Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis les attentats meurtriers du 13 novembre 2015, l’état d’urgence a été prorogé à quatre reprises, dans des conditions de grande confusion émotionnelle. La France vit sous état d’urgence depuis maintenant plus d’un an. La législation sur le terrorisme et la procédure pénale a été durcie. Des soldats armés de fusils d’assaut patrouillent partout dans le pays. Les services de renseignement et les forces de l’ordre sont proches de la saturation. Pourtant, d’autres attentats ont été commis sur notre sol depuis le 13 novembre. Aussi chacun doit-il aujourd’hui reconnaître que les mesures de l’état d’urgence, nécessaires pour une période transitoire, ont désormais perdu leur efficacité et que ce dispositif juridique d’exception, qui n’a plus rien d’exceptionnel, s’inscrit désormais dans la durée.
Les députés du Front de gauche, pleinement conscients de la menace, refusent majoritairement, en prenant leurs responsabilités, une cinquième prorogation de ce régime d’exception jusqu’au 15 juillet 2017. La menace terroriste est durable ; y répondre par des mesures par nature exceptionnelles et temporaires est totalement inadapté.
Notre conviction s’appuie sur la nécessité, malgré la persistance d’une menace terroriste protéiforme, de ne pas proroger indéfiniment des mesures d’exception qui, dans la durée, ne se révèlent pas plus efficaces que notre droit commun. Il faut avoir le courage politique de sortir de l’état d’urgence et de mettre fin à ce régime d’exception attentatoire par nature aux libertés et aux droits fondamentaux. Le maintenir ne changera rien et ne nous prémunira pas contre les attaques terroristes : nous en avons fait la douloureuse expérience. Au contraire, entretenir l’illusion que l’état d’urgence est la solution pour lutter contre le terrorisme est dangereux, dangereux pour notre État de droit, dangereux pour notre démocratie.
Le rapport d’information sur le contrôle parlementaire de l’état d’urgence, que nos collègues Raimbourg et Poisson ont remis le 6 décembre dernier, tire les leçons de l’année écoulée sous ce régime d’exception et relève plusieurs dérives et menaces pour la démocratie. Il pointe ainsi le « bilan modeste » de l’état d’urgence en matière de lutte contre le terrorisme. Ses principales mesures, les perquisitions administratives et les assignations à résidence, se sont concentrées sur les jours et semaines suivant chaque attentat. Ensuite, les mesures de l’état d’urgence sont devenues des outils ordinaires pour le pouvoir administratif, au risque de se substituer au droit commun.
Le rapport relève l’efficacité directe très faible des perquisitions administratives en matière de lutte contre le terrorisme. Elles sont largement utilisées par les forces de l’ordre comme un outil permettant soit de recueillir des renseignements, soit de vérifier la dangerosité de suspects n’ayant même pas forcément de liens avec le djihadisme.
Le rapport d’information note également que les assignations à résidence, comme les perquisitions administratives, ont été principalement prononcées dans les premiers mois de l’état d’urgence. Du reste, nos collègues s’interrogent à juste titre sur l’absence de procédure judiciaire engagée à l’encontre de personnes privées de leur liberté d’aller et de venir depuis environ un an sur une simple décision administrative. Il leur paraît en effet inconcevable que des personnes puissent être « maintenues durablement dans un dispositif d’assignation à résidence sans élément de nature à constituer une infraction pénale, sauf à méconnaître les principes fondateurs de l’État de droit ».
À cet égard, l’article 2 du projet de loi, qui prévoit qu’une même personne puisse désormais être assignée à résidence douze mois consécutifs sans éléments nouveaux de nature à justifier le maintien de la mesure, ne permet pas de lever les risques de dérives.
Pour ce qui concerne les autres mesures permises par l’état d’urgence, le rapport constate également l’usage détourné qui peut en être fait pour répondre à des opérations classiques de maintien de l’ordre. Ainsi, précise-t-il, « Les contrôles d’identité, fouilles de bagages et visites de véhicules, introduits en juillet 2016, ont été massivement utilisés ». Désormais, ils relèvent d’une « réponse banalisée à des risques », sans s’inscrire « dans un cadre exceptionnel de riposte à une menace imminente ».
S’agissant du pouvoir accordé au préfet d’interdire réunions publiques, rassemblements et manifestations, le rapport relève, là encore, un usage massif de la mesure au moment des manifestations contre la loi de réforme du code du travail à partir du mois de juin 2016.
En résumé, l’efficacité très relative des mesures permises par l’état d’urgence, et les abus qui en découlent, attestent que ce régime doit rester un instrument de l’urgence. Les mises en garde affluent de toutes parts : l’ONU, le Conseil de l’Europe, le Défenseur des droits et de nombreuses associations de défense de droits de l’homme ne cessent d’alerter sur les risques et les dérives de ce régime d’exception de nature à fragiliser l’État de droit et l’exercice des libertés fondamentales.
Rappelons aussi les propos du Président de la République lui-même qui, le 14 juillet dernier, reconnaissait, quelques heures avant l’attaque sanglante de Nice : « On ne peut pas prolonger l’état d’urgence éternellement. Cela n’aurait aucun sens. Cela voudrait dire que nous ne serions plus une République avec un droit qui pourrait s’appliquer en toutes circonstances. L’état d’urgence, cela fait partie des situations exceptionnelles. »
La raison et la lucidité nous commandent de faire confiance à notre État de droit. Notre arsenal antiterroriste est aujourd’hui largement suffisant. Il a d’ailleurs été maintes et maintes fois remanié, complété et durci, parfois même de manière abusive, pour être adapté aux nouvelles formes de terrorisme. Il nous faut donc nous appuyer sur notre législation de droit commun pour affronter, de manière réfléchie et sur le long terme, le terrorisme international et intérieur. Cessons de considérer qu’il y a un risque à sortir de l’état d’urgence. Ne cédons pas à la facilité : ce serait un aveu d’impuissance.
Aujourd’hui, l’enjeu réside moins dans le renforcement de l’arsenal répressif que dans celui des moyens humains et matériels de nos services de renseignement et de nos autorités judiciaires spécialisées. Combattre le terrorisme nécessite avant tout, nous ne cesserons de le répéter, un accroissement des effectifs de police et de renseignement, des douanes et de justice.
Certes, un effort budgétaire continu a été accompli sous cette législature, effort encore accru face à la menace terroriste. Sous l’effet du plan de lutte antiterroriste consécutif aux attentats de janvier 2015 et du pacte de sécurité annoncé suite aux attentats du 13 novembre 2015, la police comme la gendarmerie ont connu des hausses d’effectifs qui, ajoutées à celles déjà prévues dans le cadre triennal, atteignent près de 9 000 postes sur la législature. Mais cette augmentation n’est malheureusement pas suffisante au regard de la disparition de 13 000 postes sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy.