou noir de l'Europe.

Je me rends dans les Balkans plusieurs fois par an. Je serai, par exemple, jeudi au Monténégro. Au cours de cette année, j'aurai séjourné au Kosovo, en Macédoine, en Albanie. C'est une zone que j'ai fini par connaître et que je trouve profondément attachante au-delà de la rudesse de l'histoire. Trois mille Français y vivent. Souvent dotés de la double nationalité, ils sont des témoins extraordinaires des années les plus récentes comme de combats remontant à plus loin.

J'ai aimé votre expression de « nationalistes euro-compatibles ». C'est le meilleur qualificatif que l'on puisse appliquer à des gens comme M. Vučić ou M. Nikolić – il sied un peu moins à M. Gruevski qui, comme vous le disiez, a besoin de faire du chemin . L'évolution de la Serbie a surpris en bien, compte tenu des positions qui étaient celles de M. Vučić et de M. Nikolić il y a encore une quinzaine d'années.

On est pris entre deux impressions s'agissant des Balkans.

D'un côté, on a tendance à se dire que, par une sorte d'atavisme, leurs habitants continueront à se mettre sur la figure en raison de haines recuites à l'intérieur même des pays ou de frontière à frontière.

D'un autre côté, on peut entrevoir le positif. Je citerai l'exemple symbolique de la création de l'Office régional de coopération des jeunes des Balkans à l'occasion du sommet de Paris sur les Balkans, le 4 juillet dernier. Cette organisation, connue sous l'acronyme de RYCO – Regional Youth Cooperation Office of the Western Balkans – a été conçue par des jeunes des six pays des Balkans occidentaux : deux pour chacun d'entre eux, sauf pour les Bosniens, venus à trois comme le veut l'organisation territoriale de leur pays. Ils ont élaboré des statuts, un projet de budget, qu'ils ont ensuite remis à leurs pays respectifs, de même qu'à la France et à l'Allemagne, avec le concours de l'Office franco-allemand pour la jeunesse. Lorsque je les ai rencontrés, j'ai été bluffé par leur profondeur d'analyse. Voilà de quoi espérer que l'avenir dans les Balkans peut être bien meilleur.

Mais pour y parvenir, il faut que nos amis des Balkans se prennent en main et se posent la question de l'économie et de l'État de droit. Aussi longtemps que ne seront pas réglés les problèmes liés à la corruption et à la sécurité des investissements, ils ne pourront avancer. Dans ma vie d'avant l'Assemblée nationale, j'étais un industriel des énergies renouvelables : j'ai un oeil exercé pour ce qui est des bassins-versants, de la biomasse, de l'ensoleillement et, en la matière, les pays des Balkans ont un fort potentiel qui pourrait leur assurer un boom économique. Encore faut-il qu'ils arrivent à créer des connexions entre pays et à garantir aux investisseurs un retour financier. Or investir dans cette zone reste incroyablement hasardeux. Je connais des Français qui ont fini en taule – pardonnez-moi cette expression triviale – et qui sont restés longtemps derrière les barreaux pour avoir osé investir. Il faut souligner dans toutes les enceintes dans lesquelles nous intervenons – pour moi, le Conseil de l'Europe – la nécessité pour chacun de ces pays de lutter contre la corruption et de garantir la sécurité des investissements.

L'Autriche, vous avez raison, joue un rôle important, même s'il est discret, tout comme l'Italie, pour ce qui est du littoral, notamment de l'Albanie. Il y a aussi le rôle de la Turquie ainsi que des Émirats arabes unis, rôle inquiétant. J'ai été frappé, lors de mon retour en Macédoine au printemps dernier, après deux ans d'absence, par la progression de l'islam dans ce pays qu'ont soulignée mes interlocuteurs dans la société civile comme les diplomates français. Il m'a été rapporté la même chose au Kosovo : le Père Sava, « cyber-monk » à la tête d'un monastère orthodoxe du sud du pays, protégé par les forces italiennes mais entouré de drapeaux albanais, m'a entretenu de la radicalisation dans les Balkans et des actions assez récentes de la Turquie, qui passent notamment par des inaugurations via vidéoconférence par le président Erdoğan de certains sites d'investissements turcs. Je m'inquiète de cette évolution.

La présence russe est symboliquement ressentie du côté du Monténégro et je verrai jeudi ce qu'il en est sur place.

J'ai des craintes, que vous semblez partager, au sujet de la Macédoine. Nous l'avons soutenue pendant longtemps et puis nous l'avons laissée, comme vous l'avez souligné. Nous aurions pu réagir face à la position grecque qui a tout figé. Ce pays est sans doute aujourd'hui plus bas qu'en 2005, quand son statut de candidat à l'Union européenne a été validé. Le centre de Skopje est parsemé de statues hideuses, expression d'un nationalisme délirant. La société civile est en panne. Une chape de plomb pèse sur le pays, du fait notamment de la pénalisation de la diffamation, qui a contribué à l'extinction de tout débat public. Il est impossible d'organiser des élections. Nous sommes toujours à la limite d'une guerre civile, comme cela avait été le cas en 2001-2002 – souvenons-nous du rôle essentiel joué alors par Robert Badinter. J'ai d'ailleurs craint que la traversée de son territoire par les migrants n'entraîne un embrasement. Il faudrait regarder de plus près la situation dans ce pays.

Enfin, s'agissant de la Bosnie, vous avez mille fois raison. Les accords de Dayton ne sont pas une constitution, ils ont permis que les différents protagonistes arrêtent de s'étriper. Dans nos lâchetés collectives et respectives, on a fini par se dire qu'il s'agissait d'une constitution, ce qui est revenu à condamner les Bosniens, quel que soit l'endroit où ils vivent et quelle que soit l'entité à laquelle ils appartiennent, à une sorte de statu quo avec la moitié de la population au chômage et des jeunes privés d'avenir. Cela a abouti à cette étrange affaire traitée par la Cour européenne des droits de l'homme, l'affaire Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine où les deux requérants ont porté plainte parce qu'impossibilité leur était faite, en raison de leurs origines respectivement roms et juives, de se porter candidats à la présidence collégiale de Bosnie-Herzégovine, tout simplement parce qu'ils ne peuvent se reconnaître ni dans l'entité croate, ni dans l'entité serbe, ni dans l'entité bosniaque. Il faut aider la Bosnie à retrouver le chemin d'un État de droit, qui à ce jour n'est pas construit. Il y a trois entités, treize gouvernements, une multiplicité de cantons, parfois minuscules. En outre, ce pays est marqué par une absence de vie économique.

Tout cela est extrêmement inquiétant.

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J'aurai trois questions.

Premièrement, l'Europe fait-elle encore rêver ? La Turquie ne rêve plus vraiment d'Europe. En Moldavie, le candidat pro-russe a remporté le première tour des élections présidentielles la semaine dernière.

Deuxièmement, qui peut croire sérieusement que les pays des Balkans seront bientôt intégrés à l'Union européenne, compte tenu de la crise migratoire, de la poussée de l'islam et de la défiance permanente de certains pays à l'égard de l'élargissement – je pense au référendum néerlandais sur l'approbation de l'accord d'association avec l'Ukraine ? Vous avez insisté sur le fait qu'il ne fallait pas les laisser dériver. Mais que peut-on leur proposer si nous ne pouvons les accepter dans l'Europe ?

Troisièmement, pouvez-vous nous en dire plus sur la poussée de l'islamisme dans cette zone ?

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Je vais me rendre en Albanie à la fin de la semaine prochaine. Pourriez-vous nous faire part de vos analyses sur les relations de ce pays avec le Kosovo ? Par ailleurs, qu'en est-il des récents remous internes entre dirigeants ? Se dirige-t-on vers une crise ?

Avant de vous donner la parole, monsieur Rupnik, je tiens à remercier Pierre-Yves Le Borgn' pour l'éclairage qu'il nous a apporté grâce à sa très grande connaissance de ces pays.

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Jacques Rupnik, chercheur, directeur de recherche au Centre de recherches internationales, CERI de Sciences Po

La corruption et le clientélisme sont les maux profonds qui rongent ces sociétés. Le parti qui arrive au pouvoir crée des emplois fictifs pour récompenser sa clientèle politique, qui viennent s'ajouter aux fonctionnaires déjà en place. En Macédoine, l'emploi public est ainsi en croissance constante alors que le pays est de plus en plus pauvre.

La question de l'État de droit est le grand problème. Et l'Union européenne a eu mille fois raison de changer sa stratégie de négociation en commençant par le plus difficile au lieu du plus facile : État de droit, réforme de l'administration publique, lutte contre le crime organisé, transparence, qui relèvent des chapitres 23 et 24 de l'acquis communautaire. C'est la meilleure manière et de tester la volonté politique des pays intéressés et de donner du temps pour que les choses évoluent.

Pour les citoyens de ces pays, l'adhésion à l'Union européenne n'est pas seulement synonyme de libre circulation, même si certains ont durement ressenti l'impossibilité de voyager pendant vingt ans. Ce qu'ils souhaitent, c'est que l'Europe leur serve de levier, en leur permettant de contrôler leurs élites politiques parce qu'ils ne parviennent pas à le faire par le bas. La mise en oeuvre des réformes dépend énormément de la pression que peut exercer la société civile, en Serbie, au Monténégro notamment. Le processus européen suppose l'implication de la société civile.

L'Europe fait-elle rêver ? demande M. Mariani. Nous pourrions commencer par poser la question à l'échelle de nos pays. Nous sommes dans une situation paradoxale : l'Europe est plus attrayante depuis Kiev, Belgrade ou Tirana que depuis Bruxelles ou Paris, sans parler de nos amis britanniques qui ont décidé de faire un autre choix et c'est là où est la difficulté. Les Britanniques étaient, en effet, les plus fervents partisans de l'élargissement. J'ai participé à plusieurs réunions du Belgrade Security Forum et il y avait toujours un ancien ambassadeur britannique pour dire qu'il fallait procéder à l'élargissement au plus vite, et pas seulement aux Balkans mais aussi à la Turquie et à l'Ukraine. Avec le Brexit, leur crédibilité a disparu.

La crise ukrainienne, la crise migratoire sont ressenties dans les Balkans, qui sont aux premières loges, et l'Union européenne, malgré ses défauts et ses travers, apparaît attrayante. Nous avons déjà assisté à semblable phénomène avec les pays d'Europe centrale qui ont tous voté, par référendum, en faveur de l'adhésion pour, dix ans après, éprouver des états d'âme, voire appeler à une contre-révolution en Europe comme M. Orban.

Les opinions publiques dans les Balkans nourrissent de grands espoirs à l'égard de l'Europe et en même temps craignent de voir l'objectif de l'adhésion s'éloigner à mesure qu'il approche, à l'image du Triangle des Bermudes. Elles ont été affectées, par exemple, par la décision de M. Juncker de ne pas nommer de commissaire à l'élargissement dans un premier temps.

Comment penser l'élargissement dans une Europe en train de se défaire ? Il n'est pas aisé de se projeter vers la périphérie si le centre est en plein doute. Une réponse possible est la constitution d'un noyau dur de pays, sans doute autour de la zone euro, qui renforce le projet européen – je sais que tout cela est plus facile à dire qu'à mettre en oeuvre. S'il existe un premier cercle plus étroit, il sera plus aisé de faire entrer les pays des Balkans dans un second cercle.

M. Mariani m'a également interrogé sur la poussée islamiste. La Bosnie et le Kosovo sont des pourvoyeurs importants de djihadistes mais dans de moindres proportions que la France. Et l'une des premières choses dont m'a fait part le Premier ministre albanais Edi Rama, lorsque je l'ai rencontré, est sa préoccupation face à la poussée islamiste, perceptible à travers les rapports qui lui sont faits sur les prêches dans les mosquées. Pour lui, la réponse passe par l'Europe ; c'est un discours qu'il vous tiendra sans doute lors de votre visite, madame la présidente. Il importe de garder la perspective européenne crédible si vous ne voulez pas que d'autres se tournent vers des solutions de rechange. C'est un argument sans doute un peu facile mais qui n'est pas erroné sur le fond.

Il n'y avait pas de problème islamiste au moment où la guerre en ex-Yougoslavie a éclaté. Les nationalistes serbes ont fini par créer l'ennemi qu'ils prétendaient combattre. Une partie de la population, à force d'être bombardée au prétexte qu'elle était musulmane, a changé d'attitude. La Sarajevo d'aujourd'hui est méconnaissable par rapport à la Sarajevo des années quatre-vingt que j'ai connue. On y trouvait des mosquées, des églises orthodoxes ou catholiques romaines. Toutes les communautés cohabitaient, y compris la minuscule communauté juive. Jakob Finci – l'une des deux requérants du fameux arrêt –, pendant la guerre, me disait : « C'est la première fois, en tant que juifs, que nous nous faisons bombarder parce que nous sommes du côté des musulmans ». Après l'Afghanistan dans les années quatre-vingt, la Bosnie a été dans les années quatre-vingt-dix une grande cause pour les djihadistes, venus d'Algérie, du Maroc, du Moyen-Orient. Ils se sont ensuite installés et il est maintenant très difficile de les déloger, d'autant qu'une partie de la population est reconnaissante envers ceux qui l'ont aidée à se défendre. Les nationalistes serbes portent une lourde responsabilité dans la situation actuelle.

Il y a un vrai problème. Cela ne sert à rien de le nier, même s'il ne faut pas l'exagérer. La société bosniaque dans son ensemble ne va pas dans cette direction mais il est frappant de voir qu'il y a des jeunes filles voilées à Sarajevo alors qu'on n'en voyait aucune avant la guerre. Il faut toutefois veiller à distinguer l'islam identitaire de la frange djihadiste qui pose un problème de sécurité.

La Turquie joue un rôle particulièrement ambigu. Elle favorise la construction d'établissements religieux et s'oppose à d'autres. Quand le président Erdoğan s'est rendu en Albanie, il a été très courroucé d'apprendre que la confrérie de Fethullah Gülen développait un réseau d'écoles dans ce pays. Il a mis en garde le Gouvernement contre ce qu'il présente, bien évidemment, comme un grand danger et le Premier ministre socialiste lui a rétorqué qu'il ne voulait pas d'ingérence en ce domaine et a autorisé l'implantation de ces établissements privés, qu'il considère comme étant de grande qualité. Vous pourrez vous entretenir avec lui de cette décision car ces écoles, au contenu religieux fort, me semblent constituer un vrai problème à long terme.

Quant à la Macédoine, elle est aussi marquée par une évolution religieuse. La route qui mène d'Ohrid à Skopje est devenue méconnaissable en vingt ans : elle est désormais bordée de toutes parts de mosquées. Entendons-nous bien, je ne dis pas que cela correspond à une pratique religieuse intense : ces édifices sont autant de marqueurs de territoire et il faut espérer qu'il n'y ait pas de raison de les contester.

La poussée de l'islamisme est une grande question, que je n'ai pas le temps d'approfondir ici, une question qui appelle une réponse européenne.

Une bonne réponse à ceux qui affirment que l'Union européenne est hostile à l'islam est de souligner qu'elle est intervenue deux fois, en Bosnie et au Kosovo, pour protéger des populations musulmanes menacées. Et si demain l'Albanie ou la Bosnie adhèrent à l'Union européenne, celle-ci comprendra des pays à majorité musulmane.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Monsieur Rupnik, je vous remercie, nous aurions pu continuer longtemps à vous écouter et à vous poser des questions. Ce sont des pays, pour celles et ceux qui n'y vont pas fréquemment comme c'est mon cas, qui restent encore très mystérieux, même si nous savons les enjeux qui y sont attachés pour la sécurité de l'Europe, qu'il s'agisse de l'afflux des réfugiés ou des frontières

Il ne faut détourner ni nos regards ni nos efforts des Balkans. Nous devons travailler pour arrimer davantage ces pays à l'Union européenne, ce qui demandera un certain temps. Ce sera une bonne chose pour eux comme pour l'Europe, pour toutes les raisons que vous avez développées.

Après l'élargissement – et peut-être faudra-t-il leur dire plus nettement –, nous aurons à fixer les frontières de l'Union européenne, que l'on ne pourra pas accuser d'être, comme le voulaient certains, un « club chrétien ».

La séance est levée à dix-huit heures quinze.