Intervention de Cécile Duflot

Séance en hémicycle du 13 décembre 2016 à 21h30
Prorogation de l'état d'urgence — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCécile Duflot :

Comment croire que l’état d’urgence pourrait être compatible avec le débat démocratique libre et ouvert nécessaire durant la période électorale à venir ? Notre droit commun évolue, alors même que l’état d’urgence est prolongé. Des dispositifs toujours plus dérogatoires sont introduits dans le droit commun au nom de la lutte contre le terrorisme. Il n’y a jamais de retour en arrière. Nous fonçons tout droit vers l’abîme. La sagesse impose de refuser de faire un pas de plus dans cette direction.

Les lois antiterroristes et les réformes pénales successivement adoptées l’attestent : tout l’arsenal juridique existe déjà pour lutter efficacement contre la menace terroriste. Il suffit de l’appliquer. C’est ce qui nous a été dit ici, de manière très claire, au moment du vote de ces textes de loi. Il conviendrait également et surtout de donner des moyens humains et financiers aux services de renseignement et à la justice afin qu’ils soient pleinement efficaces. Je veux ici redire la gratitude qui est la nôtre à l’égard de celles et de ceux qui assurent notre sécurité dans des conditions d’une exigence et d’une difficulté inouïes.

Cela a été maintes fois souligné, l’état d’urgence ne constitue pas la réponse adaptée à la menace terroriste. C’est un paravent, sans doute commode, pour dire à l’opinion que l’on agit, en prenant des poses martiales et responsables, mais chacun voit bien que la réalité du monde est plus complexe. Nous avons vocation, ici réunis, à dire le droit et à exprimer, par là même, notre vision du destin de notre nation. Voilà pourquoi la question de la défense de nos principes démocratiques ne relève pas de l’esthétique, mais bel et bien de la philosophie politique et morale.

Le droit est ce que nous avons tous et toutes en commun. Alors, que dit le droit commun ? Le droit commun permet de lutter efficacement contre le terrorisme. Au cours de ces quatre ans et demi, plusieurs dispositifs sont venus étoffer l’arsenal sécuritaire dont disposent nos services. La superposition des textes est même étourdissante depuis 1986 et le premier texte qui institue des régimes dérogatoires au droit commun en matière de terrorisme. La loi du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le terrorisme a inscrit dans le droit commun des dispositions propres au terrorisme comme les perquisitions de nuit, la fouille des bagages, la retenue des personnes. Cette même loi permet l’utilisation de dispositifs techniques de proximité pour capter directement les données de connexion, ainsi que le recours aux sonorisation, fixation d’images et captation de données informatiques dans le cadre des enquêtes diligentées par le parquet. Votre gouvernement a ainsi les moyens de faire face à la menace terroriste dans le strict cadre de l’état de droit.

Ainsi, mes chers collègues, la prolongation d’un état d’exception n’a pas de raison d’être. Si l’état d’urgence pouvait être justifié au lendemain des attentats du 13 novembre, compte tenu de la période de grande incertitude qui en découlait et de la nécessité d’arrêter les terroristes en fuite, il n’est plus apte à répondre à une situation durable.

L’état d’urgence, comme tout état d’exception, est pensé pour réagir à une menace temporaire, circonstancielle. Sa structure même est conditionnée par l’idée que la menace lui donnant naissance est elle-même temporaire. Bernard Manin le souligne : « Si ces circonstances ne disparaissent pas au terme d’une durée limitée », il manque alors la condition fondamentale justifiant l’usage d’un tel dispositif.

Or, et vous l’avez dit, monsieur le ministre, la menace terroriste que nous subissons n’est pas un phénomène temporaire, mais une situation durable, une menace durable qui risque de nous faire renier tous nos principes. Si l’on admet qu’une simple menace, un danger imminent donc, puisse justifier un état d’exception, alors tout est possible. Le risque de manipulation politique par les services de sécurité qui, sous couvert du secret-défense, vont invoquer des menaces terroristes pour inciter les gouvernants à prendre toujours plus de mesures de prévention, est trop élevé pour que l’on puisse envisager un tel critère, explique Bruce Ackerman, grand constitutionnaliste américain.

Il semble dès lors nécessaire d’opérer la distinction entre la menace terroriste, qui ne saurait justifier la mise en oeuvre de l’état d’urgence, et le fait terroriste, permettant, dans certaines circonstances, de justifier pour un délai très court une réponse exceptionnelle. C’est cette distinction qui permet selon Bruce Ackerman d’éviter le risque majeur de « la normalisation des pouvoirs extraordinaires », ou si l’on veut, le risque de transformer l’État de droit en État autoritaire.

C’est si évident que nous devrions tous en prendre conscience et considérer les choses différemment : plus on prolonge l’état d’urgence, plus il paraît impossible d’en sortir.

Le Gouvernement présente encore l’état d’urgence comme une réponse évidente à la situation que connaît notre pays. Il nous habitue à cet état d’exception, tout en jetant le discrédit sur ceux qui porteraient une voix dissonante. J’ai entendu ici des propos extrêmement désobligeants à l’égard des parlementaires qui, comme moi, ont porté cette voix. On peut être en désaccord, et nous reconnaissons que ces voix ont été minoritaires, mais on doit respecter ceux et celles qui s’expriment ici au nom des principes qui fondent notre démocratie. Car le débat est comme verrouillé : ceux qui osent remettre en question la pertinence de l’état d’urgence sont accusés, même pas à mots couverts, de faire le jeu du terrorisme, alors que ce régime d’exception porte en lui les germes d’une dérive sécuritaire et stigmatisante pour certaines populations.

En outre, la pérennité de l’état d’urgence institutionnalise une forme d’arbitraire, arbitraire d’une part dans les conditions même d’engagement ou de prolongation de cet état d’exception, arbitraire encore dans les mesures qu’il permet, telles que les perquisitions administratives et les assignations à résidence, décidées désormais sur la base d’un simple « comportement » susceptible de constituer une menace.

Comme le soulignait André Chênebenoit en 1955, au moment de l’adoption de la loi initiale instituant l’état d’urgence, « Il semble que plus un État sent fuir son autorité et plus il cherche à parer aux conséquences de sa faiblesse par des moyens autoritaires ». Chênebenoit s’inquiétait alors de « l’usage que pourraient faire de pareils textes un gouvernement et une Assemblée dans une situation actuellement hors de prévision ». La loi de 1955 a été mise en oeuvre pour lutter contre les indépendantistes algériens. En 1962, c’est en vertu de cette loi que le préfet Papon a fait intervenir la police contre les manifestants pour la paix en Algérie. Ne prenons aucune mesure qui demain porterait préjudice à notre pays. L’état dit « d’urgence » menace notre démocratie en ce qu’il met entre parenthèses l’État de droit et permet un glissement dangereux vers un État de police ou un État sécuritaire.

Le philosophe italien Giorgio Agamben démontre très précisément en quoi l’état d’urgence n’est pas un bouclier qui protège la démocratie mais comment, au contraire, il a accompagné presque à chaque fois la naissance de dictatures.

Que l’on me comprenne bien. Je n’affirme pas ici, pas une seconde, que nous sommes en dictature.

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