Dans le droit fil de ce qui vient d'être dit, je vais concentrer mon propos sur la question du fonctionnement et de la restauration physique.
La politique de « libération » des rivières est déjà assez ancienne : la notion d'« espace de liberté » a été formalisée en 1995. On peut citer aussi la politique de réactivation des marges du Rhône, et le plan Rhône 2006. Chacun a entendu qualifier la Loire de « dernier fleuve sauvage ».
La continuité longitudinale actuellement mise en avant semble donc être dans le sens de l'histoire : l'arasement ou l'effacement des seuils est une variable d'ajustement qui paraît techniquement maîtrisable dans la recherche du « bon état des eaux » tel que le définit la directive-cadre sur l'eau (DCE), à la différence des autres indicateurs, notamment la qualité de l'eau.
À mon sens, néanmoins, la politique aujourd'hui menée est fondée sur des bases scientifiques faibles. Ses coûts sont élevés, ses résultats hypothétiques, son acceptation sociale limitée ; les pratiques sont standardisées, sans véritable référence à la géographie des lieux.
La politique de restauration de la continuité écologique est peu à peu montée en puissance. Depuis la DCE, en 2000, il y a eu la loi du 30 décembre 2006 sur l'eau et les milieux aquatiques (LEMA) qui transpose la DCE en droit français, les deux lois Grenelle qui considèrent comme essentiel le retrait des obstacles qui entravent la migration des poissons, le plan d'action pour la restauration de la continuité écologique (PARCE) qui lance, en 2010, le référentiel d'obstacles à l'écoulement (ROE)… En 2014, le ROE recensait 76 807 obstacles à l'écoulement, qu'il faudrait en théorie supprimer pour que nos rivières soient parfaites.
Des mesures récentes ont un peu atténué ces préconisations et deux rapports parlementaires remis en 2016 sont favorables à une certaine circonspection.
Différents outils ont été également mis en place : dès 1999, les SEQ (Systèmes d'évaluation de la qualité des cours d'eau), avec des volets eau, biologie et physique ; la notion d'hydro-écorégions, lancée en 2004 sous l'impulsion du CEMAGREF (Centre national du machinisme agricole du génie rural, des eaux et des forêts) ; le système SYRAH-CE (Système relationnel d'audit de la géomorphologie des cours d'eau), en 2009, outil puissant et efficace, grâce auquel le ROE de 2014 a été établi.
Dès 2003, l'Agence de l'eau Loire-Bretagne commande un rapport d'experts sur la stratégie à adopter en matière de seuils en rivière. En 2007, l'Agence de l'eau Seine-Normandie publie un manuel de restauration hydromorphologique des cours d'eau.
C'est donc un système cohérent qui se met en place. Il s'appuie sur l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques (ONEMA), service de l'État créé par la loi de 2006, qui publie de nombreuses études techniques sur le sujet : « Pourquoi rétablir la continuité écologique des cours d'eau ? » en 2010, « Barrages et seuils : principaux impacts environnementaux » et « Arasement et dérasement de seuils » en 2011, etc.
Toutefois, cette pratique pose de nombreux problèmes. Dans l'un des rapports de l'ONEMA, on peut ainsi voir une photographie montrant des sédiments « piégés » en amont d'un seuil, le rapport précisant qu'il n'y a plus, de ce fait, de matériau solide à l'aval. Mais il m'a suffi de consulter le géoportail créé par l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN) pour retrouver le seuil en question, qui se situe à Neyrac Bas, en amont d'Aubenas. J'ai alors pu constater que le seuil laisse en réalité passer la charge de fond. Bien sûr, il y a un dépôt en amont. Mais le seuil date de 1849 : sur une rivière comme l'Ardèche, depuis 1849, les matériaux passent. Si nous ne les voyons pas sur la photographie de l'ONEMA, c'est tout simplement parce qu'il existe un goulet long d'un kilomètre, étroit et profond, taillé dans des roches dures : les crues y sont puissantes et évacuent les matériaux, qui se redéposent à l'aval, dans les seuils suivants ; ils finissent par arriver au confluent de l'Ardèche et du Rhône.
Partir d'une telle photographie pour désigner le seuil comme responsable d'un blocage, ce n'est pas très honnête intellectuellement ! Il faut se montrer bien plus circonspect. Les seuils qui piègent les sédiments sont en réalité peu nombreux : construits quelque part entre le Moyen Âge et la fin du XIXe siècle, la plupart des seuils n'ont jamais été capables de bloquer la charge.
L'Agence de l'eau Loire-Bretagne a été aux avant-postes de la politique d'effacement des seuils. Elle a étudié l'état des rivières – mauvais dans certains secteurs, meilleur en Bretagne et dans les hauts bassins, notamment de l'Allier et de la Loire. Des projets de restauration hydromorphologique nombreux ont été mis en place, la Bretagne restant relativement épargnée ; et la carte des opérations de restauration de la continuité hydrologique montre un tissu extrêmement dense.
Prenons l'exemple du Plan d'action opérationnel territorialisé (PAOT) du secteur Allier-Loire-amont, en 2016 : 30 % des cours d'eau sont en bon ou en très bon état. L'objectif de 2015 n'est toutefois pas atteint : le déclassement est dû, en effet, à de mauvais indicateurs biologiques, qui stagnent depuis 2007, c'est-à-dire depuis bientôt dix ans. En effet, les pollutions diffuses sont graves et différents aléas climatiques sont survenus.
Ainsi, priorité est donnée aux actions de restauration physique de la continuité pour faire évoluer favorablement des indicateurs biologiques dégradés. Pour un coût total, entre 2016 et 2021, estimé à 103 millions d'euros, le coût de l'effacement des seuils sera de 93 millions d'euros. Je m'interroge sur l'efficacité et la pertinence de cette dépense.
De mon point de vue, cette politique est fondée sur des bases scientifiques faibles. Lorsqu'elle a débuté, il n'y avait pas d'études nationales ; on trouvait quelques études anglaises ou américaines – très peu en réalité. On a fait confiance aux experts, et même à une poignée d'experts. Ceux-ci se sont fondés sur des études bien connues, mais qui portent sur les grands barrages, très étudiés depuis les années 70. Mais, encore une fois, sur les seuils, il n'y a pas de littérature scientifique !
Les rapports disent, honnêtement, que les bénéfices de l'arasement sont « potentiels », et que les formes et les temps de la récupération seront « très variables ».
De rares études approfondies soulignent le caractère critiquable des états de référence retenus dans le cas de rivières à faible énergie. Mon collègue Lespez qui, à mon avis, a fait les études les plus poussées en France à ce sujet, indique qu'il n'y a pas de référence aux héritages du passé. Il s'agit d'études beaucoup trop sectorielles et sans suivi. Les retours d'expérience sont encore très peu documentés. Un document de l'agence Adour-Garonne fait état de 7 % de suivis prescrits après autorisation. Les effets réels des opérations sont insuffisamment étudiés.
La prise en compte des lieux, des territoires, est absente. Une politique nationale, normée et rigide, conçue sur des bases de données informatisées, est loin de couvrir la complexité du réel.
Permettez-moi de faire quelques recommandations.
D'abord, il convient de travailler spécifiquement sur les effets environnementaux des seuils en rivière à l'échelle de bassins homogènes. Ensuite, il faut réaliser des bilans critiques des opérations d'effacement-arasement. Jamais de très bons bilans critiques n'atteindront les sommes que j'ai citées tout à l'heure. Ces bilans doivent être faits dans différents contextes géographiques – Cévennes, Normandie, Alpes, etc. – et il faut en tirer les leçons objectives avant de systématiser une politique. De mon point de vue, la systématisation a été trop précoce.
Pour les projets à venir, il est nécessaire de réaliser des études d'impact plus complètes. Il faut faire des bilans sédimentaires à l'échelle des sous-bassins aménagés, des seuils et tenir compte des sources sédimentaires actuelles. Très peu de sédiments arrivent aujourd'hui dans les rivières des régions complètement reboisées et abandonnées, car les sédiments que l'on trouve dans beaucoup de rivières françaises sont hérités du petit âge glaciaire, cette époque très dure sur le plan climatique et de l'érosion qui s'est terminée à la fin du XIXe. Il y a donc un déficit sédimentaire en France, ce qui fait que si l'on casse des seuils, si l'on remobilise des sédiments, si on les fait redescendre, que feront-ils à l'aval ? Et seront-ils remplacés à l'amont ?
Autre question : la diversité des habitats en bénéficiera-t-elle réellement ?
Cette politique est-elle compatible avec celle de la protection des têtes de bassin ? Une réunion aura lieu prochainement à l'agence Loire-Bretagne sur l'effet des têtes de bassin. Celles-ci avaient été désignées, dès les années 2000, par les services hydrauliques du Centre d'étude du machinisme agricole et du génie rural des eaux et forêts (CEMAGREF), comme le lieu où devaient s'amortir les crues. Or, on propose actuellement de casser les seuils des rivières dans les têtes de bassin. Ces deux politiques sont-elles compatibles ? De mon point de vue, il faut concilier les politiques, examiner si tous les éléments d'une politique des cours d'eau sont compatibles et non contradictoires.
Enfin, il faut insérer la composante économique et patrimoniale dans le processus de sélection des opérations à réaliser. Je ne suis pas contre les opérations, mais il faut les sélectionner avec beaucoup de rigueur et de prudence.
Vous trouverez en annexe quelques photographies qui ont été prises par une collègue responsable de moulins en Ardèche et qui montrent des seuils. Vous pouvez constater que l'eau et les sédiments passent bien. Je ne montre pas de photographies de moulins car beaucoup d'Ardéchois comptent sur le seuil et les béalières associés pour arroser les jardins, les châtaigniers, pour faire vivre la montagne. J'espère que tous ces paysages magnifiques seront conservés en France.