Intervention de Justin Vaïsse

Réunion du 23 novembre 2016 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Justin Vaïsse, directeur du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie au Ministère des affaires étrangères et du développement international, sur les conséquences des élections américaines :

Nous avons beaucoup travaillé sur les résultats de l'élection, et nous serions ravis de partager nos analyses.

Je réponds in absentia à Pierre Lellouche. Je maintiens que la nouvelle administration sera chaotique. Par ailleurs, il ne faut pas confondre le népotisme et l'existence de dynasties politiques, telles que celles formées par les Clinton ou les Bush. Imaginez les réactions qu'aurait suscitées Mme Clinton si, une fois élue, elle avait annoncé que Chelsea ferait partie de l'équipe de transition : tous les journaux l'auraient condamnée. En revanche, lorsqu'il s'agit d'Ivanka ou de Jared Kushner, on estime que ce n'est pas très grave. Trump a toutefois indiqué qu'il n'emploierait pas de membres de sa famille dans l'administration, sauf peut-être Jared Kushner.

Par ailleurs, je suis d'accord, on a sans doute démonisé excessivement Reagan, Bush et Trump. Mais ce dernier est assez différent de ses prédécesseurs. Lorsqu'il annonce qu'il enverra son opposante politique en prison, lorsqu'il affirme que, s'il perd, il ne reconnaîtra pas les résultats des élections car elles auront été truquées, lorsqu'il déclare qu'il autorisera l'usage de la torture – il est revenu sur ce point dans son interview d'hier – ou qu'il tuera les membres des familles des terroristes, il viole, au moins en paroles, la loi ou des normes communément admises. Reagan et Bush n'auraient jamais tenu de pareils propos. Avec Trump, tout est permis, il n'y a plus de surmoi. Nous verrons bien quelle sera sa politique, mais sa démonisation peut s'expliquer.

Je suis également en désaccord avec M. Lellouche sur l'existence d'une tendance lourde au non-interventionnisme. En matière de politique étrangère, Trump appartient à l'école jacksonienne. Ce concept, forgé il y a une quinzaine d'années par Walter Russel Mead, décrit une Amérique profonde fondamentalement isolationniste mais qui, sitôt qu'elle est menacée dans son indépendance ou dans certains de ses intérêts – je pense à son approvisionnement en pétrole, par exemple –, est prête à intervenir, et à intervenir férocement. Trump a déclaré, c'est vrai, qu'il serait non interventionniste, que son business n'était pas de répandre la démocratie dans le monde. Mais je ne doute pas qu'il utilisera l'outil militaire s'il doit le faire.

Par ailleurs, M. Lellouche a indiqué qu'en allant voir Trump, Shinzo Abe avait tout compris. En tout cas, sa visite n'a rien changé sur le fond : Trump a répété que le TPP était mort et il faut voir ce qu'il en est des garanties de sécurité américaines. Il ne faut pas se tromper de manoeuvres diplomatiques. La pire manière de débuter une négociation serait d'aller voir Trump en délégation pour lui exprimer l'inquiétude suscitée par les engagements qu'il a pris pendant la campagne. Du point de vue du CAPS, qui n'est pas celui du Quai d'Orsay, il faut au contraire le prendre pour ce qu'il a dit lui-même qu'il était, c'est-à-dire un négociateur qui adopte une position extrême afin d'être en meilleure posture pour l'emporter. Ses déclarations sur l'article 5 ou sur les garanties de sécurité ont ainsi avant tout pour objectif de lui permettre d'obtenir un meilleur deal et de faire payer davantage les alliés. Dès lors, la stratégie consiste, non pas à prévenir toute tension, mais au contraire à l'accepter en lui indiquant que ce qu'il compte faire est mauvais pour les États-Unis et que l'on a d'autres alliances possibles. Je ne suis donc pas du tout certain que la méthode de Shinzo Abe soit la bonne. En outre, je rappelle que Trump joue des rôles successifs selon ses interlocuteurs.

Madame Guittet, les relations avec la Chine sont une interrogation supplémentaire. Trump annonce, toujours dans l'optique d'une négociation, qu'il va porter le taux des droits de douane à 45 % sur les produits chinois. Mais la principale victime collatérale d'une guerre commerciale avec la Chine serait cette classe moyenne inférieure qui a voté pour lui et qui bénéficie objectivement de l'importation de produits chinois et des exportations vers la Chine, dans la mesure où la hausse, limitée, du niveau de vie américain est due à la baisse phénoménale des prix liée aux importations massives de Chine. Il y a beaucoup d'équilibres avec ce pays qu'il serait dangereux de renverser, et je crois qu'il en est conscient.

Quant à la question de la sécurité, nous saurons rapidement, sans doute dans les six prochains mois, si la Corée du Sud et le Japon sont abandonnés à leur sort ou s'il est prêt à faire davantage. Un test interviendra forcément qui l'obligera à faire le départ entre celles de ses annonces qui étaient destinées à plaire à ses électeurs et les éléments sérieux de son programme. J'ajoute à ce propos que, durant sa campagne, Trump ne lisait pas ses briefings. De fait, il lit très peu ; son attention est réduite – ce n'est pas le « démoniser » que de dire cela : c'est un fait. En revanche, il a supervisé chacun de ses spots télévisés. Encore une fois, la communication, notamment audiovisuelle, est très importante pour lui ; il faut donc se méfier de ce qu'il dit.

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