Intervention de Justin Vaïsse

Réunion du 23 novembre 2016 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Justin Vaïsse, directeur du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie au Ministère des affaires étrangères et du développement international, sur les conséquences des élections américaines :

J'en viens aux questions de M. Marsaud. Je crois que le risque de voir l'activité économique aspirée par les États-Unis existe d'abord dans le secteur financier, en raison du probable relâchement d'une partie au moins des normes instituées par la loi Dodd-Frank de 2010 sur la régulation financière. La principale victime en serait Londres, déjà fragilisée par le Brexit. Je ne crois pas que Trump abrogera cette loi, car les cordes de rappel seront suffisamment nombreuses au Sénat pour l'en empêcher, mais il en assouplira certaines des dispositions.

La question de la baisse de l'impôt sur les sociétés soulève le problème de son programme économique en général. De fait, ses promesses de baisse des impôts sur le revenu et sur les sociétés sont, d'un point de vue budgétaire, tout à fait insoutenables, même sur le moyen terme. Une telle mesure ferait en effet exploser les déficits et la dette publique, laquelle atteint déjà environ 100 % du PIB américain. Si l'on en croit ses annonces, sa politique économique consistera en une relance keynésienne et en un programme de grands travaux – que les républicains avaient refusé à Obama pendant les années de crise – dont les infrastructures routières et énergétiques ont, du reste, bien besoin. L'économie sera donc boostée pendant six mois ou un an, mais cette dépense accrue, l'augmentation du déficit budgétaire et probablement du déficit commercial risquent de provoquer une inflation qui conduira la Banque centrale américaine à augmenter ses taux, ce qui, au bout du compte, sera défavorable aux classes moyennes et aux classes moyennes inférieures qui ont voté pour Trump. On peut donc se demander quelles mesures il appliquera, notamment en matière de baisse de l'impôt sur les sociétés. Pour l'instant, en tout cas, il est difficile d'imaginer que son programme économique sera mis en oeuvre tel quel.

M. Dufau m'a interrogé sur les rapports avec la Turquie et le conflit israélo-palestinien. Sur ce point également, les personnalités nommées par Trump représentent des options assez différentes. Ainsi, le général Mattis, dont il est de plus en plus probable qu'il sera Secrétaire à la défense, s'est prononcé très clairement pour une solution à deux États, en soulignant combien la non-résolution du conflit israélo-palestinien pesait sur les rapports entre l'Amérique et ses alliés dans la région. Sur le sujet, Trump a dit, là encore, tout et son contraire, mais il a notamment déclaré que la résolution de ce conflit était le plus beau « deal » à réaliser et qu'il pouvait y parvenir. Il envisage, du reste, de nommer son gendre, Jared Kuchner, envoyé spécial. Toutefois, il a également annoncé, à l'instar de tous les autres candidats, qu'il déplacerait l'ambassade de Tel-Aviv à Jérusalem, ce qu'il ne fera probablement pas. Mais peut-être Benjamin Netanyahou et Avigdor Liberman, qui se sont réjouis de son élection, sont-ils mieux informés que nous.

En ce qui concerne la Turquie, l'élection de Trump apparaît plutôt comme une bonne nouvelle pour Erdoğan, notamment parce que Michael Flynn a laissé entendre que les États-Unis pourraient livrer Fethullah Gülen à la Turquie, qui en fait la demande depuis au moins le coup d'État raté du 15 juillet dernier, dont il est soupçonné d'être l'inspirateur. Néanmoins, je ne suis pas sûr que ce soit possible, pour des raisons légales. En revanche, il est certain que, dans le cadre d'un deal avec la Russie, la Turquie pourrait très bien tirer son épingle du jeu et s'entendre avec Poutine et Trump, par exemple en garantissant toute la zone nord kurde de la Syrie, pour se prémunir contre toute activité kurde en Syrie qui la gênerait. C'est en tout cas son objectif n° 1, et elle serait peut-être prête à faire des concessions à Trump et à Poutine dans ce dessein.

En ce qui concerne l'OTAN, je crois que Trump est dans une position de négociation et qu'il souhaite que les Européens paient davantage. Là encore, il s'agit de déterminer ce que sont les intérêts américains : faut-il encourager certains alliés à prendre leur autonomie ou à se rapprocher de la Russie ou de la Chine ? Depuis 1945 – et ce n'est pas là simplement l'opinion d'un intellectuel ou d'un « bobo » –, le leadership américain a été suffisamment éclairé pour fournir à l'ensemble du monde, en particulier aux démocraties libérales, qui en ont beaucoup profité, des garanties de sécurité qui ont permis, pour aller vite, la globalisation. Ainsi, la Chine ne doit son ascension qu'au cadre commercial et sécuritaire très favorable qui, en dernière analyse, a été garanti par les États-Unis. Trump ne semble pas voir les choses ainsi. Or, s'il remet en question certains piliers sur lesquels repose cet ordre, en particulier les garanties de sécurité, beaucoup de choses peuvent changer dans le système international, dans un sens dont il n'est pas certain qu'il soit favorable aux intérêts américains. Souvenez-vous, du reste : « America first » était, dans les années 1930, le nom du mouvement isolationniste, anti-alliés, antibritannique et antisémite – je ne dis pas que Trump l'est également – de Charles Lindbergh, qui s'opposait à Roosevelt et à une intervention militaire pendant la Seconde Guerre mondiale, intervention que, me semble-t-il, nous n'avons pas eu lieu de regretter. Je suis donc un peu inquiet de ce qui pourrait se passer, mais l'on peut toujours se rassurer en pensant qu'il s'agit simplement d'une posture dans le cadre de négociations qui visent à faire payer davantage les Saoudiens, les Coréens, les Ukrainiens ou les Allemands.

Monsieur Cochet, je crois que nous aurions observé cette campagne de manière différente en l'absence de tout sondage. Certes, nous aurions été choqués par les outrances de Trump, mais nous aurions davantage perçu qu'il dominait la présence médiatique, y compris dans ses débats contre Clinton, même s'il n'a pas forcément été très bon, et qu'il fixait l'agenda de la campagne. Je crois donc que les sondages ont joué un rôle, de même qu'un phénomène de bulle, c'est-à-dire la perte de contact avec une partie de l'électorat, notamment de la Rust belt, et la forte antipathie suscitée par Hillary Clinton.

Comment améliorer les capteurs ? Cette question se pose aux sondeurs, aux journalistes, aux experts.

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