Intervention de Gilles Savary

Réunion du 6 décembre 2016 à 16h30
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGilles Savary :

Je salue ce travail extrêmement complet et qui répond au devoir de la France de faire entendre une voix forte sur ce sujet-là. Je suis d'accord avec notre collègue Myard pour dire que nous avons mis en place des politiques procycliques coordonnées et conjointes qui ont terriblement ralenti la croissance, ajouté au ralentissement de la croissance lié à l'onde de choc de la politique des « subprimes », et créé un ralentissement généralisé de l'ensemble de l'économie européenne. Mais cela n'est pas lié à l'euro : ce n'est pas la faute de l'euro mais de la politique économique européenne. D'ailleurs, ce que l'on a pu maintenir s'est fait au prix d'une dérégulation complète et d'une sortie de l'orthodoxie monétaire. C'est la banque centrale qui a à peu près sauvé ce qui restait à sauver en faisant de la production de monnaie ; et ce sont plutôt les États, du fait de difficultés liées aux divergences économiques – les Allemands n'entendant pas payer pour les autres – qui ont fait que la politique économique a été calée sur l'assainissement des dettes – qui n'a pas réussi d'ailleurs – de façon à ce que les Allemands ne considèrent pas qu'ils étaient les financeurs de l'ensemble des autres pays et, surtout, qu'il n'y ait pas d'incitation à s'engager dans un endettement public non contrôlé.

C'est un sujet qui, en réalité, tient plutôt à la génétique de l'Europe, c'est-à-dire au fait qu'on a une politique économique coopérative – même si elle est supervisée aujourd'hui par le semestre européen – alors que l'on a une monnaie unique. Ironie du sort, c'est la structure la moins démocratique – la banque centrale européenne – qui a fait la politique conjoncturelle ; ce n'est pas la structure politique, c'est-à-dire le Conseil. On a la construction européenne, qui est une construction avec un espace public fondamentalement national – on rend des comptes politiques aux nations et on parle à son peuple quand on sort du Conseil – et un tricotage fédéral, furtif pendant des années, ce qui fait qu'on est sur ce porte-à-faux du fait de la crise.

Il est indéniable qu'il y a aussi des problèmes structurels à régler dans chacun des pays ; par exemple le problème du chômage français – à 6 millions de chômeurs de catégorie B – n'est pas le problème de l'ensemble des pays européens. Il ne faut pas intérioriser notre problème et penser qu'il est celui de toute l'Europe : il y a des pays qui font mieux. En outre, nous avons une dérégulation complète du marché du travail ; le marché du travail européen est aujourd'hui une superposition des marchés nationaux sur lesquels s'instillent des dérégulations complètes qui sont en train de complètement déstabiliser les marchés nationaux. La concurrence est saine quand elle améliore la créativité et la qualité de service, mais, aujourd'hui, ce sont les différences fiscales et sociales qui alimentent le jeu concurrentiel.

Je me félicite que nos collègues aient fait un certain nombre de propositions, au premier rang desquelles l'assurance chômage européenne est probablement la plus forte : avec un tel système, aucun pays n'aurait intérêt à laisser le chômage se développer dans les autres pays, car tout pays payerait en partie l'assurance chômage. C'est un mécanisme désincitatif des politiques pro-cycliques et une idée très forte à mettre en place. Si on avait eu un tel mécanisme, aucun pays n'aurait eu intérêt à laisser se développer le chômage en Grèce, en Espagne ou au Portugal. J'ai en revanche une approche plus critique sur d'autres propositions ; il ne faut pas transposer notre modèle social à toute l'Europe car, d'une part, cela reviendrait à entreprendre les travaux d'Hercule, et, d'autre part, ce serait trop autocentré, car on veut toujours transposer son propre système.

Il faut au contraire s'attaquer à des phénomènes nouveaux, non régulés, qui ne font pas partie du patrimoine social des nations. Il faut par exemple une réglementation européenne sur l'économie numérique : quelle est la fiscalisation de l'économie numérique ? Quels sont les droits sociaux attachés à ses travailleurs ? On ne peut pas traiter Uber de manière différenciée en fonction des pays membres. C'est un phénomène radicalement nouveau sur lequel je ne vois pas de réflexion lourde en termes de régulation. En France, Uber ne se considérait pas comme un organisateur de transport ; nous avons eu une réponse législative nationale sur la question des plateformes, mais ce n'est pas le cas partout en Europe. De même, la question des faux indépendants et de l'auto-entreprenariat appelle une régulation européenne. On n'en fait pas de réforme du travail, mais elle se fait toute seule, et le patronat la met en oeuvre grâce au recours à tous ces artifices et moyens : autoentrepreneurs, plateformes numériques, travailleurs détachés des sociétés d'intérim. C'est une flexibilisation que j'appelle « darwinienne », comme pour les travailleurs détachés, c'est-à-dire une flexibilisation sauvage, rapide et violente. Ce sont des sujets sur lesquels j'apprécierais qu'on envoie un message fort à l'Europe : alors que nous sommes tous face au même phénomène, il faudrait une régulation sur ces sujets créateurs d'emplois ; et on n'imposerait pas un modèle national, car ce sont des phénomènes nouveaux. C'est très important.

Je pense qu'il faudrait aussi que vous repreniez l'idée d'une carte de travailleur européen, sur le modèle de la carte Vitale, pour identifier les droits du titulaire. Cela permettrait de s'affranchir des procédures compliquées liées aux bureaux de liaison. Il faut inventer la figure du travailleur européen, et que chaque travailleur européen mobile ait sur lui la carte qui permet d'identifier les droits qu'il porte et les organismes sociaux auxquels il est rattaché.

Je vais enfin revenir sur un sujet qui m'est cher, celui du travail détaché. Il y a quand même une très grande curiosité : la prestation de service internationale, qui est le détachement d'intérim, ressortit de la directive « détachement » et non de la directive « établissement ». C'est pratiquement la seule prestation de service qui n'est pas assujettie à la directive « établissement », parce qu'on considère qu'elle gère un trafic de travailleurs qui doivent être libres de circuler, même s'ils coûtent moins cher que tous les autres et sont moins bien protégés. Or, une société d'intérim est une société de services qui devrait être tenue de s'établir. On a besoin de main d'oeuvre étrangère, notamment pour les métiers en tension où il n'y a pas de main d'oeuvre française – par exemple, de soudeurs polonais qui coûtent 4 000 euros mensuels sur les chantiers de l'Atlantique : le détachement n'est pas forcément du travail low cost – mais ces mises à disposition de main d'oeuvre étrangère ne devraient être liées qu'à des échanges d'entreprises et non à des trafics de main d'oeuvre. La question n'est pas d'interdire le travail détaché : on se tirerait deux fois une balle dans le pied, une première fois en se privant d'envoyer nos travailleurs à l'étranger pour vendre la France, et, une seconde fois, en se privant de main d'oeuvre étrangère dont nous avons besoin ; mais le détachement d'intérim devrait être assujetti à l'établissement.

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