Pour ce qui est de la décentralisation, je me rappelle avoir participé à une expérience consistant à soumettre à un panel de citoyens les mots « décentralisation » et « démocratie ». Avec le premier mot, nous avions obtenu des résultats effrayants, les gens confondant d'ailleurs les notions de décentralisation et de délocalisation ; et ce n'était guère mieux avec le second mot. C'est ce qui me conduit à considérer qu'il faut arrêter de parler de décentralisation : de toute façon, le véritable enjeu auquel nous ayons à faire face est celui de la démocratie locale et territoriale. Ce n'est pas la même chose que de confier des responsabilités à une assemblée d'élus d'une part, à des fonctionnaires d'État d'autre part – si bons soient-ils. Selon un récent sondage, 54 % des Français considèrent que les collectivités devraient être gérées par des experts. Cela rejoint l'idée, avancée par plusieurs grandes entreprises mondiales, selon laquelle on pourrait se passer des États – et pour en revenir au numérique, je suis persuadé que le Parlement va consacrer beaucoup de temps, dans les années à venir, à se demander comment faire en sorte que les évolutions numériques ne portent pas atteinte aux libertés individuelles et collectives.
Bien que la loi NOTRe soit issue des rangs de la formation politique à laquelle j'appartiens, je porte un jugement assez sévère à son égard : comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, il s'agit pour moi d'une loi du passé, d'une loi dépassée qui ne constitue pas une réponse à la question « démocratie et décentralisation ». Certes, elle a clarifié certaines compétences, mais ce n'est pas véritablement la loi de progrès que nous attendions en matière de décentralisation et de démocratie locale.
C'est pourquoi je propose, dans mon rapport, un nouveau train de décentralisations s'inscrivant dans la philosophie de la loi du 2 mars 1982. Il convient en effet de s'interroger au sujet des compétences de l'État, dont on peut légitimement considérer qu'elles seraient plus efficientes si elles passaient sous l'autorité de collectivités territoriales. En allant au bout de ce questionnement, on pourrait aller jusqu'à se demander si, à l'instar des collèges et des lycées, l'enseignement supérieur et les grandes écoles ne pourraient faire partie des compétences de l'État ayant vocation à être transférées aux collectivités territoriales ; il en est de même en matière de santé et de service public de l'emploi – ce dernier pouvant se trouver sous la double autorité de l'État d'une part, de l'exécutif régional d'autre part ; enfin, je vais jusqu'à poser la question pour la sécurité civile des grandes collectivités – pas la gendarmerie, mais la police.
Vous vous demandez sans doute si, en formulant de telles propositions, je ne crains pas de passer pour un aimable excentrique. La réponse est non, car je ne fais que répondre à la question qui m'a été posée et donne son titre à mon rapport : « Une nouvelle ambition territoriale pour la France en Europe ». Je me suis rendu un peu partout en Europe pour rédiger ce rapport, et je suis au regret de vous annoncer que notre pays figure à la dix-huitième place sur vingt-huit au classement des pays les plus décentralisés – un classement établi en fonction du poids financier mobilisé par les collectivités territoriales dans l'Union européenne par rapport aux prélèvements publics pratiqués par chaque État. En France, les dotations de l'État ne représentent que 22 % du budget des collectivités, c'est-à-dire 56 milliards sur les 250 milliards de leur budget total. L'État occupant la première place du classement est le Danemark, à 67 % : certes, il s'agit d'un assez petit pays, mais les six pays les plus peuplés d'Europe autres que la France, notamment le Royaume-Uni et l'Allemagne, sont tous mieux classés que nous ! En y regardant de plus près, on s'aperçoit que ces pays, pour lesquels les dotations de l'État s'établissent aux alentours de 40 % du budget de leurs collectivités territoriales, vont beaucoup plus loin que nous en matière de décentralisation : ainsi certains ont-ils confié la gestion des enseignants, ou la santé, aux collectivités territoriales. Nombre de grandes villes européennes sont même compétentes en matière de police : sur ce point, pourquoi notre héritage républicain devrait-il nous empêcher d'entrer dans le XXIème siècle et de faire ce que d'autres pays ont fait avant nous ?
M. Alain Calmette m'a interrogé au sujet de l'enclavement. On m'a récemment invité, en tant que grand témoin, aux 4èmes Assises de la Médiation numérique, à Mende. J'ai mis sept heures à rejoindre la préfecture de Lozère : trois heures après avoir pris le train à Bercy, je suis arrivé à Clermont-Ferrand, où j'ai pris le bus pour un trajet de trois heures et demie – parti à dix-huit heures, je suis arrivé à une heure du matin ! Je précise qu'aucune autoroute ne dessert Mende puisque, comme vous le savez, il a été décidé dans les années 1970 que l'A75 devait passer par le Massif Central et par La Canourgue plutôt que par Mende… Moi qui ai sillonné la France en tous sens, je connais peu de territoires – à l'exception du Cantal, peut-être – qui soient aussi enclavés que la Lozère.
Le président Jean-Paul Chanteguet se demande s'il faut encore que l'État intervienne en matière d'aménagement du territoire. La loi nouvelle dit que cette mission est placée sous l'autorité des régions, avec les schémas régionaux. Nous aurions pu considérer que l'État ne conservait comme attribution dans ce domaine que la réalisation des grandes infrastructures telles que le TGV ou les réseaux d'énergie, et nous arrêter là. Cela dit, donner toutes les responsabilités aux conseils régionaux ne résout sans doute pas tous les problèmes, car la région est un territoire géographique que nous avons en partage avec d'autres acteurs publics.
En tout état de cause, il ne faut pas négliger le risque de jacobinisme. Si, dans les années 1980, nous avons réussi la décentralisation, c'est parce que l'État français n'avait pas réussi la déconcentration administrative : certes, c'est la gauche qui a enclenché ce mouvement historique mais, bien avant, nombre de personnalités de droite comme de gauche avaient théorisé sur la question – je pense notamment à Olivier Guichard et à son rapport « Vivre ensemble » de 1976, qui préfigurait les lois de décentralisation à venir. Aujourd'hui, toutes les régions de France se trouvent confrontées à une tâche gigantesque qui va leur demander des années, et elles doivent se garder de ne pas devenir elles-mêmes jacobines. Quand vous voyez, par exemple, que la région Grand Est, dont le chef-lieu est Strasbourg, s'étend jusqu'à l'ancienne région Champagne-Ardenne, vous prenez conscience du fait que les nouvelles régions sont très vastes et rassemblent des territoires ayant chacun une histoire et une culture différente. Aujourd'hui, les régions sont des nains politiques et financiers et, si nous voulons leur donner les moyens d'agir, l'État centralisé depuis des siècles doit accepter de donner des responsabilités aux conseils régionaux.
Certains de mes amis, qui partagent mes convictions politiques, me reprochent d'exprimer une position qui, selon eux, équivaut à un abandon du pouvoir au profit de nos adversaires. Peut-être, mais en démocratie, il faut accepter l'alternance, et si on n'agissait que de manière à permettre à telle ou telle majorité de garder le pouvoir, on n'avancerait guère ! Nous ne devons être guidés que par la volonté de servir l'intérêt général, de rechercher le bien commun. Au demeurant, lors des auditions auxquelles j'ai procédé, j'ai souvent eu le sentiment que mes interlocuteurs s'exprimaient librement, sans que leur parole soit déformée par leur appartenance à un camp politique : le combat de la ruralité rassemble bien au-delà du clivage droite-gauche.
J'ai eu l'occasion de rencontrer des fonctionnaires de Bruxelles, mais aussi des fonctionnaires français, qui m'ont souvent semblé assez sensibles à la question de la fracture démocratique et de leur éloignement par rapport aux décisions qu'ils prennent au sujet des territoires. Pour ce qui est des fonctionnaires de Bruxelles, ils estiment que les Français ont appliqué le principe de subsidiarité uniquement de haut en bas, et non dans les quatre sens – de haut en bas, de bas en haut et, horizontalement, c'est-à-dire entre les collectivités territoriales elles-mêmes.
Sommes-nous tenus de faire la même chose en région Île-de-France, en Occitanie et Bretagne ? Je considère pour ma part que nous devons accepter la différenciation et donner une large capacité d'auto-administration aux collectivités territoriales, à leurs élus et citoyens, pour aller beaucoup plus loin.
Pour ce qui est de l'évolution de la décentralisation et du pouvoir réglementaire, à partir du moment où l'on va jusqu'au bout de ce que l'on peut transférer, on en vient forcément à la question du pouvoir réglementaire. Or, accorder un pouvoir réglementaire à une collectivité, par exemple à la région, c'est déjà entrer dans un système fédéral – auquel je suis favorable. L'exemple de l'Assemblée de Corse et des assemblées locales dont sont dotées les collectivités d'outre-mer me paraît très intéressant, et sans doute pourrions-nous engager une réflexion sur un système similaire, où une distinction serait faite entre ce qui relève du délibératif et ce qui relève du législatif.
L'idée consistant à doter les collectivités territoriales d'une loi de finances n'est pas nouvelle, c'est un projet que j'ai déjà exposé – avec d'autres, puisque je faisais partie d'une délégation – au Président de la République le 22 octobre 2012. Il s'est alors tourné vers son Premier ministre en disant qu'il s'agissait là d'une idée intéressante, qu'il conviendrait d'étudier. Siégeant, comme membre désigné par l'Assemblée nationale et son président, au Conseil supérieur de la Cour des comptes, je sais que la Cour des comptes affirme régulièrement, dans ses rapports, qu'il faudra un jour une loi de finances des collectivités territoriales, c'est pourquoi je pense que cette idée finira par s'imposer un jour.