Intervention de Alain Tourret

Réunion du 14 décembre 2016 à 10h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAlain Tourret, rapporteur :

Il s'agit d'une proposition de loi importante puisqu'elle touche au domaine essentiel de la prescription. Les règles de prescription datent de 1808, sous Napoléon Ier, mais leur existence historique en France remonte à l'octroi par Saint-Louis d'une charte s'inspirant elle-même de la jurisprudence romaine.

La prescription a évolué au cours du temps. Avec les progrès scientifiques, notamment en matière d'ADN, et la définition de nouvelles règles applicables en matière d'imprescriptibilité, il a fallu repenser cette « loi de l'oubli », d'autant que, depuis 1935, la chambre criminelle de la Cour de cassation rend des décisions contra legem, s'appuyant en particulier sur le fait qu'en matière économique, le délai de prescription ne court pas à compter de la commission des faits mais de leur révélation. Il fallait donc s'attacher à modifier le droit pour assurer la sécurité juridique.

Dans le cadre de la mission d'information qui nous a été confiée, M. Georges Fenech et moi-même avons procédé à de très nombreuses auditions pour élaborer un rapport de près de 500 pages, adopté par cette commission. À la demande du président de l'Assemblée nationale, M. Claude Bartolone, et de l'ancien président de notre Commission, M. Jean-Jacques Urvoas, désormais ministre de la Justice, la proposition de loi issue de ce travail a été transmise pour avis au Conseil d'État. Pendant près de trois heures, nous avons, M. Georges Fenech et moi, été interrogés par le président de la section de l'intérieur, M. Christian Vigouroux. Nous avons ensuite soutenu le texte devant cette même section pendant près de sept heures d'affilée, puis devant les sections réunies du Conseil d'État, de façon plus brève. Le Conseil d'État a rendu un avis très intéressant, non pas pour nous dire ce qu'il fallait faire mais pour nous donner des informations nous permettant de trancher.

En première lecture, la proposition de loi a été adoptée par notre assemblée à l'unanimité, mais la commission des Lois du Sénat l'a substantiellement modifiée. Je tiens à remercier le garde des Sceaux, M. Jean-Jacques Urvoas, d'avoir organisé une mission de conciliation entre les commissions des Lois du Sénat et de l'Assemblée nationale, qui s'est tenue en sa présence. C'est le texte issu de cette discussion qui a été adopté par le Sénat. Ce procédé, très semblable à celui d'une commission mixte paritaire, était la seule façon d'éviter que la proposition de loi ne tombe aux oubliettes.

Le Sénat a approuvé des dispositions essentielles : l'allongement de la durée des délais de prescription de l'action publique, de trois à six ans pour les délits et de dix à vingt ans pour les crimes ; l'allongement de la durée du délai de prescription des peines correctionnelles de cinq à six ans ; le maintien des délais de prescription de l'action publique, allongés pour certains crimes et délits particulièrement graves – infractions commises sur les mineurs, actes de terrorisme, trafic de stupéfiants ; le maintien, à une exception près, des délais de prescription de l'action publique pour certaines infractions d'une nature particulière qui se prescrivent suivant un délai fortement abrégé ; le report du point de départ du délai de prescription de certaines infractions, notamment sexuelles, commises sur les mineurs à la majorité de la victime – dans les faits, le délai peut courir, en matière criminelle jusqu'à ce que les victimes atteignent l'âge de trente-huit ans ; l'objectif d'un ordonnancement clarifié des dispositions encadrant la prescription de l'action publique et des peines.

Dans cette énumération, je mets en exergue l'accord des deux assemblées sur la consécration législative de la jurisprudence de la Cour de cassation relative au report du point de départ du délai de prescription de l'action publique des infractions occultes et dissimulées. C'est un point capital, car c'est celui sur lequel toutes les réformes de la prescription ont échoué, notamment les projets présentés par M. Pierre Mazeaud, ancien président de la commission des Lois de l'Assemblée nationale puis du Conseil constitutionnel, et celui qui fut son homologue au Sénat et qui siège à son tour en qualité de membre au Conseil constitutionnel, M. Jean-Jacques Hyest. Nous avons considéré qu'il valait mieux s'en tenir à la jurisprudence que la Cour de cassation avait confortée, étendue et stratifiée depuis 1935, plutôt qu'au texte de Bonaparte de 1808. C'est ce qui fait que la criminalité « en col blanc » pourra être poursuivie pour des délits occultes et dissimulés, exécutés de façon intelligente et pas commis de manière impulsive.

Le Sénat a également consacré la jurisprudence de la Cour de cassation relative à la suspension du délai de prescription en cas d'obstacle de droit ou de fait à l'exercice des poursuites. Enfin, il a reconnu le principe d'une définition plus encadrée des actes interruptifs de prescription.

Le Sénat a aussi modifié ou ajouté certaines dispositions.

Nous avons d'abord renoncé à étendre aux crimes de guerre connexes à un crime contre l'humanité la règle de l'imprescriptibilité. C'était le compromis trouvé avec le ministre de la Défense. La ministre de la Justice Christiane Taubira aurait souhaité qu'on aille plutôt vers l'imprescriptibilité de tous les crimes de guerre, conformément au traité créant la Cour pénale internationale, mais cela nous a semblé impossible.

Nous avons accepté l'allongement à six ans, soit le délai de droit commun, du délai de prescription de l'action publique pour certains délits : provocation à la commission d'actes terroristes et apologie publique de ces actes, consultation habituelle de certains sites djihadistes, entrave au blocage de ces sites et discrédit jeté sur une décision de justice. Le Sénat a également ajouté un délai butoir pour le déclenchement de l'action publique en cas d'infractions occultes ou dissimulées, de douze ans en matière délictuelle et de trente ans en matière criminelle, afin de prévenir l'engagement trop tardif des poursuites.

Concernant l'interruption de la prescription, le Sénat a établi une liste limitative d'actes interruptifs et supprimé le caractère interruptif de la plainte simple. Dans le cadre de notre transaction, j'ai accepté de renoncer à cette disposition à laquelle je tenais beaucoup. La plupart des gens ne sachant pas ce que veut dire une plainte avec constitution de partie civile, il me semblait préférable de nous en tenir à une plainte simple ayant date certaine.

Le Sénat a également ajouté des précisions relatives aux causes de suspension du délai de prescription de l'action publique et introduit une nouvelle disposition portant de trois mois à un an le délai de prescription de l'action publique des infractions de presse commises sur internet. Il nous avait semblé préférable de ne pas aborder la question de la presse, mais le Sénat a souhaité le faire.

Ce sont des modifications d'une ampleur variable mais qui ne remettent nullement en cause l'équilibre de la réforme qui est attendue par les praticiens du droit et va renforcer la sécurité juridique. Je souhaite donc un vote conforme de ce texte par notre Commission puis par notre assemblée, ce qui permettra une entrée en vigueur de la loi dès la fin du mois de janvier prochain.

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