Le soutien des associations a été décisif pour obtenir les témoignages des personnes du cercle 1, c'est-à-dire des personnes directement concernées, s'agissant notamment des survivants.
Le soutien se gagne par la confiance. Si les associations nous ont apporté leur soutien, comme celles créées pour l'occasion et que vous avez citées, c'est que nos travaux participaient d'une démarche scientifique transdisciplinaire, que nous garantissions la confidentialité, qu'il y avait un suivi sur dix ans et que nous avions pour partenaires de grandes institutions. Ce soutien nous a permis d'avoir beaucoup de retours de ce secteur, qui étaient essentiels pour nous, mais aussi pour l'étude biomédicale « Remember », puisque nous nous intéressons particulièrement à la question du syndrome post-traumatique.
Puis, il y a eu l'effet du bouche-à-oreille. Derrière tout cela, il y avait des médiateurs, c'est-à-dire des personnes qui étaient là pour prendre contact, téléphoner, aller voir les gens, être sur le terrain, préparant ainsi le travail des enquêteurs qui menaient les entretiens, ces derniers étant, pour beaucoup, des sociologues, des anthropologues, des historiens ou des psychologues.
Cela n'a pas été simple. Carine Klein a procédé à de nombreuses auditions. Il a fallu très rapidement recruter beaucoup de monde et nous avons essayé de trouver des personnes ayant travaillé sur des terrains difficiles.
Je vous donne un exemple. L'un de nos collègues, marié à une Rwandaise, finissait sa thèse sur le Rwanda. Je vous laisse imaginer les horreurs qu'il a pu entendre. Lorsqu'il a parlé de notre projet avec sa femme, elle lui a répondu que, pour ce qui la concernait, elle et ses amis, les événements qu'ils avaient vécus avaient eu lieu il y a vingt ans, mais qu'il allait entendre le témoignage de personnes parlant six mois seulement après les attentats, et que ce n'était pas la même chose.
Nous avons été extrêmement vigilants, tant en ce qui concerne les personnes que nous interviewions que celles qui les interviewaient.
Quant à la place du témoin, madame Doucet, elle a effectivement changé. Il y a eu une mutation fondamentale. La question de la mémoire est devenue centrale depuis trente ans et le témoin est devenu aujourd'hui une figure structurante du vivre ensemble, de l'articulation entre le passé et aujourd'hui. Il y a un changement de statut et un changement de la place de la victime, qui est devenue centrale.
Dans ma spécialité d'historien, la Deuxième Guerre mondiale, la victime juive est devenue, en France, une figure structurante de la mémoire collective au milieu des années 1980. La question globale de la victime a été au coeur même du dispositif avec ce que l'on appelle l'invention sociale du syndrome post-traumatique. On définit maintenant le syndrome post-traumatique avec des critères très précis. La maladie de la mémoire existait avant, mais n'était pas diagnostiquée en tant que telle. Aujourd'hui, elle est presque entrée dans la mémoire collective : tout le monde parle de syndrome post-traumatique et de cellules d'urgence.
Lors de l'attentat de la rue Copernic, en 1980, on n'avait pas pris en charge le choc subi par les survivants. Aujourd'hui, en revanche, dès qu'il y a un problème, par exemple un grave accident de la route, une cellule d'urgence médico-psychologique est mise en place – à juste titre. On constate un bouleversement complet dans le rapport aux maladies de la mémoire, à la question de la victime, qui est centrale, et à celle du témoignage. Pour reprendre l'expression d'une collègue, nous sommes dans l'« ère du témoin », qui caractérise ces dernières décennies.
J'en viens aux questions sur la place de la recherche française dans le monde, et plus précisément à celle sur le 11 septembre 2001.
Il y a deux jours, j'ai déjeuné avec William Hirst, qui nous a beaucoup inspirés, car nous avons travaillé avec lui. C'est un grand professeur de psychologie à la New School for Social Research de New York, spécialiste de la mémoire du 11 septembre. Il avait, lui aussi, construit un protocole de suivi sur dix ans, mais ce protocole a surtout été développé par des psychologues. En outre, il n'a pas bénéficié de l'apport de l'audiovisuel, ce qui change tout. Les réponses écrites d'un témoin à un questionnaire tiennent en deux ou trois paragraphes. Lorsque nous posons une question, la réponse dure une demi-heure derrière dès lors qu'il s'agit d'une question lourde.
J'ai le souvenir du témoignage d'un survivant du Bataclan. Je pose une première question : « racontez-moi le 13 novembre ». Il me répond qu'il a une excellente mémoire. La première relance, c'est-à-dire lorsqu'on essaie d'avoir des précisions sur un point, est intervenue au bout d'une heure dix… Voilà pour ce qui est de l'apport de l'audiovisuel par rapport à l'étude que William Hirst a pu mener sur le 11 septembre.
Par ailleurs, il n'avait pas, d'emblée, lancé l'idée de suivre les mêmes personnes sur dix ans. Sur 3 000 questionnaires, 800 correspondent à quatre fois quatre entretiens avec les 200 mêmes personnes. De fait, ces personnes ont été suivies, mais ce n'était pas son objectif à l'origine. Pour notre part, notre objectif est d'interroger les mêmes personnes, sachant, bien sûr, que certaines personnes ne reviendront pas.
Ces différences – transdisciplinarité, enregistrements audiovisuels, suivi des mêmes personnes pendant dix ans – expliquent la singularité de notre enquête. C'est une première mondiale.
Nous sommes appelés à développer des coopérations internationales sur les questions de mémoire, avec l'Europe du Nord, monsieur Premat, mais au premier chef avec les États-Unis. En septembre ou octobre 2017, sera organisé à New York un colloque dont l'objet est la comparaison entre les premiers résultats de notre enquête au bout de six à huit mois et ceux auxquels William Hirst était parvenu à ce même stade pour les attentats du 11 septembre.
Parmi les pistes qu'il a explorées figure la différenciation entre la flashbulb memory, la mémoire « flash » émotionnelle, et la mémoire de l'événement lui-même. Si je vous demande dans quelles circonstances vous avez appris les attentats du 11 septembre, vous aurez tous, j'en suis certain, des souvenirs très précis à ce sujet. Si ensuite, je vous demande de me raconter le déroulement des événements, il en ira autrement. Les Français évoqueront à coup sûr les Twin Towers, l'attaque du Pentagone passera déjà à l'arrière-plan, et le crash du vol 93 en Pennsylvanie sera quasiment oublié. L'attaque des Twin Towers est pour nous le symbole de ces attentats. Les Américains, quant à eux, évoqueront tous le crash de l'avion, car l'action menée par les passagers contre les terroristes pour empêcher que l'avion ne s'écrase sur le Capitole est le symbole de la résistance d'un peuple contre le terrorisme. C'est ce genre de processus que nous voulons mettre au jour.
Que va-t-on retenir du 13 novembre ? Quelle place sera laissée à Saint-Denis, aux fusillades sur les terrasses ? Le Bataclan sera-t-il appelé à occuper une place centrale comme symbole non seulement des attentats de la journée du 13 novembre mais aussi de la chaîne d'attentats de l'année 2015 ?
Le rôle des politiques dans la construction de la mémoire collective nous intéresse bien évidemment. Nous analysons la mise en scène publique de la mémoire, la mémorialisation, dont les différents entrepreneurs de la mémoire qu'évoquait M. Premat sont les acteurs. L'une des pistes que nous explorons est l'articulation entre le « je » et le « nous », entre l'individuel et le collectif. Après les attentats du 11 septembre, Jean-Marie Colombani a intitulé son éditorial : « Nous sommes tous Américains ». Après les attentats de janvier, après les attentats de novembre, on a vu émerger « Je suis Charlie » et « Je suis Paris », signe d'une individualisation de la mémoire. Chacun apporte sa bougie, son petit mot, sa fleur. L'individu vient témoigner de son empathie personnelle avec les victimes au lieu de l'exprimer dans un collectif.
L'analyse des médias est tout aussi cruciale. En matière de déontologie, tous les médias s'accorderont pour dire qu'ils éviteront à l'avenir de commettre les erreurs manifestes qui ont pu se produire dans la couverture des attentats. Il vaut mieux, en effet, qu'un journaliste n'indique pas la localisation des policiers ou des otages qui ont réussi à fuir et à se cacher alors que le terroriste est encore en action. Il n'est pas indispensable non plus de mettre un micro sous le nez d'un homme qui vient de perdre sa femme et l'un de ses enfants sur la Promenade des Anglais.
Le problème principal, c'est le mode de fonctionnement des chaînes d'information en continu : le ressassement, qui est l'une des caractéristiques du syndrome de stress post-traumatique. Elles diffusent en boucle toujours les mêmes images, commentées par des experts ou des pseudo-experts qui, en l'absence de nouvelles informations, tentent de meubler et avancent toutes sortes d'hypothèses. Au bout de dix à quinze minutes, elles diffusent de nouvelles images qui vont se raccrocher aux précédentes, et tous les téléspectateurs attendent devant leur poste encore dix ou quinze minutes que le cycle recommence. Comment lier devoir d'information et protection des téléspectateurs contre les pathologies de la mémoire ? Voilà l'enjeu.
Ce qui nous a frappés, c'est la diffusion de ces pathologies largement au-delà des premiers cercles, même loin du théâtre des attentats du 13 novembre, en province. L'une des conclusions de l'étude que nous avons menée avec le CREDOC est que la peur est d'autant plus grande que la personne est éloignée du coeur des attentats. Quand une personne est fragile et a déjà subi un syndrome post-traumatique, la façon dont les médias traitent l'événement a une répercussion directe sur elle.
S'agissant des questionnaires, nous ne pouvons pas vous transmettre le détail de leur contenu pour des raisons évidentes mais nous pouvons vous donner quelques exemples. Nous posons trois grandes questions ouvertes, qui amènent souvent des réponses longues : comment la personne a-t-elle vécu son 13 novembre ? Comment peut-elle reconstituer le déroulement des événements ? Quelles sont, d'après elle, les causes et les conséquences ? Il y a ensuite des questions de mémoire émotionnelle pour lesquels le support de la vidéo est décisif.
Les psychanalystes, madame Martinel, se penchent déjà sur le sujet et il est indispensable de les associer à nos travaux.
S'agissant des partenaires privés, nous avons déjà noué des liens avec Le Parisien et l'Observatoire B2V des mémoires, issu d'un groupe paritaire de protection sociale à but non lucratif. Pour soutenir notre projet, le mécénat est indispensable. Il peut prendre des formes scientifiques : c'est ainsi que Ouest-France s'est engagé à soutenir deux bourses doctorales reposant sur le dispositif des conventions industrielles de formation par la recherche (CIFRE) ayant pour objet l'analyse des médias.
Quant aux urgentistes, nous travaillerons avec eux pour analyser les réponses. Et une vingtaine de journalistes sont venus participer au programme, ce qui leur a permis de connaître le protocole de l'intérieur. Je dois dire que nous avons été stupéfaits par le retentissement qu'a rencontré notre travail dans les médias, alors même que nous n'avons pas encore de résultats et que nous avons interdit toute utilisation des images issues de nos entretiens : 220 articles et interviews ont déjà été consacrés au programme.
Pour finir, je précise que notre tâche la plus difficile n'a pas été de convaincre les personnes appartenant au cercle 1 de témoigner, mais celles appartenant au cercle 2, c'est-à-dire les personnes des arrondissements concernés qui considéraient qu'elles n'avaient rien à dire car elles étaient seulement témoins et non pas victimes. J'ajoute que de nombreuses personnes appartenant au monde rural ont été interviewées dans le cadre des enquêtes menées à Caen, Montpellier et Metz.