– Informations relatives à la commission.
La séance est ouverte à neuf heures quarante-cinq.
Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir ce matin M. Justin Vaïsse, directeur du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère des affaires étrangères. Cette audition fermée à la presse sera consacrée à l'analyse des conséquences de l'élection présidentielle américaine. Nous avons déjà abordé ce sujet hier avec Mme Laurence Tubiana, à propos de l'accord sur le climat, et nous y reviendrons la semaine prochaine puisque nous recevrons, mercredi prochain, le directeur Nations unies du Quai d'Orsay.
L'élection de M. Trump suscite en effet beaucoup d'incertitudes et d'interrogations. Celles-ci portent, tout d'abord, sur le futur entourage du président élu. M. Trump a d'ores et déjà procédé à la nomination du directeur de la CIA, M. Pompeo, du Procureur général des États-Unis, M. Sessions – à qui l'on reproche d'avoir tenu par le passé des propos racistes –, du Conseiller à la sécurité nationale, M. Mike Flynn, de son chef de cabinet à la Maison blanche, M. Reince Priebus, dont la nomination a été perçue comme plutôt apaisante, à la différence de celle de M. Steve Bannon, nommé Conseiller spécial, qui a été une figure clé de la campagne et dont les positions extrémistes sont connues. À ce propos, monsieur Vaïsse, je souhaiterais que vous nous précisiez le nombre exact des personnes qui doivent être nommées par le nouveau Président d'ici à son investiture, au mois de janvier, car, si nous savons qu'elles sont plusieurs milliers, les chiffres diffèrent sur ce point.
Les interrogations portent également sur le fond, notamment sur la politique étrangère américaine. On se demande en effet quelles inflexions pourraient y être apportées, notamment dans quatre dossiers particulièrement importants.
S'agissant de la lutte contre le terrorisme et contre Daech, la volonté exprimée par M. Trump de nouer une nouvelle alliance avec M. Poutine l'amènera-t-il à interrompre l'aide américaine apportée à ceux des rebelles syriens qui ne sont pas considérés comme djihadistes ?
Le second dossier est celui de la sécurité en Europe. Quelle sera son attitude au sein de l'OTAN ? On l'a beaucoup entendu dire que les coûts de cette organisation étaient insupportables pour les États-Unis et que les Européens devaient désormais prendre en charge leur propre défense. Par ailleurs, s'il a dit souhaiter rétablir de bonnes relations avec la Russie, il a également regretté la réduction des programmes de défense antimissile en Europe décidée par Obama.
Troisièmement, quelle sera son attitude vis-à-vis de l'accord nucléaire avec l'Iran ? Nous savons que le président iranien, M. Rohani, qui est confronté à une farouche opposition interne à cet accord, doit présenter sa candidature à l'élection présidentielle qui doit se tenir en mai prochain. Or, nous n'avons absolument pas intérêt à ce que les « durs » actionnés par les Pasdaran l'emportent contre lui.
Quatrièmement, des questions se posent à propos des négociations commerciales internationales et de l'accord de Paris sur le climat. Sur ce dernier point, Laurence Tubiana a été, hier, plutôt rassurante, mais vous nous direz ce que vous en pensez. Enfin, je souhaiterais que vous nous indiquiez quelles conséquences l'élection de M. Trump peut avoir, selon vous, pour l'Europe. La possibilité d'une entente entre le président américain et M. Poutine sur le dos des intérêts européens suscite beaucoup d'inquiétudes.
Je suis très heureux de m'exprimer à nouveau devant votre commission pour tenter de percer le mystère Trump, dont l'élection crée, vous l'avez dit, beaucoup d'incertitudes.
Je reviendrai tout d'abord sur l'élection elle-même et sur l'interprétation que l'on peut en faire. Force est de constater qu'il ne s'agit ni d'une vague de fond ni d'un mandat populaire. Cependant, la victoire de Trump est nette. Il a remporté trente États et 290 mandats de grands électeurs, contre vingt États et 232 mandats pour Clinton, sachant que, si les résultats de l'État du Michigan, qui compte seize grands électeurs, ne sont pas encore connus, ils ne peuvent pas faire pencher la balance dans l'autre direction. Trump a donc gagné, mais il a gagné de justesse. Ainsi, il ne distance sa rivale que de moins d'1,3 point dans les États clés, c'est-à-dire ceux où il devait absolument l'emporter : l'écart est de 27 000 voix dans le Wisconsin et de 68 000 en Pennsylvanie, par exemple.
En outre, il est minoritaire dans le vote populaire. Autrement dit, dans une élection « normale », Mme Clinton aurait été élue, même si la dynamique aurait été différente. Grosso modo, au plan national, l'écart entre les deux candidats est actuellement d'environ 1,7 million de voix et pourrait atteindre, le décompte n'étant pas terminé, 2 millions, voire 2,5 millions de voix. Hillary Clinton aura recueilli plus de voix que n'importe quel autre candidat à l'élection présidentielle américaine, à l'exception de Barack Obama. Sa défaite peut donc s'expliquer par une mauvaise campagne, par la polarisation négative qu'elle suscite, et qui est souvent sous-estimée, et par une faible mobilisation. En effet, alors qu'Obama avait recueilli 70 millions de voix en 2008 et 66 millions en 2012, Clinton n'en recueillera sans doute, selon le décompte final, que 64 millions. Le score des Républicains, quant à lui, est presque stable, puisqu'il s'établit à 60 millions de voix pour McCain en 2008, 61 millions pour Romney en 2012 et 62 millions pour Trump en 2016. Le score des Démocrates a donc baissé régulièrement tandis que celui des Républicains stagne. L'élection de Trump n'est donc pas un plébiscite ; il n'a pas de mandat populaire et il est un président minoritaire, ce dont il ne semble nullement tirer des leçons puisque lui et son camp affirment, au contraire, qu'il a bénéficié d'une vague de soutien.
Ce point étant précisé, je souhaiterais vous mettre en garde contre la tentation de nier la radicalité potentielle de la présidence Trump. On se rallie en effet largement à l'hypothèse selon laquelle celui-ci sera « digéré » par le système : le jeu des checks and balances traditionnels et le respect des intérêts structurels des États-Unis, que ce soit en matière de business, d'accords commerciaux ou d'alliances, le dissuaderaient d'aller trop loin. D'autres éléments plaident en faveur de cette thèse. Ainsi, les déclarations qu'il a faites hier au New York Times sont rassurantes en ce qui concerne l'accord de Paris, le sort d'Hillary Clinton, qu'il ne jettera pas en prison, contrairement à ce qu'il avait affirmé lors de la campagne – ce qui était tout de même assez déconcertant au regard des standards démocratiques – ou le mur qu'il avait affirmé vouloir construire à la frontière avec le Mexique. Du reste, en sortant de son entretien avec Trump, Kissinger a déclaré que ce dernier s'affranchirait très probablement de ce qu'il a dit lors de la campagne. Bref, l'impression générale qui domine est qu'il s'agit d'un pragmatique, d'un businessman qui cherche avant tout à obtenir le meilleur deal, comme en témoigne le titre du seul livre qu'il ait signé, The Art of the deal. Au fond – et c'est ce que Laure Mandeville laisse entendre dans l'ouvrage très intéressant qu'elle lui a consacré –, il ne faudrait pas prendre ses déclarations au pied de la lettre. Selon une formule qui a fait florès pendant la campagne, « les médias l'ont toujours pris au mot mais pas au sérieux ; ses supporteurs l'ont toujours pris au sérieux mais pas au mot. »
Plutôt que d'élaborer des scénarios extrêmes fondés sur ses déclarations de campagne ou de penser, au contraire, qu'il sera un président comme les autres, il convient, me semble-t-il, de se demander sur quels sujets il faut le prendre au mot ; je vais y venir.
Toujours est-il qu'il y a, selon moi, de bonnes raisons de douter de l'interprétation selon laquelle Trump sera « digéré » par le système et sera amené à adopter des positions plus modérées. Tout d'abord, sa psychologie. Il aime en effet décider seul, souvent de façon impulsive. Il a ainsi déclaré avoir appris à faire confiance à son instinct et à ne pas trop penser aux dossiers. « Le jour où j'ai réalisé, dit-il, qu'il pouvait être malin d'être superficiel et de décider rapidement a été pour moi une grande expérience ». On sait d'ailleurs qu'il ne lit pas et qu'il n'écoute pas ses conseillers, lesquels sont peu nombreux et souvent issus de sa famille. On sait aussi qu'il ne doit son élection à aucune puissance d'argent, puisqu'il a largement autofinancé sa campagne et s'est beaucoup servi des micros que lui tendaient les médias. En outre, il est peu probable qu'à 70 ans, Trump souhaite revenir sur certaines de ses opinions les plus profondément ancrées.
Il est intéressant, par ailleurs, d'examiner les premières nominations auxquelles il a procédé. De fait, celles qui sont absolument certaines sont un peu inquiétantes. La nomination de Reince Priebus, patron du Parti républicain et membre de l'establishment, au poste de Chief of staff de la Maison blanche, chargé d'assurer la cohérence de l'ensemble de la machine administrative américaine, a pu rassurer. Mais Trump en a déconcerté beaucoup en nommant aussitôt Steve Bannon au poste de Chief strategist, dont il a précisé qu'il devrait travailler en tant qu'« equal partner » avec le Chief of staff. A été évoqué aussi le nom de Jeff Sessions, dont le profil est également un peu inquiétant. Par ailleurs, il semble acquis que le Conseiller à la sécurité nationale sera le lieutenant général Michael Flynn – j'y reviendrai. Il s'agit là des nominations qui sont acquises ; j'évoquerai ultérieurement celles qui sont probables, notamment aux postes de Secrétaire d'État et de Secrétaire à la défense.
Parmi les raisons pour lesquelles il ne faut pas nier le potentiel de radicalité de cette présidence figure le fait que Donald Trump joue différents rôles selon les contextes où il se trouve – plus encore que d'autres hommes politiques. Par exemple, l'interview qu'il a donnée hier au New York Times avait pour objectif de convaincre et de flatter ses partenaires, au point qu'il a dit de ce journal qu'il était un « trésor national », après l'avoir traité très durement, tweet après tweet, durant la campagne et depuis son élection. Dans cet entretien, il endosse donc le rôle de l'homme qui se modère et revient sur certaines de ses déclarations de campagne les plus incendiaires. On se souvient également de sa visite, en tant que candidat, à M. Pena Nieto, le président du Mexique. Alors qu'il avait annoncé son intention de construire un mur à la frontière mexicaine et de le faire financer par les Mexicains, il est apparu devant M. Pena Nieto, sinon dans ses petits souliers, du moins affable et aimable. Et, selon les récits qui en ont été faits, c'est le président mexicain qui a dominé l'entretien et la conférence de presse qui a suivi. Sitôt revenu à New York, cependant, il a changé de ton, réitérant ses propos les plus radicaux et son souhait de construire un mur à la frontière mexicaine. Il est vrai que la lutte contre l'immigration est l'une de ses convictions les plus profondément ancrées. Certes, tous les hommes politiques sont un peu acteurs par nécessité, mais on remarque, chez lui, une capacité particulière à s'adapter à son auditoire et à jouer un rôle. Cela ne nous renseigne pas beaucoup sur ses convictions profondes et ne fait que renforcer le sentiment d'une grande incertitude. L'interview du New York Times n'est donc pas forcément aussi rassurante qu'on voudrait le croire.
L'une des seules certitudes que nous ayons est que cette administration sera chaotique. D'abord, on sait déjà que la façon de gouverner de Donald Trump et son entourage feront l'objet d'une grande attention. Au cours des dernières semaines, on a beaucoup moins parlé du fond, notamment des programmes des candidats, que du rôle de sa famille et de la question du népotisme – qui se pose de manière objective – ou de la controverse liée à la comédie musicale Hamilton. Je rappelle qu'à la fin de l'une des représentations, les acteurs avaient demandé au vice-président Mike Pence, qui assistait au spectacle, de s'assurer que la Maison blanche aurait une pratique politique inclusive et représenterait les Américains de toutes origines. Trump lui-même a demandé, sur Twitter, aux comédiens de présenter leurs excuses. Le même jour, il a décidé de payer 25 millions de dollars pour mettre fin au procès qui lui était intenté à propos de la Trump University. On pourrait encore citer : la controverse autour de Jeff Sessions et l'espèce de bal des prétendants auquel on a assisté et qui rappelle son rôle dans The apprentice, l'émission de téléréalité qu'il a animée. Bref, je crains que, bien souvent, les controverses ne chassent les vrais débats.
Par ailleurs, on connaît ses méthodes de management, qui consistent à mettre les gens en concurrence. Ainsi, Reince Priebus et Steve Bannon seront placés sur un pied d'égalité alors que, selon les textes, le Chief of staff a une position prééminente.
On peut également souligner les contradictions profondes de son programme politique – si tant est que l'on puisse parler de programme, dans la mesure où il n'a pas été très loin dans l'explicitation de celui-ci – qui l'obligeront à trancher entre des options souvent radicalement différentes, y compris en politique étrangère ; je vais y venir.
Si les républicains ont conservé la majorité au Sénat, celle-ci s'est réduite, empêchant ainsi l'adoption d'un agenda législatif ambitieux. Mais elle permettra de fluidifier notamment la désignation et la confirmation de personnalités nommées à des postes relevant des affaires étrangères. En effet, plus d'une centaine de postes sont soumis à une confirmation du Sénat – le spoils system concerne environ 4 000 emplois, qu'on appelle les political appointees. Le Sénat est néanmoins un corps relativement indépendant, dont les membres sont élus pour six ans et ne doivent rien à l'exécutif. On peut donc s'attendre à ce que naissent des tensions importantes avec certains sénateurs, tels que John McCain ou Lindsay Graham, dont les options en matière de politique étrangère sont très différentes de celles de Trump. Du reste, John McCain a déjà indiqué qu'il ne transigerait pas sur certains sujets, en particulier la torture et les relations avec la Russie. Or, personne ne peut le faire fléchir, car il vient d'être réélu, qui plus est pour un mandat plus long que celui du Président, puisque le mandat de sénateur est de six ans. On peut donc s'attendre à un certain chaos, sans compter tous les problèmes éthiques que soulève l'accession de Trump à la présidence.
Je vous invite cependant à tenir compte du fait que la présidence Trump durera quatre années et que des évolutions sont donc possibles. Il est en effet fort probable qu'elle débute de manière chaotique puis se stabilise au terme de la première année. Souvenez-vous, des débuts de l'administration Reagan, qui furent très chaotiques et cacophoniques, notamment dans le domaine de la politique étrangère en raison de la lutte que se livraient le Département d'État et le Département de la défense. Les choses ne se sont un peu rétablies qu'à partir de 1982-1983. Il n'est donc pas impossible, compte tenu de la psychologie du Président, que nous assistions à des variations très importantes au cours du temps.
J'ajoute qu'il ne faut pas sous-estimer les éventuels scénarios catastrophes. On a en effet parlé d'impeachment, de démission, de manifestations. La situation raciale, comme on dit aux États-Unis, étant très tendue, il est possible, si des événements comme ceux qui se sont déroulés cette année se reproduisent et que la Maison blanche réagit différemment d'Obama, que des manifestations répétées aient lieu. Encore une fois, ne sous-estimons pas le potentiel de confrontation et de tension.
J'en viens maintenant à la politique étrangère. Un mot, d'abord, des nominations. Celle du lieutenant général Michael Flynn au poste de Conseiller à la sécurité nationale du Président est acquise. On sait de lui qu'il est très engagé dans la lutte contre le terrorisme et extrêmement méfiant envers l'islam et les musulmans. Il a soutenu les déclarations les plus incendiaires de Trump à ce sujet, en particulier sur l'établissement d'une liste des musulmans arrivant aux États-Unis. On sait également qu'il a une vision plutôt positive de la Russie, puisque la lutte contre le terrorisme doit conduire, selon lui, les États-Unis à s'entendre avec Poutine. Toutefois, son expérience est limitée et ce n'est pas un intellectuel. Il a donc peu à voir avec ses prédécesseurs : Bzrezinski, Kissinger, Anthony Lake... Contrairement à eux, il n'a pas une conception d'ensemble de l'action extérieure des États-Unis ; sa vision est évidemment très militarisée et centrée sur le Moyen-Orient et le terrorisme.
Parmi les nominations attendues, trois semblent de plus en plus probables : celle de Mitt Romney au Département d'État, celle du général Mattis au Département de la défense et celle de Nikki Haley au poste d'ambassadeur aux Nations unies, poste important dans la mesure où son titulaire est souvent membre du cabinet. La désignation de Romney serait une bonne nouvelle, car il connaît le monde et appartient davantage au mainstream que d'autres personnalités dont le nom a été cité, tel que Rudy Giuliani, l'ancien maire de New York. Toutefois, si elle était confirmée, les contradictions que j'évoquais tout à l'heure ne manqueraient pas de surgir, puisqu'il avait déclaré, en 2012, en tant que candidat républicain, que la Russie représentait la plus grande menace géopolitique pour les États-Unis. Or, tout indique que Trump souhaiterait s'entendre avec Poutine. Si je souligne cette contradiction, c'est parce qu'elle est assez centrale pour l'avenir.
James Mattis présente un profil différent. Tout d'abord, c'est un intellectuel. Ensuite, c'est un ancien général ; il est donc plus gradé que le Conseiller à la sécurité nationale, à qui cela semble déplaire. Par ailleurs, on le sait plus méfiant vis-à-vis de la Russie et très opposé au deal avec l'Iran, tout comme Mike Pompeo. Je rappelle que ce dernier, ancien major de West Point passé par la Harvard Law School, a été nommé à la tête de la CIA. Sa nomination est donc rassurante. Du reste, lorsque nous l'avons rencontré à Paris récemment, il nous a fait très bonne impression car il connaît très bien les dossiers, même s'il a, comme le général Mattis, des vues tranchées sur l'Iran, qu'il considère comme le coeur des problèmes du Moyen-Orient.
Que ce soit sur la Russie ou sur l'Iran, les visions sont très différentes au sein de l'administration. Quelle influence cette situation aura-t-elle sur les différents dossiers ? Je vous propose d'en examiner deux.
Tout d'abord, le dossier des accords commerciaux. Dans ce domaine, Trump a, me semble-t-il, des convictions profondes, qu'il affirme depuis longtemps. Au cours de la campagne, il a annoncé qu'il se retirerait de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) et qu'il mettrait fin à la procédure de ratification du Transpacific partnership (TPP). Que se passera-t-il après le 20 janvier ? Trois scénarios sont envisageables.
Premièrement, Trump conteste les accords mais reste dans le cadre existant. Il pourrait ainsi adopter une position offensive, déclencher un certain nombre de panels à l'OMC, pour respecter en quelque sorte ses discours de campagne. Quant à l'ALENA, il n'est pas certain, compte tenu du volume considérable des échanges entre les trois pays concernés et des centaines de milliards de dollars en jeu chaque année, qu'il s'en retire, mais il peut agir dans le cadre de la procédure d'évaluation annuelle. Dans cette hypothèse, Trump adopterait donc une position plus modérée ; il resterait dans le cadre des traités existants tout en faisant beaucoup de bruit pour essayer d'obtenir un meilleur deal. C'est, du reste, l'hypothèse sur laquelle misent ses voisins canadiens et mexicains, qui se sont dits prêts à rediscuter de certains aspects des accords.
Dans le deuxième scénario, celui de la méthode dure, Trump met fin au TPP, entame le retrait de l'ALENA et recourt à divers instruments, y compris les droits de douane. Il a en effet annoncé, durant sa campagne, qu'il porterait ceux-ci à 45 % sur les produits chinois. Puisqu'il a dit tout et son contraire, il est difficile de savoir ce qu'il en sera exactement et, comme c'est un négociateur, on peut toujours penser qu'il affiche une position extrême au départ pour obtenir un accord plus favorable. Mais ce deuxième scénario n'est pas impossible, et il pourrait conduire au déclenchement de guerres commerciales – après tout, les États-Unis ont vendu, l'an dernier, à la Chine pour 15 milliards de dollars d'aérospatiale, notamment des Boeing, et pour 10 milliards de dollars de soja et autres produits agricoles – dont il n'est pas certain qu'elles bénéficient à ses électeurs.
Le troisième scénario est encore plus radical. Il n'est en effet pas du tout impossible que, s'il commence par aménager des deals à l'ALENA ou à l'OMC, il déclenche des guerres commerciales beaucoup plus importantes. De fait, on se concentre sur Trump, mais il faut également compter avec les réactions des partenaires et des adversaires des États-Unis. Dans cette hypothèse, une crise constitutionnelle n'est pas à exclure car je ne suis pas certain que le Sénat, qui est censé se prononcer sur les accords commerciaux, laisserait le Président les démanteler.
Second dossier : les rapports avec la Russie, l'Iran et le Moyen-Orient. Là encore, on peut envisager trois scénarios.
Le premier est celui d'un alignement sur l'axe Moscou-Téhéran. Ce scénario paraît assez logique, compte tenu des inclinations de Trump et de ses déclarations de campagne, puisqu'il a indiqué à plusieurs reprises que le fait que Poutine et Bachar s'occupent de la situation en Syrie lui convenait très bien. Toutefois, l'un des rares points de consensus entre le Président et le Congrès est l'hostilité au Joint comprehensive plan of action (JCPOA), l'accord signé le 15 juillet 2015 sur le nucléaire iranien. Il y a donc là une contradiction assez profonde : s'il est possible de s'entendre avec Moscou, que faire de l'Iran ? Ce pays, qui contribue considérablement à la puissance de Bachar el-Assad, n'acceptera pas forcément n'importe quel deal, et il n'est pas certain que Poutine puisse l'imposer à Téhéran.
Dans le deuxième scénario, Trump conclut un deal avec la Russie tout en restant dur avec l'Iran. Dans cette hypothèse, c'est la position de Poutine qui comptera : sera-t-il prêt à lâcher, en quelque sorte, l'Iran pour conclure un accord avec Trump ? Là encore, il ne faut pas s'imaginer que les partenaires ou les adversaires des États-Unis resteront nécessairement sur leur ligne. Il n'est pas du tout certain que Poutine veuille un deal à tout prix ; après tout, lui aussi est un négociateur. Tout dépendra de ce que Trump lui proposera.
Enfin, dans le dernier scénario, l'hostilité à Téhéran domine, notamment en raison de la convergence entre le Congrès et le Président sur l'opposition à l'accord sur le nucléaire. Dans cette hypothèse, il n'y aurait pas d'entente particulière avec la Russie mais la poursuite de relations purement transactionnelles, dans la continuité de la présidence Obama.
Je conclus en évoquant les répercussions de la future présidence pour la France, l'Europe et le système international. Il faut, là encore, penser le mandat de Trump de manière dynamique. On a bien vu, par exemple, qu'au Moyen-Orient, le choix d'Obama de réduire la présence américaine a conduit un certain nombre d'acteurs – Arabie Saoudite, Russie, Daech, notamment – à s'affirmer ou à adopter une attitude différente. De même, la politique de Trump produira des effets – rapprochement avec les États-Unis ou antiaméricanisme – qui pourraient modifier la situation ici. En tout état de cause, les protégés des États-Unis, de la Corée du Sud à l'Arabie Saoudite et du Japon à l'Ukraine, s'interrogent et tenteront de résoudre le dilemme sécuritaire accru par cette incertitude, soit en se lançant dans une course aux armements, en particulier nucléaires – et l'on peut craindre une prolifération nucléaire en Asie et au Moyen-Orient si les garanties américaines paraissent fléchir –, soit en se rapprochant des adversaires des États-Unis, notamment de la Chine, à l'instar de Duterte, le président des Philippines. On a vu également Poutine tendre la main à l'Iran le jour même de la victoire de Trump. Par ailleurs, les adversaires des États-Unis voudront tester sa fameuse appétence pour les accords – on peut penser à la Russie en Syrie – et sa réticence, ou sa disponibilité, à intervenir en défense de ses alliés – je pense ici à la Chine, voire à la Corée du Nord.
Pour l'Union européenne, la présidence Trump représente un triple défi. Un défi idéologique, ou politique, à sa méthode de conciliation des intérêts nationaux et à son action extérieure en matière de développement et de lutte contre le dérèglement climatique. Un défi géopolitique à sa stabilité, notamment en cas d'accord avec la Russie ; le risque existe d'un accroissement du flux des réfugiés et de la radicalisation en cas d'accord avec Bachar el-Assad et Poutine. Un défi à son statut d'acteur important, car un deal américano-russe passerait au-dessus de la tête des Européens. Un défi à son unité, enfin, car les Européens risquent d'aborder cette présidence de manière désunie.
Enfin, pour la France, la situation est évidemment délicate car, au début, il est nécessaire de jouer la conciliation. Quelques-unes des personnalités nommées par Trump, ou susceptibles de l'être, affichent une certaine francophilie qui tient, chez Michael Flynn, à son appréciation très positive de l'action militaire française et, chez Pompeo, au fait que notre position vis-à-vis de l'Iran a permis d'obtenir un meilleur accord – même s'il juge celui-ci encore insuffisamment robuste. Il ne faut donc pas sous-estimer le crédit dont peut jouir la France. Cependant, et c'est le sens de la réaction allemande à l'élection de Trump, celui-ci porte un défi à l'Union européenne et aux valeurs communes, dont on avait coutume de dire qu'elles étaient celles de l'Occident, de sorte qu'il n'est pas impossible que parfois les relations avec cette administration se tendent. Mais il faut garder à l'esprit que les revirements de Trump sont fréquents et qu'il adopte très souvent une posture de négociation, dans laquelle ce que l'on dit n'est pas forcément ce que l'on fait.
Je vous remercie pour votre exposé fort passionnant, mais je dois dire que vous avez encore accru notre perplexité en soulignant très bien les contradictions qui existent entre les différents éléments de l'équipe du nouveau président et les incertitudes qui demeurent.
Ma première question porte sur les accords commerciaux. Vous avez évoqué l'ALENA et le TPP, mais qu'en est-il des accords en cours de négociation ? Par ailleurs, l'éventuel retrait des États-Unis du TPP ne représente-t-il pas une opportunité pour la Chine ?
Ma deuxième question a trait aux relations des États-Unis avec l'Afrique. Sous l'administration Obama, la coopération économique américaine avec ce continent a fortement augmenté, puisque l'aide au développement s'élève actuellement à environ 8,5 milliards par an. Comment la situation évoluera-t-elle sous la future présidence ?
Par ailleurs, Trump a eu des mots très durs contre notre pays. Savez-vous qui pourrait être le futur ambassadeur des États-Unis en France ?
Ma dernière question concerne l'extraterritorialité et, plus particulièrement, la situation des Français que l'on qualifie d'« Américains accidentels ». Comment l'administration Trump traitera-t-elle ce problème, selon vous ?
Tout d'abord, je remarque – et c'est un peu une critique des milieux politiques et intellectuels français – que l'élection de Trump a provoqué la panique chez les bobos. Comme si la Terre allait s'arrêter de tourner ! Certes, les déclarations de Trump ont été clownesques à certains égards, mais vous n'avez pas souligné, monsieur Vaïsse, le rôle important qu'a joué le rejet de la personnalité de Mme Clinton dans son élection. J'ai notamment été stupéfait par la manière dont un certain nombre d'Américaines la descendaient en flammes… Or, lors d'une élection présidentielle, on choisit un candidat en fonction de ses choix politiques, bien sûr, mais aussi en fonction de sa personnalité.
Par ailleurs, je vous remercie d'avoir présenté les différentes hypothèses qui se présentent. Toutefois, il n'y a pas une politique étrangère américaine, mais cinq ou six – celle de la CIA, celle du Pentagone, celle du commerce… –, si bien qu'ils se prennent les pieds dans le tapis. Il faudra donc compter avec ces contradictions, mais le Président des États-Unis finira par défendre ce qu'il pense être les intérêts des États-Unis. À nous de défendre les nôtres, sans succomber aveuglément, comme le gouvernement actuel, à cette « américano-folie » qui nous mène dans le mur ! Lorsqu'on dit non fermement aux Américains, ils calent, à la différence des Anglais.
Enfin, M. Obama avait nommé à Paris une ambassadrice qui ne parle même pas le français. Il me semble que l'on pourrait exiger au moins que son successeur soit francophone.
Je souhaiterais vous livrer un témoignage. Michel Voisin, Stéphane Demilly et moi-même nous sommes rendus en Floride en tant qu'observateurs de l'OSCE. Chacun se souvient que cet État était présenté par les plus fins observateurs comme acquis à Hillary Clinton. Or, nous avons pu observer – et cela devrait nous inspirer quelques réflexions – que les électeurs de Trump étaient plutôt issus de milieux modestes, voire pauvres. Les Américains que nous avons rencontrés à proximité de la douzaine de bureaux de vote que nous avons visités nous ont dit qu'ils avaient ras le bol de ces grands spécialistes qui connaissent parfaitement les dossiers et sont les meilleurs en tout. Ils se sentent, depuis des décennies, méprisés, ignorés, laissés pour compte. Ils ont tout à fait conscience que Trump ne contribuera sans doute pas à améliorer leur situation, mais ils ont voulu donner un coup de pied dans la fourmilière et provoquer une réaction de la classe politique. Il s'agit, selon moi, de la raison majeure de son élection, car on voit bien que les principaux États ayant voté en sa faveur sont ceux de l'Amérique profonde.
Monsieur Vaïsse, votre présentation était intelligente, brillante et conforme à ce que l'on attend du chef du CAPS, mais vous avez omis, me semble-t-il, certains fondamentaux, préférant brosser un portrait très « bobo » de l'élection de Trump. Vous avez ainsi indiqué que sa présidence serait « chaotique », qu'elle comportait un « potentiel de radicalité », qu'elle risquait d'être marquée par le « népotisme »…
Oui, mais voyez la famille Clinton ou la famille Bush !
J'ai le sentiment que vous avez repris les poncifs qui traînent surtout dans la presse de gauche actuelle et ont inspiré les réactions européennes, selon lesquels Trump serait une sorte de démon. À cet égard, le tweet publié par notre ambassadeur à Washington – « Le monde s'arrête » – est absolument invraisemblable !
Mais venons-en aux fondamentaux. Que dit Trump ? America first ! Ce n'est donc pas un « néo-con » : ce qui l'intéresse, ce n'est pas d'imposer la démocratie dans le monde, mais de favoriser le business et d'assurer le bien-être de son pays. À cet égard, il s'inscrit dans la droite ligne de la politique d'Obama et du « leading from behind ». La volonté de celui-ci de sortir des guerres et de donner la priorité au développement économique, l'« Obamacare », et les messages que Trump adresse aux pauvres, c'est la même chose ! Aux États-Unis, la tendance lourde est donc au retrait par rapport à l'Europe, et non à un super-activisme. Ce qui me frappe, par conséquent, dans cette élection, c'est la continuité, et non la rupture.
Autre élément de continuité : le désordre interne total. Sous Obama, avez-vous compris quelque chose à la politique américaine vis-à-vis de l'Iran ? Moi, non ! D'un côté, le Président veut lever les sanctions, de l'autre, le Congrès les renforce. Et c'est la même chose sur à peu près tous les sujets. Le divorce entre le Congrès et le Président est permanent. M. Myard a parfaitement raison : il n'y a pas une politique étrangère américaine, mais plusieurs. Tant que perdureront le mode d'élection, le gerrymandering et le rôle considérable du grand business dans le financement de la vie politique américaine, la politique sera complètement incohérente et dominée par les lobbies. Voilà le véritable problème ; ce n'est pas uniquement Trump !
Par ailleurs, on sait avec quel manque d'élégance les États-Unis nous ont traités dans le cadre de la guerre en Syrie ou de certaines affaires commerciales – je pense notamment à la BNP –, alors que nous faisons la guerre avec eux dans le Sahel et en Irak. Lorsqu'il vient en Europe pour la clôture de son mandat, à qui notre grand ami Obama rend-il visite ? Au Grec et à l'Allemande. La France ? Terminé ! Et qui va voir Trump ? Le Japonais. Voilà les tendances lourdes de la politique, monsieur Vaïsse.
N'oublions pas que celui qui a pourri la relation avec les Russes en installant des missiles, en imposant des sanctions automatiques tous les six mois et en gelant le dialogue avec Moscou sur la Syrie tout en avouant publiquement ne pas avoir de stratégie au Moyen-Orient, c'est Obama. Quant à Trump, force est de constater que, tant qu'il n'a pas commis d'erreurs, on ne sait pas. Or, vos scénarios accréditent, au fond, l'idée selon laquelle tout cela est chaotique, terrible et dangereux. Encore une fois, ce qui me frappe dans cette élection, c'est la continuité, qu'il s'agisse du retrait des États-Unis, du caractère de plus en plus illisible de leur politique étrangère ou de la moindre considération qu'ils portent à la France dans leurs calculs. Tout cela impose que notre diplomatie se redresse et que nous adoptions une attitude beaucoup plus dure à l'égard de nos amis américains.
L'Afrique n'a été au coeur ni de la campagne de Hillary Clinton ni de celle de Trump. Cependant, celui-ci a déclaré que chaque penny donné à l'Afrique dans le cadre de l'aide au développement était un penny volé. Je souhaiterais donc savoir ce que pourrait devenir, selon vous, l'aide au développement des pays africains, notamment le vaste plan d'électrification du continent soutenu par Obama.
Par ailleurs, croyez-vous qu'un renforcement de l'isolationnisme américain favoriserait les accords de coopération que signe actuellement l'Union européenne avec certains États d'Amérique du Sud ?
Enfin, quelle pourrait être, selon vous, l'évolution des relations des États-Unis avec la Chine, dont vous avez très peu parlé ?
La diplomatie française, qui, bien que M. Obama ait créé le désordre partout, se caractérise depuis dix ans par une « obamania » délirante, a succombé ces derniers mois à une « clintonmania » tout aussi délirante et à une éclatante « trumpophobie ». C'est à croire que Libération dicte la politique étrangère de la France…
Je souhaiterais faire une observation qui touche aux conséquences économiques d'une mesure fiscale qui figurait dans le programme de M. Trump. Qu'on l'aime ou pas – et je suis plutôt, ainsi que plusieurs de mes collègues, de ceux qui l'apprécient –, celui-ci a annoncé qu'il allait abaisser le taux de l'impôt sur les sociétés de 40 % à 15 %. Or, s'il applique une telle mesure, non seulement Google et les autres quitteront l'Irlande pour revenir aux États-Unis, mais ce pays deviendra un véritable aspirateur à entreprises. Nous avons donc intérêt à faire attention, avec notre taux d'IS à 33 %, ou même à 28 %, comme le proposent certains candidats aux primaires. Ce serait la grande décision de M. Trump, et elle aurait des conséquences extrêmement importantes sur nos économies et donc sur notre vie quotidienne.
Premièrement, pourriez-vous nous préciser la manière dont vous voyez, d'une part, l'évolution des rapports entre les États-Unis et la Turquie et, d'autre part, les orientations de la nouvelle administration concernant le conflit israélo-palestinien ? Deuxièmement, je souhaiterais que vous nous apportiez des précisions sur l'évolution possible des relations entre les États-Unis et l'Europe, notamment à l'intérieur de l'OTAN ?
Nous sommes allés aux États-Unis quinze jours avant l'élection, et nous avons eu la chance de rencontrer et des enseignants et des journalistes : tous annonçaient la victoire de Mme Clinton, qui leur paraissait évidente. Aussi, je m'interroge sur la qualité de nos capteurs, notamment au Quai d'Orsay. Ne faut-il pas sortir du microcosme qui fait prétendument l'opinion ? Les gens dont parlait notre collègue Dupré, c'est le peuple, tout simplement. Il nous arrive, à vous qui êtes prévisionniste comme à nous, de nous tromper mais, à ce point-là, c'est tout de même étonnant.
En ce qui concerne l'Iran, est-ce la question nucléaire qui pose véritablement problème aujourd'hui ou est-ce autre chose ? Enfin, les Américains ne veulent plus payer pour la sécurité de l'Europe. Existe-t-il des éléments qui permettent de penser qu'un véritable désengagement se prépare, notamment dans le cadre de l'OTAN ?
Je souhaiterais, quant à moi, vous interroger sur l'Ukraine. Des analystes américains estiment en effet que, M. Trump n'accordant aucune importance à ce pays, elle ferait les frais d'une amélioration des relations avec M. Poutine. Qu'en pensez-vous ?
Ma seconde question porte sur les conflits d'intérêts, car M. Trump brasse des affaires très importantes. Or, dans son interview au New York Times, il est resté extrêmement flou sur ce point, indiquant même qu'il lui serait très difficile de vendre ses affaires et qu'il les transmettrait à ses enfants. Il a toutefois reconnu que ce n'était pas suffisant pour prévenir les conflits d'intérêts. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?
Mme Dagoma m'a interrogé sur les accords commerciaux. En ce qui concerne le TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership), je pense qu'il est mort. Même si les négociations se poursuivaient, je ne vois pas très bien comment elles pourraient aboutir, tant c'est orthogonal avec la position du Président. Est-ce une opportunité pour la Chine ? Oui. Précisément, il est bien beau de dire : « America first », mais quel est l'intérêt national américain ? Est-ce de se retirer d'un accord commercial et de laisser ainsi la Chine avancer ? Est-ce de renoncer à protéger la Corée du Sud et le Japon et de les encourager ainsi à se doter de l'arme nucléaire ? Revendiquer en vitupérant l'intérêt national me semble complètement apolitique. Dès lors qu'il existe des contradictions dans son programme, la politique exige qu'il tranche. Quelle ligne va-t-il choisir ? Entériner les avancées russes en Crimée ou ailleurs permettrait peut-être de régler un certain nombre de problèmes, mais quels en seraient les effets sur l'ordre mondial ? On a vu les conséquences du début de retrait du Moyen-Orient décidé par Barack Obama. Je suis toujours sceptique lorsque des politiques annoncent qu'ils défendront l'intérêt national, car cela suppose de faire des choix qui produisent des effets à la fois positifs et négatifs.
S'agissant de l'Afrique, on sait – mais il est, là aussi, très difficile de savoir ce que Trump fera réellement – que l'aide au développement et la collaboration avec les organisations multilatérales en faveur du développement de l'Afrique ne sont pas sa tasse de thé. C'est « la Corrèze avant le Zambèze », en quelque sorte. Il s'agit là de l'un des piliers de sa pensée, de sorte qu'il est fort probable que, sous sa présidence, la réticence des républicains envers l'aide au développement sera renforcée. Je remarque, par ailleurs, que l'ensemble des régimes autoritaires africains – mais c'est vrai également pour le reste du monde – se sont réjouis de l'élection de Trump, alors que les régimes démocratiques ont exprimé, au contraire, leur inquiétude. De fait, on peut légitimement s'inquiéter des signaux qui seront envoyés par les États-Unis aux dirigeants autoritaires qui souhaitent se maintenir au pouvoir.
Je ne sais pas qui sera le prochain ambassadeur des États-Unis en France. Si c'est un membre de son entourage, je doute fort qu'il soit francophone. Mais le fait de ne pas parler la langue du pays dans lequel on est en poste – et c'est le cas de beaucoup d'ambassadeurs – n'empêche pas d'être un bon diplomate.
Je n'ai pas non plus d'informations précises sur la question de l'extraterritorialité. Mais il est certain que l'on peut être inquiet, et le Quai d'Orsay y est très attentif, quant à la question de l'exemption de visa. L'« extreme vetting » promis par Trump est, depuis le 11-septembre, un thème récurrent des discours des républicains, qui estiment que l'exemption de visa peut être un moyen pour des terroristes, des Français musulmans radicalisés par exemple, de s'infiltrer aux États-Unis.
Monsieur Myard, je suis tout à fait d'accord avec vous sur l'importance du rejet dont fait l'objet Mme Clinton, que j'ai souligné dans mon intervention liminaire, et sur la coexistence de plusieurs politiques étrangères américaines. Si je crains que l'administration Trump soit chaotique, c'est précisément parce qu'on peut douter de la capacité du Conseiller à la sécurité nationale et du Chief of staff, habituellement chargés d'unifier ces cinq ou six politiques différentes, à s'imposer, par exemple, face au général Mattis, de sorte que l'on pourrait revivre les premières heures douloureuses de l'administration Reagan. La cacophonie est inévitable ; il s'agit de savoir dans quelle mesure elle sera maîtrisée. D'autant que le Président, qui utilise beaucoup Twitter pour s'adresser directement aux Américains – ce mode de communication a d'ailleurs été largement interdit à Obama par les services de la Maison blanche – n'hésite pas à contredire ses subordonnés, si bien que des membres particulièrement zélés de l'administration pourraient se servir des déclarations du Président pour mettre en oeuvre des politiques bien plus radicales qu'il ne le souhaite peut-être lui-même.
En ce qui concerne l'américanophilie de l'actuel gouvernement, je peux témoigner de ce que j'observe depuis que je travaille au Quai d'Orsay. Je remarque que si Trump décidait de revenir sur la coopération des États-Unis avec la France dans le cadre de nos opérations en Afrique, nous serions fort ennuyés, car aucun autre pays – je pense à la Russie – ne pourrait remplacer l'aide qu'il nous apporte dans la défense de nos propres intérêts en Afrique. Mais, dans d'autres dossiers, je ne constate aucune américanophilie, au contraire. Sur la Syrie, par exemple, les initiatives d'Obama ont suscité beaucoup d'hostilité.
Monsieur Dupré, toutes les analyses montrent que les électeurs les plus pauvres ont voté Clinton, et non Trump. Cela ne se vérifie pas forcément au plan local : peut-être n'était-ce pas le cas du bureau de vote de Floride où vous vous êtes rendus. En réalité, l'Amérique profonde a été divisée mais, là où le chômage est le plus important, on a davantage voté Clinton. Le phénomène Trump ne s'explique pas uniquement par la pauvreté et le chômage.
Je n'ai fait que relater mon expérience. En tout cas, il serait intéressant de mener une réflexion sur le sujet. Mais l'on peut continuer ainsi, et nous verrons bien les résultats…
Il est vrai que l'on a longtemps pensé que Clinton était fragilisée dans les contrées désindustrialisées de la Rust belt. Mais, M. Dupré a raison, il serait intéressant d'approfondir cette question.
Nous avons beaucoup travaillé sur les résultats de l'élection, et nous serions ravis de partager nos analyses.
Je réponds in absentia à Pierre Lellouche. Je maintiens que la nouvelle administration sera chaotique. Par ailleurs, il ne faut pas confondre le népotisme et l'existence de dynasties politiques, telles que celles formées par les Clinton ou les Bush. Imaginez les réactions qu'aurait suscitées Mme Clinton si, une fois élue, elle avait annoncé que Chelsea ferait partie de l'équipe de transition : tous les journaux l'auraient condamnée. En revanche, lorsqu'il s'agit d'Ivanka ou de Jared Kushner, on estime que ce n'est pas très grave. Trump a toutefois indiqué qu'il n'emploierait pas de membres de sa famille dans l'administration, sauf peut-être Jared Kushner.
Par ailleurs, je suis d'accord, on a sans doute démonisé excessivement Reagan, Bush et Trump. Mais ce dernier est assez différent de ses prédécesseurs. Lorsqu'il annonce qu'il enverra son opposante politique en prison, lorsqu'il affirme que, s'il perd, il ne reconnaîtra pas les résultats des élections car elles auront été truquées, lorsqu'il déclare qu'il autorisera l'usage de la torture – il est revenu sur ce point dans son interview d'hier – ou qu'il tuera les membres des familles des terroristes, il viole, au moins en paroles, la loi ou des normes communément admises. Reagan et Bush n'auraient jamais tenu de pareils propos. Avec Trump, tout est permis, il n'y a plus de surmoi. Nous verrons bien quelle sera sa politique, mais sa démonisation peut s'expliquer.
Je suis également en désaccord avec M. Lellouche sur l'existence d'une tendance lourde au non-interventionnisme. En matière de politique étrangère, Trump appartient à l'école jacksonienne. Ce concept, forgé il y a une quinzaine d'années par Walter Russel Mead, décrit une Amérique profonde fondamentalement isolationniste mais qui, sitôt qu'elle est menacée dans son indépendance ou dans certains de ses intérêts – je pense à son approvisionnement en pétrole, par exemple –, est prête à intervenir, et à intervenir férocement. Trump a déclaré, c'est vrai, qu'il serait non interventionniste, que son business n'était pas de répandre la démocratie dans le monde. Mais je ne doute pas qu'il utilisera l'outil militaire s'il doit le faire.
Par ailleurs, M. Lellouche a indiqué qu'en allant voir Trump, Shinzo Abe avait tout compris. En tout cas, sa visite n'a rien changé sur le fond : Trump a répété que le TPP était mort et il faut voir ce qu'il en est des garanties de sécurité américaines. Il ne faut pas se tromper de manoeuvres diplomatiques. La pire manière de débuter une négociation serait d'aller voir Trump en délégation pour lui exprimer l'inquiétude suscitée par les engagements qu'il a pris pendant la campagne. Du point de vue du CAPS, qui n'est pas celui du Quai d'Orsay, il faut au contraire le prendre pour ce qu'il a dit lui-même qu'il était, c'est-à-dire un négociateur qui adopte une position extrême afin d'être en meilleure posture pour l'emporter. Ses déclarations sur l'article 5 ou sur les garanties de sécurité ont ainsi avant tout pour objectif de lui permettre d'obtenir un meilleur deal et de faire payer davantage les alliés. Dès lors, la stratégie consiste, non pas à prévenir toute tension, mais au contraire à l'accepter en lui indiquant que ce qu'il compte faire est mauvais pour les États-Unis et que l'on a d'autres alliances possibles. Je ne suis donc pas du tout certain que la méthode de Shinzo Abe soit la bonne. En outre, je rappelle que Trump joue des rôles successifs selon ses interlocuteurs.
Madame Guittet, les relations avec la Chine sont une interrogation supplémentaire. Trump annonce, toujours dans l'optique d'une négociation, qu'il va porter le taux des droits de douane à 45 % sur les produits chinois. Mais la principale victime collatérale d'une guerre commerciale avec la Chine serait cette classe moyenne inférieure qui a voté pour lui et qui bénéficie objectivement de l'importation de produits chinois et des exportations vers la Chine, dans la mesure où la hausse, limitée, du niveau de vie américain est due à la baisse phénoménale des prix liée aux importations massives de Chine. Il y a beaucoup d'équilibres avec ce pays qu'il serait dangereux de renverser, et je crois qu'il en est conscient.
Quant à la question de la sécurité, nous saurons rapidement, sans doute dans les six prochains mois, si la Corée du Sud et le Japon sont abandonnés à leur sort ou s'il est prêt à faire davantage. Un test interviendra forcément qui l'obligera à faire le départ entre celles de ses annonces qui étaient destinées à plaire à ses électeurs et les éléments sérieux de son programme. J'ajoute à ce propos que, durant sa campagne, Trump ne lisait pas ses briefings. De fait, il lit très peu ; son attention est réduite – ce n'est pas le « démoniser » que de dire cela : c'est un fait. En revanche, il a supervisé chacun de ses spots télévisés. Encore une fois, la communication, notamment audiovisuelle, est très importante pour lui ; il faut donc se méfier de ce qu'il dit.
(M. Axel Poniatowski remplace Mme Élisabeth Guigou à la présidence.)
J'en viens aux questions de M. Marsaud. Je crois que le risque de voir l'activité économique aspirée par les États-Unis existe d'abord dans le secteur financier, en raison du probable relâchement d'une partie au moins des normes instituées par la loi Dodd-Frank de 2010 sur la régulation financière. La principale victime en serait Londres, déjà fragilisée par le Brexit. Je ne crois pas que Trump abrogera cette loi, car les cordes de rappel seront suffisamment nombreuses au Sénat pour l'en empêcher, mais il en assouplira certaines des dispositions.
La question de la baisse de l'impôt sur les sociétés soulève le problème de son programme économique en général. De fait, ses promesses de baisse des impôts sur le revenu et sur les sociétés sont, d'un point de vue budgétaire, tout à fait insoutenables, même sur le moyen terme. Une telle mesure ferait en effet exploser les déficits et la dette publique, laquelle atteint déjà environ 100 % du PIB américain. Si l'on en croit ses annonces, sa politique économique consistera en une relance keynésienne et en un programme de grands travaux – que les républicains avaient refusé à Obama pendant les années de crise – dont les infrastructures routières et énergétiques ont, du reste, bien besoin. L'économie sera donc boostée pendant six mois ou un an, mais cette dépense accrue, l'augmentation du déficit budgétaire et probablement du déficit commercial risquent de provoquer une inflation qui conduira la Banque centrale américaine à augmenter ses taux, ce qui, au bout du compte, sera défavorable aux classes moyennes et aux classes moyennes inférieures qui ont voté pour Trump. On peut donc se demander quelles mesures il appliquera, notamment en matière de baisse de l'impôt sur les sociétés. Pour l'instant, en tout cas, il est difficile d'imaginer que son programme économique sera mis en oeuvre tel quel.
M. Dufau m'a interrogé sur les rapports avec la Turquie et le conflit israélo-palestinien. Sur ce point également, les personnalités nommées par Trump représentent des options assez différentes. Ainsi, le général Mattis, dont il est de plus en plus probable qu'il sera Secrétaire à la défense, s'est prononcé très clairement pour une solution à deux États, en soulignant combien la non-résolution du conflit israélo-palestinien pesait sur les rapports entre l'Amérique et ses alliés dans la région. Sur le sujet, Trump a dit, là encore, tout et son contraire, mais il a notamment déclaré que la résolution de ce conflit était le plus beau « deal » à réaliser et qu'il pouvait y parvenir. Il envisage, du reste, de nommer son gendre, Jared Kuchner, envoyé spécial. Toutefois, il a également annoncé, à l'instar de tous les autres candidats, qu'il déplacerait l'ambassade de Tel-Aviv à Jérusalem, ce qu'il ne fera probablement pas. Mais peut-être Benjamin Netanyahou et Avigdor Liberman, qui se sont réjouis de son élection, sont-ils mieux informés que nous.
En ce qui concerne la Turquie, l'élection de Trump apparaît plutôt comme une bonne nouvelle pour Erdoğan, notamment parce que Michael Flynn a laissé entendre que les États-Unis pourraient livrer Fethullah Gülen à la Turquie, qui en fait la demande depuis au moins le coup d'État raté du 15 juillet dernier, dont il est soupçonné d'être l'inspirateur. Néanmoins, je ne suis pas sûr que ce soit possible, pour des raisons légales. En revanche, il est certain que, dans le cadre d'un deal avec la Russie, la Turquie pourrait très bien tirer son épingle du jeu et s'entendre avec Poutine et Trump, par exemple en garantissant toute la zone nord kurde de la Syrie, pour se prémunir contre toute activité kurde en Syrie qui la gênerait. C'est en tout cas son objectif n° 1, et elle serait peut-être prête à faire des concessions à Trump et à Poutine dans ce dessein.
En ce qui concerne l'OTAN, je crois que Trump est dans une position de négociation et qu'il souhaite que les Européens paient davantage. Là encore, il s'agit de déterminer ce que sont les intérêts américains : faut-il encourager certains alliés à prendre leur autonomie ou à se rapprocher de la Russie ou de la Chine ? Depuis 1945 – et ce n'est pas là simplement l'opinion d'un intellectuel ou d'un « bobo » –, le leadership américain a été suffisamment éclairé pour fournir à l'ensemble du monde, en particulier aux démocraties libérales, qui en ont beaucoup profité, des garanties de sécurité qui ont permis, pour aller vite, la globalisation. Ainsi, la Chine ne doit son ascension qu'au cadre commercial et sécuritaire très favorable qui, en dernière analyse, a été garanti par les États-Unis. Trump ne semble pas voir les choses ainsi. Or, s'il remet en question certains piliers sur lesquels repose cet ordre, en particulier les garanties de sécurité, beaucoup de choses peuvent changer dans le système international, dans un sens dont il n'est pas certain qu'il soit favorable aux intérêts américains. Souvenez-vous, du reste : « America first » était, dans les années 1930, le nom du mouvement isolationniste, anti-alliés, antibritannique et antisémite – je ne dis pas que Trump l'est également – de Charles Lindbergh, qui s'opposait à Roosevelt et à une intervention militaire pendant la Seconde Guerre mondiale, intervention que, me semble-t-il, nous n'avons pas eu lieu de regretter. Je suis donc un peu inquiet de ce qui pourrait se passer, mais l'on peut toujours se rassurer en pensant qu'il s'agit simplement d'une posture dans le cadre de négociations qui visent à faire payer davantage les Saoudiens, les Coréens, les Ukrainiens ou les Allemands.
Monsieur Cochet, je crois que nous aurions observé cette campagne de manière différente en l'absence de tout sondage. Certes, nous aurions été choqués par les outrances de Trump, mais nous aurions davantage perçu qu'il dominait la présence médiatique, y compris dans ses débats contre Clinton, même s'il n'a pas forcément été très bon, et qu'il fixait l'agenda de la campagne. Je crois donc que les sondages ont joué un rôle, de même qu'un phénomène de bulle, c'est-à-dire la perte de contact avec une partie de l'électorat, notamment de la Rust belt, et la forte antipathie suscitée par Hillary Clinton.
Comment améliorer les capteurs ? Cette question se pose aux sondeurs, aux journalistes, aux experts.
C'est vrai. En tout cas, nous avions, quant à nous, anticipé la possibilité d'une élection de Trump, même si nous jugions que cette hypothèse n'était pas la plus probable – nous l'évaluions à 15-20 %. Nous avions donc préparé toutes les notes nécessaires pour parer à cette éventualité.
En ce qui concerne les relations avec l'Iran, je crois que la question nucléaire est centrale. Plusieurs des personnalités qui ont été nommées, notamment Mattis et Pompeo, ont en effet beaucoup critiqué l'accord sur le nucléaire. C'est donc un sujet qui peut susciter l'inquiétude car, si nous avons beaucoup travaillé pour renforcer cet accord quand nous le jugions insuffisamment protecteur du point de vue de la non-prolifération, nous estimons aujourd'hui qu'il doit être absolument préservé, aussi bien des tricheries iraniennes, dont on a perçu certains signes, que de la menace que Trump fait peser sur lui, même si, là encore, il s'est beaucoup contredit.
Enfin, en ce qui concerne l'Ukraine, sur laquelle m'a interrogé Mme la présidente, il est certain que ce pays fait partie de ceux qui ont le plus à perdre. Souvenez-vous que l'équipe Trump a fait supprimer de la plateforme républicaine – même si ce document n'est pas très important – l'engagement de soutenir ce pays, y compris par des livraisons d'armes. Il est donc certain qu'un deal avec Poutine serait perçu avec beaucoup d'angoisse en Ukraine, mais aussi dans les pays baltes et en Pologne notamment.
Quant aux risques de conflits d'intérêts, Trump a déclaré, dans son interview au New York Times, que le Président ne pouvait pas se trouver dans une telle situation. Je crois qu'en réalité, il a fait une confusion entre le fait que le Président ne peut pas être un justiciable ordinaire et l'absence de conflit d'intérêts, ce qui est évidemment très différent. Or, ces derniers jours, il a évoqué la question des éoliennes en Écosse avec Nigel Farage – même si celui-ci n'est pas un officiel britannique, c'est un fait intéressant –, il a rencontré des hommes d'affaires indiens samedi dernier et il continue de défendre les intérêts de son empire immobilier tout en étant le Président-elect. Donc, oui, la question se pose mais, là encore, je me méfie des controverses médiatiques, aussi importantes soient-elles du point de vue éthique, qui risquent de chasser les débats politiques substantiels.
Je souhaiterais tout d'abord faire une observation sur les États du Rust belt, que je connais bien pour y avoir travaillé. J'ai été frappé par l'insuffisante prise en compte, dans la campagne de Mme Clinton, de la désespérance de certaines poches de population autour de villes comme Pittsburgh ou Detroit. De fait, ce sont ces États qui ont donné la victoire à Donald Trump. Je m'interroge donc sur le choix de Mme Clinton de ne pas parler suffisamment à la population de ces États, voire sur un certain aveuglement qui l'a conduite à se concentrer davantage sur des États réputés plus difficiles, tels que la Caroline du Nord ou la Floride, qui, contrairement à ceux du Rust belt, ne sont pas spontanément démocrates.
Par ailleurs, la carte électorale des victoires de Bill Clinton, notamment celle de 1992, montre une Amérique complètement différente. Elle ne ressemble pas à la carte des victoires d'Obama et encore moins à celle de la dernière élection. Comment expliquer un changement aussi profond ? Dans le Midwest, par exemple, notamment dans la vallée du Mississipi, et jusqu'à l'Arkansas, l'État de Bill Clinton, qui lui était acquis, les démocrates sont aujourd'hui largement distancés.
J'en viens à ma question, qui porte sur la Cour suprême. Celle-ci est, de fait, vieillissante. L'un des juges est du reste décédé – dont le successeur n'a pu être nommé par Obama, les Républicains préférant attendre le résultat de l'élection présidentielle –, et l'on peut s'attendre à une ou deux vacances supplémentaires durant le mandat de Donald Trump. Or, celui-ci risque de nommer des juges aux positions extrêmes sur certains sujets, notamment l'avortement, afin de renverser une jurisprudence très ancienne sur le sujet et de renvoyer cette question aux États. Pensez-vous que le Sénat est susceptible d'accepter ce type de nominations extrêmes ? Beaucoup, que ce soit en politique intérieure ou en politique étrangère, dépend de la composition de la Cour suprême, pour le prochain mandat mais également pour les suivants.
Je suis d'accord avec vous sur ces différents points. Ce qui est frappant, c'est que des questions aussi centrales que celle de l'avortement soient réglées par la Cour suprême, donc par la voie judiciaire, et non par le Congrès. Dans aucune autre démocratie libérale, le gouvernement des juges n'a acquis une telle importance. D'où l'enjeu que représente, en effet, la nomination des juges et le calcul des républicains, qui ont choisi de ne pas confirmer le candidat proposé par Obama – ce qui est du reste problématique du point de vue constitutionnel –, préférant attendre l'élection présidentielle dans l'espoir qu'un président républicain serait élu. Ce calcul s'est avéré payant. Trump pourra donc nommer immédiatement un juge et, compte tenu de la majorité au Sénat – 52 républicains et 48 démocrates –, il y a toutes les chances que son candidat soit confirmé. Or, celui-ci peut très bien siéger pendant 35 ans – cela s'est vu –, et donc influencer profondément la direction que prendra l'Amérique, aussi bien au plan juridique qu'au plan politique et des valeurs. Mais cette situation donnera, je crois, beaucoup d'énergie à la juge Ginsburg pour tenir quatre ans, car elle tient beaucoup à l'équilibre qui prévaut au sein de la Cour. De même, notre ami le juge Breyer, qui est très francophile et qui se fait vieux également, mettra un point d'honneur à ne pas quitter la Cour suprême sous Trump.
Par ailleurs, vous avez raison, Clinton a commis l'erreur de ne pas voir que ces solid democratic states, qu'elle lui croyait acquis, pouvaient être remis en jeu par le rejet de la globalisation. Il s'agit d'une véritable erreur de calcul ; elle a cru que la partie était jouée.
Donald Trump, dont la fortune est considérable, est probablement le Président le plus riche de l'histoire des États-Unis. Ses placements dans ce pays ne nous concernent pas. En revanche, ceux qu'il a réalisés à l'étranger peuvent nous concerner. Or, il semble que ses actifs soient assez importants en Grande-Bretagne. Pouvez-vous nous dire dans quels autres pays il a des intérêts personnels importants ? En a-t-il en France, notamment ?
Je n'ai pas d'informations très précises à ce sujet. On a beaucoup parlé d'investissements russes et, dans une moindre mesure, chinois dans certains de ses projets immobiliers. On s'est principalement concentré sur ces deux pays, mais il faudrait en effet se pencher sur cette question, même s'il a annoncé qu'il confierait ses avoirs à un blind trust, c'est-à-dire à une gestion neutre, dont il ne comprend pas, du reste, pourquoi il ne pourrait être géré par ses enfants…
Il serait intéressant que nous ayons des informations à ce sujet.
Il me reste, monsieur Vaïsse, à vous remercier au nom de tous mes collègues pour cette audition très éclairante et très intéressante.
Informations relatives à la commission.
Au cours de sa réunion du mercredi 23 novembre 2016 à 9h45, la commission des affaires étrangères a nommé :
– M. Michel Destot, rapporteur sur le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre la France et l'Italie signée le 24 février 2015 pour l'engagement des travaux définitifs de la section transfrontalière de la nouvelle ligne ferroviaire Lyon-Turin (n° 4170) ;
– Mme Valérie Fourneyron, rapporteure sur le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord multilatéral entre autorités compétentes portant sur l'échange des déclarations pays par pays (n° 4181)
La séance est levée à onze heures quinze.