Intervention de Antoine Vauchez

Réunion du 30 novembre 2016 à 8h30
Commission des affaires européennes

Antoine Vauchez, directeur du Centre européen de sociologie et de science politique, Centre national de la recherche scientifique :

Madame la présidente, je vous remercie de votre invitation. J'en suis d'autant plus heureux que les travaux de sciences humaines et sociales restent souvent un peu à la marge du débat public sur l'Union européenne. Or, au moment où il faut peut-être repenser un peu, en prenant du recul, le projet européen et ouvrir des perspectives, même iconoclastes, on gagnerait à mobiliser davantage ce qui s'écrit dans les universités et dans les centres de recherche. Ce matériau offre effectivement les éléments d'un nouvel état des lieux et permet d'envisager les conditions dans lesquelles nous pourrions réorienter le projet européen.

Je partirai précisément d'un état des lieux, et des espoirs placés dans le traité de Lisbonne.

Initialement, celui-ci était conçu comme une sorte d'aboutissement, au terme de deux décennies de révision des traités européens. Le projet était finalement de construire, à l'échelon européen, un système démocratique complet. Il suffit d'en lire le texte pour s'en apercevoir. On a cherché à accroître considérablement les pouvoirs du Parlement européen, par toute une série de dispositions, on a créé des partis politiques européens, on a aussi renforcé le poids des élections européennes, pour qu'elles aient une bien plus forte influence sur la composition de la Commission européenne, notamment sur le choix du président de celle-ci.

Las ! En même temps que le traité de Lisbonne entrait en vigueur, la crise économique éclatait, et force est aujourd'hui de constater que ce projet de démocratisation par le haut inscrit dans les traités européens ne s'est pas réalisé. Pourtant, les enjeux proprement européens n'ont pas manqué, qui posaient les questions de la liberté de circulation, de l'accès aux droits sociaux, de la fraude fiscale, de l'accueil des réfugiés et des politiques d'austérité. Les promesses démocratiques du traité de Lisbonne ne me semblent donc pas avoir été tenues.

Le rôle du Parlement européen, sans doute parce que, dépourvu de l'initiative des lois, ce dernier ne peut peser sur l'agenda politique, est resté essentiellement consultatif. Le Parlement européen n'a pas participé à l'écriture des mémorandums, ni à la troïka, il est finalement demeuré dans un rôle assez secondaire. Les partis politiques européens, pour leur part, sont malheureusement restés muets face à la crise grecque et à la crise des réfugiés, renonçant à construire politiquement ces enjeux et laissant plutôt apparaître des conflits entre États, par exemple entre États créditeurs et États débiteurs. Quant au vote, la participation aux élections européennes a atteint, en 2014, des niveaux historiquement bas. Alors même que nous étions au coeur de la crise économique, les élections européennes n'ont pas constitué un scrutin à fort enjeu et n'ont pas mobilisé. Finalement, elles sont restées le scrutin de second ordre qu'elles ont malheureusement l'habitude d'être. À l'inverse, ce sont souvent des institutions indépendantes qui ont acquis une forme de leadership, notamment la BCE, à qui on a accordé en même temps qu'elle s'est arrogé une grande capacité d'influence.

Ce qui frappe aussi, c'est le rétrécissement de la base sociale et de la base politique sur lesquelles le projet européen peut s'appuyer, avec une forme de désinvestissement par rapport au projet européen. Les partis politiques ont naguère mobilisé un certain nombre de causes, comme l'Europe sociale, ou l'Union politique. Aujourd'hui, nous constatons que ces horizons mobilisateurs ont largement été abandonnés par ceux qui les soutenaient. Dans les années quatre-vingt et 90, un ensemble d'acteurs – hauts fonctionnaires, syndicats, partis politiques – portaient la cause de l'Europe sociale pour en faire une cause autonome par rapport à celle de la construction du marché ; aujourd'hui, il faut bien le dire, cette cause a été largement abandonnée. Au désinvestissement s'ajoute l'indifférence. Bien plus que l'euroscepticisme politique, sur lequel on s'arrête peut-être trop souvent, ce qui caractérise le rapport des citoyens ordinaires à l'Europe, c'est une forme d'indifférence des catégories populaires et des classes moyennes, dont je pense qu'elles sont aujourd'hui convaincues que cette histoire ne les concerne pas et, surtout, que les politiques eux-mêmes sont incapables d'orienter ce projet européen et, finalement, de produire une politique susceptible de les concerner directement. A résulté de ce désinvestissement et de cette indifférence un vide politique rapidement comblé par les partis populistes, bel et bien parvenus, eux, à imposer un agenda politique européen ou à cadrer les enjeux de la crise, en soulevant essentiellement la question de la renationalisation, par exemple par le refus, récemment, de la solidarité intra-européenne face à l'arrivée des migrants.

Après ce premier état des lieux, j'en viens aux causes. Pourquoi ces occasions manquées pour la démocratie européenne ? Nous pourrions en discuter longuement, mais je vois deux facteurs essentiels.

Premièrement, l'Europe ne parvient toujours pas à se frayer un chemin dans la politique nationale. Du moins ne se fraie-t-elle pas d'autre chemin que celui qui la fait apparaître comme un problème et la fait penser sur le mode de l'exit. Aujourd'hui, exception faite des outsiders du jeu politique, les hommes politiques, les partis politiques sont assez peu incités à se saisir de la question européenne, à entrer dans le fond des politiques publiques européennes, qui, certes, est sans doute d'accès difficile. Cela s'explique sans doute par le fait que la question européenne a toujours perturbé les clivages politiques, qu'elle a toujours été une sorte de risque pour les partis. Cela s'explique sans doute aussi par le fait que les journalistes et les éditorialistes tiennent pour acquis que le thème européen est en quelque sorte « invendable ». Sauf crise majeure, ce thème est donc tenu relativement à la marge du débat politique. Tout cela a laissé place aux appels au référendum, qui se multiplient, y compris en France, et n'offrent évidemment que des solutions nationales au problème. Cette politisation de la question européenne au niveau national ne dessine pas une alternative à l'intérieur du projet européen.

Deuxièmement, problème symétrique, la politique – j'entends par là la politique des partis – a bien du mal à entrer dans l'Union européenne, à trouver sa place à Bruxelles. Les institutions européennes – la Commission européenne, la Banque centrale, mais aussi, d'une certaine manière, et même si c'est paradoxal, le Parlement européen – sont réticentes à toute forme de politisation. C'est que la grande affaire européenne reste la construction du marché et de la zone euro, assez technique et portée par des institutions « indépendantes » : d'abord et avant tout, la Cour de justice et la Commission européenne, je veux dire la Commission européenne de la politique de la concurrence, la Commission européenne de la politique du marché unique ; plus récemment, la Banque centrale européenne. Dans une large mesure, ces institutions sont placées, historiquement, hors du champ démocratique : leur raison d'être n'est pas d'abord d'entrer dans un dialogue démocratique et politique, elle est de porter cet impératif de la construction du marché. C'est ainsi que la Commission européenne – on l'a vu dans la négociation du traité de libre-échange transatlantique – reste mal équipée pour engager un dialogue quand les discussions deviennent hautement politiques. Autre raison de cette faible politisation, le petit espace public qui a émergé à Bruxelles, à la périphérie de ces institutions, vise d'abord à peser sur ces règles du marché commun. Il s'est donc donné comme interlocuteur principal le monde des entreprises, des groupes d'intérêt et de leurs représentants, notamment les lobbyistes. Évidemment, ce petit espace public est lui aussi assez réticent à toute forme de politisation qui viendrait perturber le jeu de la construction des règles du marché du marché unique. Tout cela a aussi créé une proximité entre les institutions publiques européennes et le secteur privé, et une forme de brouillage, en partie entretenue par toute une série de réformes managériales de la fonction publique européenne dont l'effet se manifeste aussi dans un jeu de pantouflage au sommet de la commission – à la fois chez les très hauts fonctionnaires et chez les commissaires ; nous l'avons vu récemment, avec les cas de Neelie Kroes et José Manuel Barroso.

Voilà ce que j'appellerai le piège démocratique européen. D'un côté, nous avons un jeu national défensif, dont les référendums sont aujourd'hui la preuve, des référendums qui « politisent contre » le projet européen, non à l'intérieur de celui-ci. De l'autre côté de ce piège, de cet étau européen, il y a un jeu bruxellois dont la dynamique complexe reste essentiellement centrée sur l'écriture des règles du marché unique et son fonctionnement, moins sur la construction d'une offre politique susceptible d'intéresser ou de concerner les citoyens.

C'est à partir de cet entre-deux que je voudrais formuler quelques réflexions.

Premièrement, je ne crois pas que l'on puisse choisir un niveau contre un autre. Je pense par exemple, évidemment, aux réflexions qui ont suivi le Brexit. Je ne crois pas que l'on puisse renoncer à réfléchir aux moyens de faire émerger une politique européenne. Ce n'est pas en se repliant sur le national que l'on ferait disparaître cet échelon européen, que l'on ferait disparaître la force de ce qui s'est construit pendant six décennies autour de Bruxelles. Il faut accepter que la politique se loge et s'exerce quelque part entre les États membres et l'Union européenne, ni seulement d'un côté, ni seulement de l'autre.

Deuxièmement, dans le même ordre d'idées, le projet qui a précisément habité toutes ces révisions des traités, du traité de Maastricht au traité de Lisbonne, celui de construire une démocratie européenne indépendante, autonome, qui fonctionnerait à la manière de nos démocraties nationales, a, dans une certaine mesure, échoué. Les difficultés qui ont suivi l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne en donnent d'une certaine manière la preuve.

Troisièmement, je ne crois pas qu'il faille réfléchir outre mesure à la question des institutions, à la réforme des traités. D'abord, nous les avons déjà beaucoup réformés. L'Europe a été un chantier institutionnel pendant vingt ans. Nous n'avons cessé de proposer un Meccano institutionnel assez sophistiqué, mais sans grand résultat il me semble. Par ailleurs, le thème de la réforme institutionnelle n'est guère mobilisateur au-delà de nos cercles en quelque sorte politiques, au-delà du cercle de l'ensemble de ceux qui s'intéressent à la politique et aux questions institutionnelles. Il ne saurait, à mon avis, permettre de reconstruire cette politique démocratique européenne.

Je terminerai en proposant trois pistes de réflexions.

Première piste, l'un des enjeux est de réinsérer ces institutions indépendantes – la CJUE, la BCE et, d'une certaine manière, la Commission européenne de la politique de la concurrence et du marché unique –, ces institutions au rôle très important, au rôle politique majeur, qui se veulent en quelque sorte les garantes du projet européen, dans un jeu démocratique qui leur permette de prendre en compte d'autres attentes sociales, d'entrer en dialogue avec d'autres intérêts sociaux. La CJUE et le directoire de la BCE pourraient ainsi être composés à la manière de la Cour constitutionnelle allemande, c'est-à-dire sur la base d'une représentation des différents courants, des différentes familles de pensée politiques, par exemple les courants et les familles de pensée représentés au Parlement européen. Il faudrait aussi renforcer considérablement le contrôle parlementaire – national ou européen – sur la BCE. Au Parlement européen, ce contrôle est pour le moins intermittent, puisqu'il ne s'exerce que sous la forme d'une audition trimestrielle. De manière assez paradoxale, ce ne sont pas les parlements qui contrôlent le plus la BCE, c'est la Cour constitutionnelle allemande, qui fait en quelque sorte figure de chambre d'appel.

Deuxième piste, il s'agit aussi de réinsuffler un esprit public aux institutions européennes. L'esprit public me semble avoir été mis à mal par des années de réforme managériale, sentiment exprimé par les fonctionnaires européens eux-mêmes, puisque certains d'entre eux, à la suite de l'annonce du pantouflage de José Manuel Barroso, ont lancé anonymement une pétition pour appeler au renforcement des règles encadrant le pantouflage, au renforcement d'un comité d'éthique aujourd'hui extrêmement faible. Cette pétition a tout de même recueilli 150 000 signatures.

Troisième et dernière piste, il faut essayer de mobiliser tous les leviers possibles pour faire émerger cette politique européenne, en se focalisant non pas sur les eurosceptiques, comme on le fait à mon avis trop souvent, mais sur les indifférents, sur l'ensemble de ceux qui, d'une certaine manière, se désintéressent aujourd'hui d'un projet européen en lequel ils ne voient pas une politique qui les concerne. Peut-être faut-il des campagnes politiques européennes concrètes, autour d'enjeux immédiats – je songe, par exemple, au travail de M. Guillaume Balas au Parlement européen sur la lutte contre le dumping social, ou à celui de votre commission, mesdames et messieurs les députés, sur le statut des travailleurs détachés. Bien sûr, dans cette politique européenne, les partis et les syndicats ont un rôle à jouer, s'ils acceptent de renouer avec ce rôle de formation qu'après tout leur financement public les engage à remplir, une formation aux questions européennes – tout le monde n'a pas fait des études de droit ou de science politique ni n'est forcément familier de la complexité des questions européennes. Les parlements nationaux doivent aussi animer, et peut-être susciter, ce débat européen – je songe au travail de votre commission autour des initiatives de « carton vert ».

La création de cette politique européenne, aujourd'hui tout à fait embryonnaire, c'est aussi, un peu, un combat culturel. Les universités et les centres de recherche ont aussi leur rôle à jouer et gagneraient à être mobilisés dans ces débats. Je vous remercie donc encore une fois de votre invitation.

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