Intervention de Marietta Karamanli

Réunion du 14 décembre 2016 à 10h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarietta Karamanli, rapporteure :

Nous nous trouvons dans une situation paradoxale. Alors que les critiques eurosceptiques dominent le débat public et tentent de faire oublier tous les acquis communautaires en matière de protection et de solidarité, il est difficile de faire oeuvre de pédagogie pour parler des réussites de l'Europe,particulièrement en matière de sécurité, car, dans ce domaine, les attentes des citoyens sont bien naturellement maximales.

L'Union européenne n'est plus seulement un grand marché. On lui demande d'être un espace de protectionet on voudrait lui conférer certains attributs régaliens, comme la défense antiterroriste ou la gestion des frontières extérieures. À l'heure de la mondialisation, toute personne sensée comprend que la forte interdépendance des États et leur impuissance à répondre seuls aux questions transnationales, telles que le terrorisme ou les migrations, conduisent à accroître le rôle joué par l'Union européenne. Dans l'épreuve et face aux difficultés,c'est pour elle l'occasion de retrouver une raison d'être et de démontrer la pertinence de son action.

L'élection présidentielle américaine a fait naître des incertitudes sur le degré d'implication des États-Unis dans la sécurité européenne à court et moyen termes, notamment dans le cadre de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN). Cette évolution géostratégique nous offre l'occasion historique d'élaborer une nouvelle stratégie européenne qui coordonne étroitement politique extérieure et sécurité intérieure. La sécurité des citoyens et la stabilité du continent européen conditionnent le retour de la prospérité économique.

Cette démarche ne peut être crédible que dans un effort de mobilisation collective. L'Union européenne ne peut pas se résumer à la fin des régulations nationales. Elle doit incarner une coordination moderne, une confédération puissante, et assurer une protection efficace de ses citoyens. Les effets de ses politiques doivent s'inscrire dans la réalité et donner à voir des résultats tangibles. Ce n'est pas assez souvent le cas, hélas ! La procédure normative européenne peut se révéler d'une grande lenteur. La persévérance est aussi un art européen, et il faut se battre dans la continuité. Il aura fallu, par exemple, plus de dix ans pour décider de la création d'un corps de garde-frontières alors que la sécurisation des frontières extérieures est une question d'importance vitale.

Le 12 octobre dernier, le commissaire européen chargé de l'Union de la sécurité, M. Julian King, a présenté son deuxième rapport sur les progrès accomplis dans « la mise en place d'une union de la sécurité réelle et effective ». À Bruxelles, le 18 octobre, le coordinateur de la lutte antiterroriste a dressé, devant le Conseil « Justice et affaires intérieures », le bilan des mesures prises en matière d'antiterrorisme. Ces deux rapports soulignent les progrès réalisés, mais ils constatent aussi que les résultats ne sont pas à la hauteur des enjeux. Des textes sont toujours en souffrance et de graves lacunes dans leur mise en oeuvre sont à déplorer. Par ailleurs, les fichiers d'Europol et du système d'information Schengen IIsont encore insuffisamment alimentés par les États membres. Comment interpréter une telle situation alors que la lutte contre le terrorisme suppose des échanges d'information les plus complets possibles ? Sans nier la complexité de certains mécanismes, l'Union européenne doit accélérer la mise en oeuvre de ses décisions et vérifier qu'elles sont véritablement appliquées.

Agir, c'est précisément le sens de l'initiative franco-allemande dont je vais détailler les propositionsrelatives à la sécurité intérieure. Elle vise à poursuivre les choix opérés en recherchant une cohérence et une efficacité renforcées.

L'un de ses axes majeurs est de mieux sécuriser les frontières extérieures.

Les décisions juridiques ont été prises pour une gestion intégrée. Les États membres ont été capables d'adopter, en moins d'un an, le règlement n° 20161624 du Parlement européen et du Conseil du 14 septembre 2016 créant un corps de garde-frontières et dotant l'agence Frontex de nouvelles missions. C'est la condition sine qua non d'un retour, à terme, à un fonctionnement normal de l'espace Schengen : sans contrôle effectif des frontières extérieures, nous risquons de voir la fin de la libre circulation des personnes et le retour des contrôles aux frontières des États.

Dans les meilleurs délais, la nouvelle Agence de garde-frontières européens doit entrer en fonctionnement avec la contribution de tous les États membres. Elle organisera prochainement un exercice de simulation de crise sur le terrain, aux frontières extérieures de l'Union, afin de tester l'efficacité et la rapidité de déploiement de ses moyens. Parmi ses nouvelles missions, l'Agence analysera les risques et assurera une surveillance des flux migratoires, de la criminalité transfrontalière et du terrorisme au sein de l'Union européenne. Elle évaluera la vulnérabilité des États membres face aux risques induits, au besoin au moyen de tests de résistance tels qu'on les rencontre déjà dans le secteur bancaire.

L'Agence agira également pour la reconduite dans leur pays d'origine des migrants irréguliers, mission délicate mais vitale pour la crédibilité de notre maîtrise des frontières. Elle aura la capacité d'affréter des vols vers les pays d'origine des immigrés en situation irrégulière. Elle devra le faire en respectant les droits fondamentaux des hommes et des femmes concernés, en prêtant attention à la nécessaire conciliation de l'ordre public et de la dignité des personnes. Son action diplomatique auprès des pays tiers sera essentielle pour négocier des accords de réadmission et obtenir des documents de voyage. C'est l'aspect novateur, le plus difficile, de ses nouvelles missions.

L'Agence permettra d'accomplir un véritable progrès dans la lutte contre la fraude documentaire. Les garde-frontières seront équipés du matériel adéquat et des dernières applications technologiques pour faciliter le contrôle de chaque personne entrant ou sortant de l'espace Schengen. Ainsi, avec l'utilisation frauduleuse de vrais-faux passeports syriens et irakiens par l'État islamique, la biométrie est-elle le seul moyen permettant de réellement garantir l'identité d'une personne. Il est essentiel d'en généraliser l'usage.

Des contrôles efficaces aux frontières nécessitent un partage systématique de l'information entre les fichiers européens. Il est essentiel que les bases de données soient régulièrement alimentées par tous les États membres. La France fait aujourd'hui partie des pays exemplaires à cet égard. Mais ce préalable n'est pas suffisant. Le pacte de sécurité insiste sur l'importance du caractère interopérable des différents fichiers pour que, sur le terrain, policiers et gendarmes disposent d'une interface unique qui interroge de manière simultanée toutes les ressources nationales et européennes. Nous ne pouvons souffrir qu'une information cruciale pour notre sécurité soit négligée parce qu'elle serait indisponible du fait de dysfonctionnements administratifs au sein d'un État membre.

Lors de la présentation de ces propositions, le ministre allemand de l'Intérieur, M. Thomas de Maizière, a souligné la fragmentation des différents fichiers, tels que le système d'information sur la délivrance des visas, le fichier de l'espace Schengen, le système d'information sur les réfugiés en Europe et bientôt les données des dossiers passagers (PNR). La Commission européenne est consciente de l'urgence à améliorer le partage d'information. Elle va proposer, dans le cadre de la prochaine révision de la base juridique du système d'information Schengen, d'étendre l'accès d'Europol à tous les fichiers de sécurité de l'Union européenne.

Je vous informe, au passage, de la décision récente de traduire la Bulgarie devant la Cour de justice de l'Union européenne pour n'avoir pas respecté l'obligation de créer un point de contact unique afin d'assurer l'échange obligatoire d'informations en matière de sécurité des documents. Elle empêche ainsi les autres États membres d'accéder aux empreintes digitales stockées sur les puces des passeports bulgares et de procéder à leur contrôle.

Un autre axe du pacte est la création d'une plateforme européenne pour le renseignement.

Concernant la lutte contre le terrorisme, le document franco-allemand propose une coopération institutionnalisée et rappelle le progrès représenté par le centre européen de lutte contre le terrorisme d'Europol, mis en place en janvier dernier, et qui doit encore monter en puissance. La France et l'Allemagne sont prêtes à y contribuer sur le modèle de la task force « Fraternité » que la France et la Belgique ont créée après les attentats de novembre 2015.

L'un des aspects importants de la lutte antiterroriste concerne la propagande islamiste. L'initiative franco-allemande propose de créer un centre commun d'expertise sur la radicalisation au sein d'Europol en renforçant le réseau actuel d'experts nationaux, notamment l'unité référente internet (IRU) d'Europol, « pour en faire un véritable centre européen d'expertise », selon les termes du ministre français de l'Intérieur. Ce réseau a déjà produit des travaux importants sur la radicalisation en prison et sur le rôle des femmes.

L'expérience des attentats de Paris et de Bruxelles montre que le centre européen de lutte contre le terrorisme a besoin de davantage de ressources financières, techniques et humaines pour gérer et traiter des volumes élevés d'informations et de renseignements. Il n'est pas suffisamment équipé pour apporter une assistance aux États membres vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept ; on imagine le handicap majeur que cela peut représenter en cas d'événement de grande ampleur. Or les besoins augmentent encore avec l'accès élargi d'Europol aux informations et aux bases de données. La Commission européenne a heureusement annoncé, en septembre dernier, qu'elle allait prendre des mesures pour renforcer les moyens humains du centre.

Le pacte de sécurité suggère aussi d'accélérer la mise en oeuvre du paquet dit des « frontières intelligentes » (smart borders).

À la suite des attentats de novembre 2015, la Commission européenne a proposé une modification ciblée du code frontières Schengen pour prévoir des contrôles systématiques aux frontières extérieures, y compris des ressortissants de l'Union européenne, par la consultation des bases de données pertinentes. Des négociations sont engagées entre les institutions européennes en vue d'une adoption à la fin de l'année en cours.

Ce texte devrait être complété par deux dispositifs qui permettraient de parfaire le contrôle de l'immigration clandestine et des risques terroristes, mais qui soulèvent divers problèmes techniques.

Second dispositif du programme « frontière intelligente », le système d'entrée-sortie (EES) serait une base de données biométriques permettant d'enregistrer les passages à la frontière extérieure des ressortissants de pays tiers. Elle comporterait une « calculatrice automatique » déterminant le nombre de jours passés dans l'espace Schengen et alertant les États à l'expiration de la période de séjour autorisée – quatre-vingt-dix jours, par exemple, pour un visa de court séjour. Le fichier EES indiquerait également les cas où l'entrée sur le territoire Schengen a été refusée ainsi que les motifs de ce refus.

Le troisième projet préconisé par le pacte de sécurité a été confirmé par la Commission le 16 novembre. Il s'agit de créer un système européen d'autorisation et d'information concernant les voyages (ETIAS), sur le modèle du dispositif ESTA qui existe aux États-Unis : un système électronique d'autorisation de voyage concernant les personnes non soumises à visa, avant qu'elles n'entrent sur le territoire européen.

L'objectif de ce dispositif est triple : premièrement, vérifier les informations communiquées par les voyageurs exemptés de demande de visa – identité, documents de voyage, informations de séjour, coordonnées – afin d'évaluer le risque qu'ils présentent concernant la migration irrégulière, la sécurité ou la santé publique ; deuxièmement, traiter automatiquement chaque demande en recoupant les bases de données européennes et internationales pour établir une liste de surveillance, grâce à Europol, et déterminer s'il existe des motifs raisonnables de refuser une autorisation de voyage ; troisièmement, délivrer les autorisations de voyage contre le paiement par internet d'une somme de 5 euros.

Ce système devrait être opérationnel en 2020 ; il suppose un investissement évalué à 212 millions d'euros.

Le dernier volet des propositions concerne la régulation d'internet et la surveillance de la propagande islamiste.

Il n'est évidemment pas question de remettre en cause le principe du chiffrement des échanges, qui permet de sécuriser les communications, y compris celles des États. Il est, en revanche, demandé que les échanges opérés par l'intermédiaire de certaines applications, comme Telegram, puissent, dans le cadre des procédures judiciaires – j'insiste –, être identifiés et utilisés comme éléments de preuve par les magistrats.

Le document franco-allemand suggère que la Commission européenne étudie la possibilité d'un rapprochement des droits et obligations de tous les opérateurs proposant des services de télécommunications dans l'Union européenne, que leur siège juridique soit ou non situé en Europe. Si un tel acte législatif était adopté, il permettrait, au niveau européen, d'imposer des obligations à des opérateurs non coopératifs, notamment pour retirer des contenus illicites ou déchiffrer des messages.

Il est également préconisé de ratifier la convention de Budapest sur la cybercriminalité du 23 novembre 2001. La France estime que son article 18 peut conférer une base légale à des réquisitions visant un fournisseur de services établi physiquement ou légalement à l'étranger, mais qui offre des prestations sur son territoire.

Au niveau européen, au sein d'Europol, l'unité référente internet est commandée par un policier français. Elle est opérationnelle depuis un an. Son action a permis la suppression de plus de dix mille contenus en ligne incitant au terrorisme et à la haine. Elle doit être renforcée.

Comme vous le savez puisque nous l'avons auditionné, à l'Assemblée nationale, avec la commission des Affaires européennes, le 23 novembre dernier, le commissaire européen Julian King est aujourd'hui spécifiquement chargé des questions de sécurité intérieure et de lutte contre le terrorisme. Il fait le point tous les mois sur l'avancement des textes relatifs à ce domaine. Il exhorte notamment les législateurs à parvenir à un accord sur les projets de directive relatifs aux armes à feu et à la lutte contre le terrorisme.

Je suggère, à la fin de la proposition de résolution, que l'Assemblée nationale, comme les autres parlements nationaux, puisse disposer d'une information régulière sur l'avancement des objectifs, des dispositifs en matière de sécurité, et donner un avis fondé et circonstancié sur les difficultés rencontrées. Nous sommes comptables des avancées, mais aussi des diligences à réaliser auprès de l'Union européenne si nous constatons des réticences ou des difficultés à agir. La sécurité reste une prérogative de nos parlements alors même que cette compétence est désormais effectivement partagée avec l'Union européenne.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion