Mesdames, Messieurs les députés, je vais vous exposer mon point de vue depuis les sciences sociales, que j'ai intitulé « Protéger les rivières, est-ce tout naturel ? ».
Continuité écologique : voilà une approche bien mono-disciplinaire ! Je n'ai absolument rien contre l'écologie, science du rapport des êtres vivants entre eux et avec leurs milieux, puisque j'ai été l'un des premiers sociologues français à insister auprès de mes collègues, qui étaient très réticents dans les années soixante-dix, sur l'importance de ce nouveau regard qui est porté sur notre rapport avec le monde dans lequel nous vivons.
Je le répète, je n'ai rien contre l'écologie, à condition que l'on considère que les humains sont aussi des êtres vivants. (Murmures divers) Je pense que le mouvement écologique a cela de particulier qu'il s'est répandu en France dès lors que l'on a considéré que cette question concernait l'humanité entière.
Si nous sommes des êtres vivants, nous ne sommes pas tout à fait comme les autres. Certes, nous sommes des êtres sensibles, nous venons au monde comme des mammifères mais nous sommes mis au monde dans un monde symbolique.
Les sciences sociales s'intéressent surtout aux représentations. Pourquoi l'adjectif « naturel » est-il devenu équivalent à « non anthropisé » ?
Il faut faire un rapide retour sur l'histoire de la science écologique qui, pour modéliser les relations extrêmement complexes au sein des écosystèmes – échanges de matières et d'énergie, chaînes trophiques, etc. – a très tôt privilégié les espaces exempts de présence humaine, là où « la main de l'homme n'a pas mis les pieds », dans des îles lointaines, des lacs d'altitude etc. Il s'agissait de faire pièce à la biologie, science mathématisable. L'écologie avait aussi ce souci de science : elle a considéré que l'homme était un élément perturbateur. D'où aujourd'hui l'écologie qui veut dire « naturel », et « naturel » qui signifie « nature sans l'homme ». Et « nature vraiment naturelle » veut dire « nature sauvage ».
Lorsque je travaillais sur le rapport aux animaux, je me suis aperçu que l'ensemble des associations de protection de la nature ont un petit animal sauvage pour emblème. Cela veut dire que, dans la tête de nos contemporains, « nature »e égale « sauvage ». L'emblème, c'est ce que l'on veut montrer de soi-même – c'est l'héraldique qui nous a appris cela. Les associations qui protègent les rivières ont pratiquement toutes pour logo des poissons. On identifie la nature au vivant.
Le slogan « La Loire, dernier fleuve sauvage européen » a précédé la création de l'association Rivières sauvages, portée par le fonds pour la conservation des rivières sauvages et ERN France. Je les ai rencontrés lorsque je travaillais sur le mouvement contre le barrage de Serre de la Fare avec SOS Loire vivante.
Les sciences sociales s'occupent aussi des rapports de pouvoir. Nous sommes dans une période préélectorale dans laquelle les différentes parties prenantes cherchent à faire valoir leur point de vue – je crois que c'est un peu pour cela que nous sommes là. À côté de la continuité écologique dont on vient de voir les défenseurs, il convient de tenir compte des autres continuités : les continuités historiques, culturelles, sociales, patrimoniales, technico-économiques.
À côté des défenseurs des rivières, il y a tous ceux qui défendent les autres usages de l'eau. Pour faire en sorte que tout le monde s'entende, les sciences sociales ont leur mot à dire sur les institutions chargées de réguler les rapports de force entre les différents intérêts, conflits, etc.
La question essentielle est celle de la gouvernance. Je n'oublie pas que les différentes institutions sont chargées d'appliquer la loi, ni que l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques (ONEMA) a succédé au Conseil supérieur de la pêche, et que ceci explique peut-être cela. Les institutions ont avec elles leur histoire et elles traînent avec elles leur culture.
Que va-t-il se passer avec l'Agence française pour la biodiversité (AFB) ? Les choses vont sans doute changer. Il va y avoir d'autres rapports de force au sein des institutions.
Il y a plusieurs façons de procéder quand il s'agit de faire une politique publique. On peut décider ensemble, projeter ensemble, demander un avis, informer d'une décision. Toutes ces manières de faire devraient permettre le respect des singularités des différentes situations.
Alors, oui à la continuité écologique, à condition qu'il s'agisse d'une continuité écologique intégrale. À cet égard, je me permets de faire référence à la définition de l'écologie intégrale du pape François dans son encyclique. La continuité écologique intégrale est celle qui doit associer les exigences de justice, de respect, sociales, etc., c'est-à-dire qui prenne en compte les dimensions symboliques, historiques, culturelles, sociales, économiques, patrimoniales des cours d'eau, soit tous les usages de l'eau pour une gestion équilibrée des rivières. Ce n'est pas le plus facile, mais c'est le gage d'un développement plus durable, contrairement à cette politique bulldozer qui risque d'amener des lendemains qui déchantent.
Une journée de travail a eu lieu en région Rhône-Alpes sur le thème « Établir le meilleur scénario de restauration de la continuité écologique ». J'espère que la prochaine journée donnera plus de place aux autres continuités que la seule continuité écologique qui a fait l'objet d'exposés très savants mais toujours très mono-disciplinaires.