Intervention de Général Jean-Marie Clament

Réunion du 9 novembre 2016 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Général Jean-Marie Clament :

Je vais essayer de dresser un panorama succinct de la situation en Afghanistan. Pour répondre à votre dernière question, je ferai d'abord un rappel historique, indispensable pour mieux appréhender la situation en Afghanistan.

Pour les forces armées, l'Afghanistan, c'est d'abord le 11 septembre, al Qaeda et Ben Laden.

Nous nous sommes engagés en Afghanistan aux côtés de nos alliés juste après le 11 septembre 2001, au mois de novembre, avec trois objectifs : renverser le régime des talibans, détruire al Qaeda et reconstruire les forces de sécurité afghanes (FSA) qui avaient été dissoutes au moment de la guerre civile entre 1992 et 1994, et par la prise de Kaboul par les talibans en 1996. C'était l'opération Pamir qui a pris fin le 31 décembre 2014 et que je vais retracer en trois périodes successives.

De 2001 à 2008, l'engagement français est essentiellement centré autour de Kaboul. Nous participons à la fois à l'opération antiterroriste Enduring Freedom, lancée le 7 octobre 2001 par les États-Unis, et à la Force internationale d'Assistance et de Sécurité (FIAS), créée par la résolution 1386 du Conseil de Sécurité le 20 décembre 2001, dont l'OTAN a pris la direction dès 2003.

Nous avons alors un détachement aérien, un bataillon français déployé à Kaboul, le BATFRA, qui étend sa zone d'action dès 2006 au district de Surobi, à l'Est de la capitale, une composante aéro-maritime déployée dans l'Océan indien dans le cadre d'OEF, et un détachement d'instruction, Épidote, créé en 2002, chargé de l'instruction des FSA. En 2003, un groupement de forces spéciales de 200 hommes est également mis en place.

Entre 2008 et 2012, l'engagement français est renforcé dans la région Est, suivant une décision prise lors du sommet de l'OTAN de Bucarest tenu du 2 au 4 avril 2008, avec environ 4 000 militaires déployés en Afghanistan au plus fort de notre engagement, en 2010. A titre de comparaison, 3 500 hommes ont été déployés dans le cadre de l'opération Barkhane.

Notre stratégie, qui est celle de l'OTAN, consiste alors à accompagner, parallèlement au renforcement des troupes de la FIAS, qui connaît un pic de 140 000 hommes, le transfert progressif des responsabilités de sécurité aux forces de sécurité afghanes. La région centre de Kaboul, dont le commandement est assuré à trois reprises par la France entre 2006 et 2009, est la première à passer sous l'autorité des Afghans en 2009. Le centre de gravité des troupes françaises se déplace alors vers la Surobi, puis vers la province de Kapissa, qui est sous l'autorité du Regional Command Est, sous commandement américain. La Task Force La Fayette, qui commande alors deux bataillons et un groupement de forces spéciales, devient opérationnelle le 1er novembre 2009. Des équipes de liaison et de tutorat opérationnel (OMLT) appuient les FSA dans leurs missions de combat, dans la zone de déploiement française mais aussi en dehors, en Orouzgan, avec un maximum de 7 OMLT en octobre 2010.

Parallèlement, la France consacre un effort supplémentaire à la formation des FSA, avec près de 200 instructeurs français déployés dans le cadre d'Épidote en 2011, et la participation de la gendarmerie française à l'encadrement de policiers afghans en Kapissa, en Surobi et dans la province du Wardak.

Un premier retrait de forces françaises est annoncé en juin 2011, en cohérence avec la transition sécuritaire alors engagée en Surobi.

La troisième période, de 2012 à 2014, est celle du retrait des forces, décidé par le Président de la République en juin 2012. Fin 2012, les missions de combat prennent fin et les militaires français sont regroupés sur Kaboul autour d'une structure d'environ 1 500 soldats, chargés pour 1 000 d'entre eux des opérations logistiques de désengagement. Il faut alors rapatrier 3 000 véhicules et containers ; c'est un travail de logistique important qui dure jusqu'en 2014.

Jusque fin 2014, les 500 militaires restant se consacrent à la formation des FSA et contribuent aux missions transverses de la FIAS, c'est-à-dire l'état-major de la FIAS, le commandement de l'hôpital, celui de l'aéroport international de Kaboul, assuré par un général français jusqu'en 2014.

Au bilan, cette opération aura marqué l'armée française, que ce soit en termes d'effectifs engagés ou d'expérience opérationnelle. Nous sommes dans un continuum progressif d'intensité depuis la Guerre du Golfe, en passant par les Balkans et jusqu'à l'Afghanistan.

Au terme de treize ans d'intervention, les armées françaises ont contribué au soutien et à la formation de forces de défense et de sécurité, afin de les rendre capables d'affronter de façon autonome les défis sécuritaires qui se posent à l'Afghanistan. Les soldats français ont accompli la mission qui leur avait été confiée avec courage et détermination. Plus de 70 000 d'entre eux ont été engagés dans l'opération Pamir. Cet engagement a coûté la vie à 89 soldats français et fait plus de 700 blessés. L'attaque de la vallée d'Ouzbin des 18 et 19 août 2008 a notamment coûté la vie à dix soldats français, un interprète, deux soldats afghans et a fait 21 blessés dans nos rangs.

Je vais maintenant traiter du positionnement actuel de la France et de ses alliés.

Depuis la fin de la FIAS en décembre 2014, qui a acté le transfert des responsabilités de sécurité aux FSA sur l'ensemble du territoire, l'OTAN inscrit son action dans le cadre de la mission Resolute Support (RSM) qui porte sur la formation, le conseil et l'assistance aux FSA. Initialement prévue pour deux ans, de 2014 à 2016, cette mission a été prolongée au-delà de 2016 sine die, lors du sommet de Varsovie en juillet dernier. Elle comporte 13 453 soldats au mois de septembre, parmi lesquels près de 7 000 Américains, près de 5 000 membres de l'OTAN alliés des Américains et un peu moins de 1 600 partenaires de l'OTAN.

L'Afghanistan demeure le premier théâtre d'opérations de l'Alliance. Je n'inclus pas dans ces chiffres les Américains qui participent à la mission de contre-terrorisme, baptisée Resolute Sentinel, qui opère en parallèle de l'opération RSM.

Le soutien financier international aux FSA se prolonge jusqu'en 2020, avec un budget d'environ cinq milliards de dollars par an. La France contribue à RSM uniquement sur le plan financier, puisque nous sommes contributeurs à hauteur de 11 % de son budget, mais nous ne contribuons pas au niveau militaire, comme cela a été confirmé à Varsovie. Au sein de l'Alliance, le Canada est sur la même ligne que nous. Si la France ne participe pas au financement direct des FSA, son effort se situe à d'autres niveaux.

Nous soutenons l'Afghanistan dans le cadre de l'Union européenne. C'est un programme indicatif pluriannuel pour la période 2014-2020 qui est consacré à quatre domaines : agriculture et développement rural, santé, Etat de droit et maintien de l'ordre.

Sur le plan bilatéral, notre action s'inscrit dans le cadre du traité d'amitié et de coopération signé le 27 janvier 2012 et entré en vigueur le 1er décembre de la même année, valable pour vingt ans et reconductible.

Tous domaines confondus, l'effort financier de la France envers l'Afghanistan s'est élevé à 132,7 millions d'euros sur la période 2012-2026, soit 26,5 millions d'euros par an en moyenne.

Lors de la conférence de Bruxelles, en octobre 2015, nous avions annoncé une contribution de 100 millions d'euros sur les cinq prochaines années.

La coopération en matière de défense se poursuit à un niveau certes modeste, mais continu. Il s'agit principalement de soutenir les FSA. Nous avons cette année, par exemple, mis en place un stagiaire à l'école de guerre, accueilli plusieurs stagiaires afghans au centre de formation interarmées du renseignement, élément clef de la survie en Afghanistan, nous avons poursuivi l'enseignement du français en milieu militaire, qui est un préalable nécessaire à nos actions de formation, ainsi que la coopération entre l'hôpital militaire de Kaboul et l'institut médical français pour la mère et l'enfant.

J'ai eu l'occasion de rencontrer des officiers afghans formés chez nous, et je peux vous confirmer que leur niveau est excellent.

La situation sécuritaire n'est toujours pas satisfaisante. Les FSA, soumises à la pression continue des insurgés qui sont présents dans la totalité des provinces afghanes, peut-être à l'exception du Pandjshir, concentrent leurs efforts sur la sécurisation de l'« Afghanistan utile » : capitales provinciales et axes stratégiques reliant les principales villes du pays et assurant la liaison avec le Pakistan, l'Iran et l'Ouzbékistan.

Les Nations unies ont recensé environ 6 000 attaques sur la période du 20 mai au 15 août 2016, un chiffre en augmentation de 4,7% par rapport à la même période en 2015 mais en diminution de 3,6% par rapport à 2014. Ces attaques ne sont pas toutes le fait des talibans : la fragmentation du pays en pouvoirs locaux et en milices contribue elle aussi, dans une certaine mesure, au désordre. Les pertes civiles ont atteint un niveau jamais égalé au premier semestre 2016: 1 601 morts et 3 565 blessés.

La situation se détériore globalement en province, où les insurgés parviennent à mener simultanément des offensives sur plusieurs fronts, mettant à l'épreuve la solidité du tissu sécuritaire afghan, qui repose principalement sur les forces spéciales afghanes, qui se composent de 17 000 personnes, et sur l'appui de la coalition. A l'heure où nous parlons, les combats se concentrent à proximité de villes de province, dans le Nord autour de Kunduz et dans le Sud.

Les perceptions sont plus positives à Kaboul qui, début octobre, avait connu 16 opérations terroristes majeures depuis le début de l'année contre 23 sur la même période en 2015. Cette inflexion est notamment due aux efforts accrus de la part du service de renseignement afghan (NDS) et à de meilleures mesures préventives de la part de la garnison de Kaboul. La menace demeure cependant à un niveau très élevé.

Les FSA font face à plusieurs difficultés. D'abord un niveau d'attrition très élevé, qui s'établit approximativement à 80 000 par an, dont 5 000 morts et 15 000 blessés, pour un effectif total d'environ 320 000 FSA en juillet 2016. Ce dernier chiffre se situe en deçà de l'objectif de 360 000. Il y a un nombre élevé de défections. Le rythme de remplacement des FSA est élevé et les déploiements opérationnels exigeants sur pratiquement l'ensemble du territoire afghan. Le deuxième défi, ce sont les déficiences dans les domaines de la planification, du commandement et de la logistique ainsi que des problèmes de corruption, que constataient nos soldats aux côtés de leurs frères d'armes afghans jusqu'en 2012 et qui n'ont pas disparu depuis.

Troisième difficulté, le mouvement taliban a globalement réussi à surmonter les dissensions apparues lors de l'officialisation, en juillet 2015, du décès de son chef historique, le mollah Omar, en 2014. Force est par ailleurs de constater que le mouvement taliban conserve de solides soutiens au Pakistan.

Au bilan, en Afghanistan, aucune des parties au conflit n'apparait en mesure de prendre un avantage décisif sur l'adversaire et, je reprends les mots du commandant de RSM et des forces américaines en Afghanistan, le général Nicholson, l'Afghanistan peut apparaître dans une « impasse » (« stalemate »). La seule voie de sortie de crise est politique mais les talibans, qui estiment avoir le temps pour eux, refusent d'entrer officiellement en négociations avec Kaboul. La signature d'un accord de paix entre l'État afghan, en la personne du président Ashraf Ghani, et le chef insurgé Gulbuddin Hekmatyar le 30 septembre 2016 ne lie nullement les partisans de feu le mollah Omar.

Je vais maintenant évoquer les défis actuels. Sur le plan de la sécurité internationale, l'Afghanistan représente toujours un sujet d'intérêt majeur à plusieurs titres :

D'abord, la stabilité du sous-continent indien se joue en partie en Afghanistan. Si l'Afghanistan s'effondrait, le reste du sous-continent serait menacé.

Ensuite, l'argent de l'opium fait vivre environ 10 % de la population. Il représente aussi un enjeu de santé publique considérable, avec probablement 3 millions de toxicomanes. Les estimations fournies par l'UNODC le 26 octobre dernier sont particulièrement alarmantes avec, cette année, une augmentation de 43% de la production d'opium, soit 4 800 tonnes contre 3 300 en 2015, et de 10% des surfaces cultivées. Le rendement a donc augmenté.

Enfin, il y a la résilience des réseaux terroristes transnationaux. Le commandement central d'al Qaeda se situe toujours dans la zone afghano-pakistanaise. Daech a fait son apparition début 2015 en Afghanistan, en agrégeant des groupes de combattants issus de factions insurgées afghanes et pakistanaises en rupture avec leurs mouvements respectifs. Cette organisation a démontré à trois reprises, en 2016, sa capacité à mener des attaques terroristes majeures à Kaboul, avec deux attentats visant la population chiite de la capitale : le 11 octobre pendant les cérémonies religieuses du mois de Moharram, qui a fait 19 morts, et le 23 juillet contre un rassemblement chiite, qui a fait 80 morts. Puis un autre attentat, le 20 juin, contre un convoi de Gorkhas népalais travaillant au profit de l'ambassade du Canada, qui a fait au moins 14 morts.

Dernier point, les questions migratoires. Sur le premier semestre 2016, plus de 270 000 ressortissants afghans sont arrivés en Europe, principalement par la route de la Méditerranée orientale et par la route des Balkans. Tout laisse à penser que la hausse des flux migratoires se poursuivra en 2017 car, outre les facteurs sécuritaires que j'ai mentionnés, il faudrait ajouter des considérations politiques, avec la crise institutionnelle, et économiques. Le taux de fécondité en Afghanistan est un peu supérieur à cinq enfants par femme et la croissance démographique est de 2,3 %. Les problèmes ne peuvent donc que s'aggraver.

Le nombre de déplacés internes est en augmentation cette année, avec plus de 382 000 personnes à la fin octobre, contre près de 272 000 en 2015. Le Pakistan et l'Iran intensifient pour leur part les retours, forcés ou volontaires, de réfugiés et de sans papiers afghans, dont la population est estimée à 6 millions dans les deux pays. Pour ces derniers, les chiffres s'établissaient fin octobre à plus de 450 000 retours depuis le Pakistan et plus de 350 000 depuis l'Iran.

En conclusion, l'amitié historique entre nos deux pays ne remonte pas au traité de 2012 mais à 1922 avec la fondation de la délégation archéologique française en Afghanistan (DAFA). La stature internationale de la France, membre du Conseil de Sécurité des Nations unies, qui combat le terrorisme sur plusieurs théâtres, l'intérêt de nos alliés et de nos partenaires, peuvent justifier le maintien de notre engagement envers l'Afghanistan.

Je vous remercie pour votre écoute et me tiens prêt à répondre à vos questions.

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