Intervention de Jacques Rupnik

Réunion du 8 novembre 2016 à 17h15
Commission des affaires étrangères

Jacques Rupnik, chercheur, directeur de recherche au Centre de recherches internationales, CERI de Sciences Po :

La corruption et le clientélisme sont les maux profonds qui rongent ces sociétés. Le parti qui arrive au pouvoir crée des emplois fictifs pour récompenser sa clientèle politique, qui viennent s'ajouter aux fonctionnaires déjà en place. En Macédoine, l'emploi public est ainsi en croissance constante alors que le pays est de plus en plus pauvre.

La question de l'État de droit est le grand problème. Et l'Union européenne a eu mille fois raison de changer sa stratégie de négociation en commençant par le plus difficile au lieu du plus facile : État de droit, réforme de l'administration publique, lutte contre le crime organisé, transparence, qui relèvent des chapitres 23 et 24 de l'acquis communautaire. C'est la meilleure manière et de tester la volonté politique des pays intéressés et de donner du temps pour que les choses évoluent.

Pour les citoyens de ces pays, l'adhésion à l'Union européenne n'est pas seulement synonyme de libre circulation, même si certains ont durement ressenti l'impossibilité de voyager pendant vingt ans. Ce qu'ils souhaitent, c'est que l'Europe leur serve de levier, en leur permettant de contrôler leurs élites politiques parce qu'ils ne parviennent pas à le faire par le bas. La mise en oeuvre des réformes dépend énormément de la pression que peut exercer la société civile, en Serbie, au Monténégro notamment. Le processus européen suppose l'implication de la société civile.

L'Europe fait-elle rêver ? demande M. Mariani. Nous pourrions commencer par poser la question à l'échelle de nos pays. Nous sommes dans une situation paradoxale : l'Europe est plus attrayante depuis Kiev, Belgrade ou Tirana que depuis Bruxelles ou Paris, sans parler de nos amis britanniques qui ont décidé de faire un autre choix et c'est là où est la difficulté. Les Britanniques étaient, en effet, les plus fervents partisans de l'élargissement. J'ai participé à plusieurs réunions du Belgrade Security Forum et il y avait toujours un ancien ambassadeur britannique pour dire qu'il fallait procéder à l'élargissement au plus vite, et pas seulement aux Balkans mais aussi à la Turquie et à l'Ukraine. Avec le Brexit, leur crédibilité a disparu.

La crise ukrainienne, la crise migratoire sont ressenties dans les Balkans, qui sont aux premières loges, et l'Union européenne, malgré ses défauts et ses travers, apparaît attrayante. Nous avons déjà assisté à semblable phénomène avec les pays d'Europe centrale qui ont tous voté, par référendum, en faveur de l'adhésion pour, dix ans après, éprouver des états d'âme, voire appeler à une contre-révolution en Europe comme M. Orban.

Les opinions publiques dans les Balkans nourrissent de grands espoirs à l'égard de l'Europe et en même temps craignent de voir l'objectif de l'adhésion s'éloigner à mesure qu'il approche, à l'image du Triangle des Bermudes. Elles ont été affectées, par exemple, par la décision de M. Juncker de ne pas nommer de commissaire à l'élargissement dans un premier temps.

Comment penser l'élargissement dans une Europe en train de se défaire ? Il n'est pas aisé de se projeter vers la périphérie si le centre est en plein doute. Une réponse possible est la constitution d'un noyau dur de pays, sans doute autour de la zone euro, qui renforce le projet européen – je sais que tout cela est plus facile à dire qu'à mettre en oeuvre. S'il existe un premier cercle plus étroit, il sera plus aisé de faire entrer les pays des Balkans dans un second cercle.

M. Mariani m'a également interrogé sur la poussée islamiste. La Bosnie et le Kosovo sont des pourvoyeurs importants de djihadistes mais dans de moindres proportions que la France. Et l'une des premières choses dont m'a fait part le Premier ministre albanais Edi Rama, lorsque je l'ai rencontré, est sa préoccupation face à la poussée islamiste, perceptible à travers les rapports qui lui sont faits sur les prêches dans les mosquées. Pour lui, la réponse passe par l'Europe ; c'est un discours qu'il vous tiendra sans doute lors de votre visite, madame la présidente. Il importe de garder la perspective européenne crédible si vous ne voulez pas que d'autres se tournent vers des solutions de rechange. C'est un argument sans doute un peu facile mais qui n'est pas erroné sur le fond.

Il n'y avait pas de problème islamiste au moment où la guerre en ex-Yougoslavie a éclaté. Les nationalistes serbes ont fini par créer l'ennemi qu'ils prétendaient combattre. Une partie de la population, à force d'être bombardée au prétexte qu'elle était musulmane, a changé d'attitude. La Sarajevo d'aujourd'hui est méconnaissable par rapport à la Sarajevo des années quatre-vingt que j'ai connue. On y trouvait des mosquées, des églises orthodoxes ou catholiques romaines. Toutes les communautés cohabitaient, y compris la minuscule communauté juive. Jakob Finci – l'une des deux requérants du fameux arrêt –, pendant la guerre, me disait : « C'est la première fois, en tant que juifs, que nous nous faisons bombarder parce que nous sommes du côté des musulmans ». Après l'Afghanistan dans les années quatre-vingt, la Bosnie a été dans les années quatre-vingt-dix une grande cause pour les djihadistes, venus d'Algérie, du Maroc, du Moyen-Orient. Ils se sont ensuite installés et il est maintenant très difficile de les déloger, d'autant qu'une partie de la population est reconnaissante envers ceux qui l'ont aidée à se défendre. Les nationalistes serbes portent une lourde responsabilité dans la situation actuelle.

Il y a un vrai problème. Cela ne sert à rien de le nier, même s'il ne faut pas l'exagérer. La société bosniaque dans son ensemble ne va pas dans cette direction mais il est frappant de voir qu'il y a des jeunes filles voilées à Sarajevo alors qu'on n'en voyait aucune avant la guerre. Il faut toutefois veiller à distinguer l'islam identitaire de la frange djihadiste qui pose un problème de sécurité.

La Turquie joue un rôle particulièrement ambigu. Elle favorise la construction d'établissements religieux et s'oppose à d'autres. Quand le président Erdoğan s'est rendu en Albanie, il a été très courroucé d'apprendre que la confrérie de Fethullah Gülen développait un réseau d'écoles dans ce pays. Il a mis en garde le Gouvernement contre ce qu'il présente, bien évidemment, comme un grand danger et le Premier ministre socialiste lui a rétorqué qu'il ne voulait pas d'ingérence en ce domaine et a autorisé l'implantation de ces établissements privés, qu'il considère comme étant de grande qualité. Vous pourrez vous entretenir avec lui de cette décision car ces écoles, au contenu religieux fort, me semblent constituer un vrai problème à long terme.

Quant à la Macédoine, elle est aussi marquée par une évolution religieuse. La route qui mène d'Ohrid à Skopje est devenue méconnaissable en vingt ans : elle est désormais bordée de toutes parts de mosquées. Entendons-nous bien, je ne dis pas que cela correspond à une pratique religieuse intense : ces édifices sont autant de marqueurs de territoire et il faut espérer qu'il n'y ait pas de raison de les contester.

La poussée de l'islamisme est une grande question, que je n'ai pas le temps d'approfondir ici, une question qui appelle une réponse européenne.

Une bonne réponse à ceux qui affirment que l'Union européenne est hostile à l'islam est de souligner qu'elle est intervenue deux fois, en Bosnie et au Kosovo, pour protéger des populations musulmanes menacées. Et si demain l'Albanie ou la Bosnie adhèrent à l'Union européenne, celle-ci comprendra des pays à majorité musulmane.

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