Aux élus, nationaux et souvent locaux, que vous êtes, je veux adresser ce message rassurant : il y a une vie après la politique, j'en suis la preuve vivante. Depuis le 1er avril 2015, date à laquelle j'ai volontairement cessé d'assurer la présidence du conseil général des Côtes-d'Armor, j'ai été sollicité par de nombreuses équipes universitaires. Je travaille avec l'Institut géographique de Grenoble et je suis actuellement en train de monter, avec des géographes, une chaire territoriale consacrée à la question des territoires. Par ailleurs, j'ai été recruté comme expert par le Collège international des sciences du territoire (CIST), compte tenu de l'expérience qui est la mienne. Enfin, je travaille avec l'université Jean-Jaurès de Toulouse sur le thème de la construction des villes intelligentes du futur à travers les enjeux numériques, et avec le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) sur le big data et les données numériques, dans le prolongement de mon rapport de 2013 sur la France des territoires numériques de demain.
Je n'ai jamais été départementaliste – c'est l'opportunité de la vie politique qui m'a conduit à devenir président du conseil général des Côtes-d'Armor –, et j'ai de profondes convictions décentralisatrices. Cela ne me conduit pas à nier le rôle de l'État, mais à tenter de reconcevoir les choses après plus de trente ans de décentralisation.
Du temps où j'avais des responsabilités politiques, j'ai toujours répugné à employer l'expression : « Nous vivons un moment historique », étant conscient qu'à l'échelle de l'humanité, les moments historiques sont plutôt rares. Cela dit, force est de constater que nous traversons actuellement une période marquée par une conjonction extraordinaire de crises. Les élus locaux sont-ils préparés au monde qui vient ? Il est permis d'en douter eu égard à toutes les questions et problématiques que suscite, par exemple, la révolution numérique et à ses répercussions en matière d'e-administration ou de relations entre les individus. Les outils numériques ne sont pas que cela : ils constituent également une opportunité – que, cette fois, je qualifie d'historique –, sans doute pas de régler tous les maux de notre société, tel le retard scolaire, mais de disposer de capacités augmentées – les territoires augmentés, la discussion augmentée – qui nous permettent de mieux comprendre le monde et d'agir avec une plus grande efficacité.
M. Christophe Bouillon a insisté sur la différence entre les territoires urbains et les territoires ruraux. Pour ma part, je pense qu'il y a une saine complémentarité, voire des harmonies, à trouver entre les deux types de territoires. De ce point de vue, le thème des territoires à énergie positive est très intéressant : il est l'occasion de constater que le monde rural peut contribuer, dans le cadre d'une contractualisation intelligente, à résoudre un certain nombre de problèmes de la ville. Bien sûr, il faut que l'inverse soit possible également.
Nombre de villes d'une part, de territoires ruraux d'autre part, sont confrontés à des problèmes de même nature. Penser qu'il y aurait, d'un côté, l'extrême pauvreté de la ruralité, de l'autre, la richesse de la ville, est un leurre, et nous devons veiller à rester très mesurés en la matière. Je ne renie rien de ce à quoi j'ai participé durant des années, mais il faut bien reconnaître que la politique de la ville, qu'elle soit pratiquée par des gouvernements de gauche ou de droite, n'a souvent eu pour vocation que de réparer les dégâts : il s'agissait d'agir sur les conséquences, mais jamais sur les causes des maux.
Il en a souvent été de même dans l'exercice de ma profession de kinésithérapeute-ostéopathe : lorsque je recevais des ouvriers de l'industrie agroalimentaire qui souffraient de troubles musculo-squelettiques, je les réparais – et je peux vous dire que c'était un bon fonds de commerce, car je les retrouvais immanquablement quelques mois plus tard, la cause de leurs pathologies résidant dans leurs conditions de travail.
C'est une véritable révolution culturelle que nous devrions engager. En matière de formation des élus, tout reste à faire : aujourd'hui, on a encore trop tendance à s'imaginer que des hommes et des femmes deviennent, au lendemain de leur élection, des experts de toutes les questions dont ils vont avoir à connaître – je ne pense pas qu'aux élus locaux, mais à l'ensemble des élus –, ce qui n'est évidemment pas le cas. Cela doit nous conduire à nous interroger sur la manière de bâtir une société de l'engagement, où chacun passerait plus facilement qu'aujourd'hui d'un engagement à l'autre – association, syndicat, instance de la démocratie économique, voire de la démocratie locale ou parlementaire –, de ces engagements à la vie professionnelle, et vice versa. J'ai eu la chance de vivre plus de trente ans de vie publique, mais un tel parcours, entamé au siècle dernier, ne serait sans doute plus possible aujourd'hui : c'est un autre monde. Au demeurant, le fait d'évoluer constamment d'un univers à un autre a un effet très positif, celui de permettre aux personnes concernées de se doter d'un solide bagage intellectuel.
Je rêve d'un ministère de la ville qui dirait aux élus : « Nous allons construire les villes du XXIème siècle » – je dis bien les villes, car elles sont toutes différentes, et chacune a sa propre histoire, sa propre culture : on ne fait pas la même chose en Alsace, en Bretagne et dans les Vosges !
Les villes moyennes évoquées par M. Michel Heinrich sont le fruit de constructions humaines. Je ne jette pas la pierre à ceux qui ont choisi, il y a quelques années, de créer des zones pour les grandes et moyennes surfaces (GMS) et des rocades : en l'état des connaissances au jour où ils ont pris leur décision, ils ne pouvaient pas prévoir ce que serait la réalité quelques années plus tard. C'est pourquoi j'ai évoqué, lors de mon intervention liminaire, la nécessité pour les élus de passer par des phases d'acculturation et de travailler régulièrement avec des universitaires et des chercheurs afin de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons.
Pour ce qui est des résistances auxquelles nous nous heurtons, elles sont partout, et ce sont souvent nos concitoyens eux-mêmes qui les manifestent – d'où l'intérêt d'un travail de co-construction qui permet de faire preuve d'imagination dans la recherche de solutions. Nous les rencontrons également au sein des grandes administrations centrales – je pense à l'une d'elles, en particulier, sur laquelle je ne m'étendrai pas. J'ai dit un jour à M. Alain Lambert, président du conseil général de l'Orne, que nous devrions dispenser à ces grandes administrations une formation sur le fonctionnement d'une collectivité territoriale, ce qui leur éviterait peut-être d'avoir des idées toutes faites sur la question. Aujourd'hui, de la fonction publique d'État, on passe à un cabinet ministériel, avant de revenir dans l'administration ou de rejoindre une entreprise privée… J'ai rencontré dernièrement un haut fonctionnaire qui m'a confié que, sur sa promotion de l'ENA, seuls cinq anciens élèves oeuvraient pour le service public : tous les autres ont intégré de grandes entreprises du secteur privé. Si la création d'une École nationale d'administration se justifiait au sortir de la Seconde Guerre mondiale, on peut se demander si aujourd'hui, on ne pourrait pas se passer de l'ENA et repenser tout le parcours de formation des personnes appelées à contribuer au service public. Cette question, que je pose dans mon rapport, n'est sans doute pas sans réponse, car là où il y a une volonté, il y a un chemin.
Pour ce qui est de la ruralité, j'ai été sollicité, en tant qu'expert et ami, par l'Association Nationale Nouvelles Ruralités (ANNR), mais aussi par l'Union nationale des acteurs et des structures du développement local (UNADEL), et bien d'autres, pour travailler sur ce thème. À l'issue de la réflexion que j'ai menée, j'en suis venu à considérer que l'un des problèmes du monde rural réside dans une économie très spécifique, celle de l'agriculture, bâtie sur un modèle datant d'un demi-siècle. Il est permis de se demander si, aujourd'hui, d'autres choix ne sont pas possibles.
Je travaille actuellement, en collaboration avec les chercheurs de l'Institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture (IRSTEA) de Lyon, sur la question du modèle économique et agricole de demain. Les différentes modélisations que nous avons mises au point aboutissent à des prévisions de créations d'emplois comprises entre 500 000 et 800 000. Quand, en 1977, j'ai été élu maire d'un petit village de 2 500 habitants sur 8 000 hectares, dont 6 000 hectares de terres cultivables, on comptait 510 exploitations agricoles dans ce village : quarante ans plus tard, il n'y en a plus que 55 ! Certes, le secteur agroalimentaire affirme avoir créé des emplois, mais on ne peut s'empêcher de se poser des questions.
Je veux dire à M. Jacques Krabal, qui m'a reproché de rendre mon rapport tardivement, que je pouvais difficilement prendre ma retraite plus tôt. J'en profite pour vous indiquer que j'ai suggéré que tout rapport fasse l'objet d'une réponse adressée au rapporteur par celui qui a commandé le rapport, indiquant ce qu'il en a pensé et quel usage il entend en faire, notamment sur le plan législatif et réglementaire : nul doute que cela se traduirait rapidement par une diminution du nombre de rapports.