Faute de revendiquer mon passé de chercheur à l'IRD, je revendique le fait d'être propriétaire d'un tout petit moulin ; lorsque j'en pousse la porte, je vois l'ouvrage avec lequel ma famille vit depuis 1760.
Aujourd'hui, je dresse le constat suivant : si les espèces que nous voyons dans nos rivières sont parfaitement connues, c'est que nous disposons d'une quantité phénoménale de documents qui, depuis le Moyen Âge jusqu'au XXe siècle, atteste de leur abondance et de leur diversité. Ma génération a vu disparaître ces espèces à partir des années 1970, et j'ai connu une époque où il y avait encore des braconniers.
Cette exceptionnelle biodiversité s'est épanouie et a profité d'un écosystème de rivière anthropisé, puisqu'à cette époque, il était constitué de dizaines de milliers d'ouvrages de petite taille qui fonctionnaient par surverse, ce que l'on appelle des seuils. Répartis sur tous les bassins et les rivières, ils alimentaient notamment des moulins ainsi que l'agriculture.
Il est certain que, si aujourd'hui cette biodiversité était confrontée à une situation totalement nouvelle résultant de la suppression des ouvrages, dans le but de créer des rivières sauvages, qui plus est, dans un environnement totalement différent, elle risquerait de disparaître complètement. Sans compter que nous courons le risque de polluer nos estuaires, et créons pour la population riveraine un risque que nous ne connaissons pas encore.
De fait, la situation s'est compliquée à partir de 1850 avec l'édification des grands barrages, mais il faut se souvenir que leur construction coïncide avec l'utilisation effrénée des énergies fossiles qui a provoqué une augmentation exponentielle de la température et de la pollution. C'est cela qui explique la disparition des espèces que nous vivons actuellement partout dans le monde. C'est encore cela qui explique qu'aujourd'hui, des populations de saumons déclinent dans d'autres pays, dans des rivières sauvages dans lesquelles ne se trouve aucune construction humaine.
Le bilan de l'axe Loire-Allier montre, qu'après plusieurs centaines de millions d'euros dépensés, la population est plus basse qu'en 1975, et que nous avons la quasi-certitude qu'elle va s'éteindre. Lorsque j'étais chercheur à l'IRD, nous avions mené une expérience conduisant à un résultat similaire, nous avions alors compris que ce serait un échec, et que l'hypothèse de départ était fausse. La raison en est que déplacement n'est pas synonyme de reproduction lorsque le milieu est défavorable et contient de la pollution médicamenteuse emportant des perturbateurs endocriniens dont on ne sait pratiquement rien.
Par ailleurs, si l'on souhaite aider les espèces à surmonter la période climatique difficile que nous connaissons, le meilleur moyen consiste à restaurer la fonctionnalité de cet écosystème anthropisé. Car il a prouvé pendant des siècles son innocuité totale sur les plans écologique et environnemental, et a, par surcroît, constitué le support du développement économique.
La dernière chose dont une espèce fragilisée par un milieu peu favorable à son développement a besoin, c'est de voir son habitat détruit : on ne protège pas une espèce avec une pelleteuse !
C'est pourquoi la remise en jeu de l'hydroélectricité serait propice au rétablissement de cette fonctionnalité ; dans ce cas de figure, la rentabilité ne se calcule pas sur la base de la hauteur de chute ou du prix du kilowatt. Elle se justifie de la même manière que lorsque l'on construit un pont pour la faune au-dessus d'une autoroute, car, dans les deux cas, la biodiversité est protégée.
Cette stratégie répond par ailleurs à d'autres priorités nationales, par exemple la création de dizaines de milliers d'emplois pour équiper les sites et les faire fonctionner ; tous emplois non délocalisables, car les seuils sont inamovibles. Ainsi, dans le rapport remis au ministre de l'économie, des finances et de l'industrie au mois de mars 2006 « Rapport sur les perspectives de développement de la production hydroélectrique en France », M. Fabrice Dambrine considère-t-il que ce sont plusieurs milliards d'euros qui viendront enrichir les zones rurales et de montagne.
De l'énergie renouvelable sera produite, et elle protégera un patrimoine qui a inspiré beaucoup de nos artistes.
Le bilan de l'agence Loire-Bretagne met en évidence une stagnation de l'amélioration de la qualité physico-chimique et biologique de l'eau. Ce que nous attribuons à la destruction erratique de tous ces petits ouvrages par les syndicats de rivière. Celle-ci a pour conséquence une réduction des fonctions d'autoépuration des retenues d'eau, mais aussi l'élimination des zones refuges stables, dont les espèces aquatiques ont aujourd'hui besoin pour supporter le chaos climatique que nous traversons.
Les années 2015 et 2016 en constituent des exemples frappants : pour qu'il y ait des poissons, il faut qu'il y ait de l'eau !
La fonction d'autoépuration de ces retenues d'eau concerne les nitrates, le phosphore, le carbone, récemment certains pesticides, fongicides et insecticides ; à ces pollutions s'ajoute la diminution de l'oxygénation. Les efforts produits par nos agriculteurs pour modifier leurs pratiques culturales afin de s'adapter sont alors anéantis.
Si les personnes qui ont implémenté la continuité écologique avaient été convaincues qu'il fallait absolument rétablir la circulation des poissons pour les sauver, il me semble que tous les grands barrages seraient implantés sur des tronçons de rivières classées, et non pas sur des tronçons de rivières non classées. Et des moyens auraient été affectés afin de les rendre transparents : or, aujourd'hui, ces moyens servent à la destruction de petits ouvrages dont l'intérêt écologique a été prouvé. En outre, on favorise la dispersion des espèces envahissantes, qui transportent des maladies déclenchées par le réchauffement climatique.
Par ailleurs, un ouvrage sur une rivière offre une multitude d'habitats, il y a de l'eau calme, de l'eau rapide, etc., ce qui génère une importante biodiversité : supprimer l'ouvrage revient à supprimer cette biodiversité ; ce qui me semble contraire aux prescriptions de la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages.
Nous proposons donc de revenir à un modèle qui a fait ses preuves au cours de l'histoire, mais sans relâcher les efforts sur la qualité de l'eau. De fait, les rapports de l'agence Loire-Bretagne montrent que chaque fois que les systèmes d'épuration à proximité des villes — pour ne pas parler des campagnes — ont été renforcés, une amélioration des espèces est constatée. Il faut donc revenir à une rivière fonctionnelle avec des potentialités partagées, au bénéfice réciproque des hommes et de la nature.