Intervention de Denys Pouillard

Réunion du 29 janvier 2013 à 17h30
Délégation de l'assemblée nationale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Denys Pouillard, directeur de l'Observatoire de la vie politique et parlementaire :

Je vous remercie de me donner l'occasion de m'exprimer devant votre délégation.

En répondant à votre première question, je ne voudrais pas que nous nous enfermions dans un débat centré sur le scrutin binominal, car celui-ci doit être associé à la question du découpage électoral – ce qui n'est pas le cas dans le projet de loi qui vous est présenté. Si une réflexion constitutionnelle devait s'engager, elle devra porter sur ces deux aspects.

C'est la première fois que le pouvoir exécutif doit faire face à un conflit – même si le mot est un peu fort – à la perspective de la modification des limites territoriales des cantons. Aura-t-elle lieu par la voie législative ou par la voie réglementaire ? Un décret en Conseil d'État pourrait être pris sur la base de l'article 3 de l'ordonnance du 2 novembre 1945, qui a conféré au pouvoir réglementaire la compétence en ce domaine. Cependant je rappelle que cette ordonnance a été prise au lendemain de la guerre, dans un but de simplification, pour mettre fin à une disposition en vigueur sous la troisième République, selon laquelle la création d'un nouveau canton ou le découpage d'un canton existant nécessitait une loi. Jusqu'en 2007, nous avons ainsi procédé par décret, sans jamais aller jusqu'à une refonte totale de la carte électorale cantonale, ce qui sera le cas pour mettre en oeuvre le nouveau scrutin.

Je ne suis pas certain que les débats aient été assez approfondis à cet égard au Sénat, mais cela peut se comprendre car les sénateurs ne sont pas directement concernés par la problématique des cantons, sauf eu égard au cumul des mandats. En revanche, la carte des cantons est directement liée à la présence territoriale des députés. Il s'agit donc pour vous d'un problème « existentiel ». Vous aurez vraisemblablement à débattre afin de déterminer si la modification du cadre du scrutin relève de la loi ou si elle peut être actée par ordonnance. Compte tenu de l'envergure de la refonte de la carte cantonale prévue, je vous invite à prendre en compte cette préoccupation.

J'attire votre attention sur les manques du dispositif législatif qui a été présenté au Sénat. S'agissant d'un redécoupage de la carte cantonale de la France qui diviserait le nombre des cantons par deux, il aurait été souhaitable, comme cela a été fait pour la révision constitutionnelle de 2008 relative aux élections législatives, de créer une commission, consultative ou autre, composée certes de personnalités politiques, mais pas uniquement, car les cantons représentent une géographie à la fois humaine et physique qui exige une représentativité plurielle – ils correspondent notamment à des bassins d'emploi. La réflexion de cette commission aurait complété celle du Conseil d'État et serait à même d'éviter le caractère partisan des découpages. Cette question, qui pourrait avoir un caractère constitutionnel, a un impact sur la valeur démocratique de l'élection.

Vous m'interrogez sur les risques d'inconstitutionnalité de ce texte. Ce n'est pas à moi – ni à vous d'ailleurs – de dire qu'un texte est conforme ou non à la Constitution. Seule la juridiction constitutionnelle en a le pouvoir, mais pour cela il faut qu'elle soit saisie. Elle le sera puisque le Gouvernement a déposé parallèlement un projet de loi organique et que le texte fera certainement l'objet d'un recours. Les deux textes seront donc vraisemblablement déférés devant le juge constitutionnel. Pour ma part, je n'ai jamais affirmé que ce texte fût inconstitutionnel, mais, dans un souci de prudence juridique, j'ai souligné qu'il pouvait présenter un risque d'inconstitutionnalité. Il doit être évalué, au nom d'un principe de précaution qui prévaut en droit constitutionnel comme en droit administratif.

En ce qui concerne le seuil de population au-delà duquel les conseillers municipaux sont élus au scrutin de liste, j'ai en effet publié une étude sur cette question dont le journal Le Monde a fait état. Le projet de loi abaisse ce seuil de 3 500 à 1 000 habitants. Le scrutin proportionnel en vue d'obtenir une majorité de gestion a été voté en 1983, mais il avait un antécédent et plusieurs propositions de loi relatives à ce mode de scrutin ont ponctué le septennat de 1974 à 1981. La loi de 1983 est très importante car elle a mis un terme à deux modes de scrutin en vigueur depuis les débuts de la Vème République, à savoir le scrutin majoritaire uninominal pour les élections législatives et cantonales, d'une part, le scrutin à listes bloquées pour les élections municipales, d'autre part, introduisant le scrutin proportionnel à majorité de gestion, d'abord à un tour puis à deux tours.

Pour assurer la parité, nous voulons aujourd'hui abaisser de 3 500 habitants à 1 000 habitants le seuil à partir duquel s'appliquera le scrutin proportionnel. Je comprends l'objectif de cette modification, mais elle comporte un risque. En France, 6 500 communes ont entre 1 000 et 3 500 habitants. Faut-il politiser l'opinion française jusque dans les communes ? Dans une commune de 2 000 habitants, être maire consiste généralement à défendre les intérêts locaux, et la population se soucie peu de l'étiquette politique des candidats. Je ne suis pas sûr que les électeurs des petites communes souhaitent voir apparaître des fractures entre la droite et la gauche. Cette mesure permettrait sans doute d'assurer la parité, mais selon moi celle-ci pourrait être obtenue d'une autre façon. Je rappelle que plusieurs propositions de loi visant à fixer le seuil à 1 500 habitants ont été déposées au Sénat, dont celle de Jean-Pierre Chevènement et de Jacques Mézard.

S'il faut vraiment abaisser le seuil de population, je préférerais pour ma part celui de 2 500 habitants, qui limiterait la politisation de l'opinion.

Dans l'étude que j'ai réalisée et qui a été présentée par le journal Le Monde, j'ai analysé les résultats du Front national lors du premier tour des élections présidentielles dans les 800 communes de 1 000 à 3 500 habitants où la candidate du Front national est arrivée en tête. Un an et deux mois avant les prochaines élections municipales, j'évalue de 200 à 250 le nombre de communes supplémentaires qui pourraient basculer. Cela tient à un nouveau phénomène, l'électorat décomplexé, bien connu en sociologie politique, qui d'ailleurs concerne la gauche autant que la droite.

Contrairement à ce qui a pu être dit, le scrutin binominal n'existe nulle part, ni au Pays de Galles ni en Écosse. Le système électoral de ces deux pays est à la fois majoritaire et proportionnel de compensation, ce qui n'a rien à voir avec un scrutin binominal. D'ailleurs en Écosse il n'y a pas de parité. Au Pays de Galles, il se trouve que la parité existe depuis deux mandatures mais, compte tenu de la composition des partis, elle disparaîtra dès que les conservateurs auront succédé aux travaillistes.

À ceux qui se demandent pourquoi ne pas essayer un nouveau mode de scrutin, je réponds que nous ne faisons que cela depuis 1789. Je vais maintenant vous décrire les conséquences de ce nouveau type de scrutin en amont, pour l'électeur, puis en aval, pour l'assemblée délibérante.

Tout nouveau mode de scrutin doit répondre à deux principes : celui de l'égalité d'accession et celui de l'égalité de représentation.

Le principe de l'égalité d'accession est la base constitutionnelle du vote. Quelle que soit l'élection, les candidats doivent – selon les termes de la jurisprudence du Conseil constitutionnel – être placés dans une situation identique. C'est la question fondamentale que devra se poser le législateur.

Dans un récent article, j'ai utilisé le terme de « procuration », qui a interpellé un certain nombre de personnes. Ce terme n'existe pas dans notre droit, mais force est de constater que l'électeur, lorsqu'il vote pour un candidat, donne à celui-ci une procuration. Or, la procuration n'a pas de caractère contractuel et celui qui a reçu procuration peut très bien ne pas respecter la volonté de celui qui lui a donné procuration. C'est l'affirmation du principe constitutionnel de l'individualisation du vote, celle de l'électeur mais aussi celle du représentant.

Lorsque par un seul bulletin de vote nous donnons procuration à deux personnes, il s'agit d'un contrat entre trois personnes. Ce n'est donc plus une procuration. L'électeur passe un contrat avec deux candidats, mais ces deux personnes sont elles-mêmes engagées dans une obligation contractuelle puisqu'elles se doivent « mutuelle compréhension », ce qui relève plus du droit privé que du droit public. Le principe de l'individualisation du vote n'est pas respecté puisque deux personnes sont liées. Telles sont les conséquences de ce type de scrutin pour l'électeur.

J'en viens à ses conséquences pour l'assemblée délibérante. S'agit-il d'un vote par canton ou individuel ? Sur ce point, le texte est muet. Or ce type de scrutin pourrait générer des différences importantes en termes de majorité. Il est aisé de calculer la majorité dans une assemblée où le vote est individuel, comme c'est le cas actuellement, mais comment calculer la majorité par canton dès lors que le nombre des cantons aura été divisé par deux ? Dans ce cas, il faudra deux personnes d'un autre canton pour assurer la majorité.

Je suis perplexe quant au mandat « impératif », cette sorte de contrat qui oblige celui qui reçoit le mandat à voter dans les mêmes termes que celui qui lui a donné mandat. À cet égard, les candidats sont-ils dans une situation identique ?

Le scrutin binominal pose un problème d'individualisation de la représentation. Vous allez objecter que l'électeur qui se trouve face à une liste, qu'elle soit proportionnelle ou paritaire, se trouve dans la même situation. Non, car lorsqu'il vote pour une liste municipale, il ne sait pas combien de candidats seront élus. Il en va de même lorsqu'il vote pour les conseillers régionaux par le truchement du département. Dans le cas du scrutin binominal, il sait que les deux seront élus.

Le système peut être comparé à celui utilisé par les délégués sénatoriaux, mais ce dernier est pratiqué sur dérogation et ne figure pas dans le code électoral. Nous pourrions adopter ce système, mais les délégués sénatoriaux votent pour une personne et non pour une liste. Les candidats peuvent se présenter en liste pour des raisons de propagande électorale, mais je n'ai pas rencontré, en vingt ans, un seul vote présentant une égalité de suffrage. On retrouve toujours le principe d'individualisation du vote.

Le présent projet de loi supprime l'article 3 de la loi du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales, qui intégrait les cantons dans les circonscriptions législatives, ce qui nous place dans une situation ambiguë. Pour y remédier, il faudrait ajouter une dose de proportionnelle et revoir la définition des circonscriptions à scrutin majoritaire.

C'est la raison pour laquelle il faut envisager la révision de l'article 125 du code électoral, ou tout au moins définir la nouvelle base des circonscriptions législatives, quels que soient le dosage de proportionnelle et le nombre de députés, en les basant par exemple sur les anciens cantons regroupés. J'attire votre attention sur ce point que le Sénat n'a pas abordé, pour la raison que cela ne le concerne pas. Mais vous, Mesdames et Messieurs les députés, vous devez vous intéresser sérieusement à la question des circonscriptions législatives. Si vous ne les redéfinissez pas, les citoyens ne comprendront plus rien, et pour cause. J'ai procédé à quelques simulations : demain un électeur vivra sur un territoire A dans une circonscription A, celle-ci se trouvant dans un canton qui débordera sur une circonscription B, et sa commune se trouvera au sein d'une intercommunalité s'étendant aussi vers la circonscription C. Le but du Gouvernement n'est certainement pas d'encourager l'abstention, mais il risque de dérouter les citoyens en multipliant ainsi les complexités.

Existe-t-il une alternative à ce dispositif ? Je vous renvoie à la déclaration publique de Manuel Valls quelques jours avant de présenter son projet de loi en Conseil des ministres.

Il serait absurde de penser que s'agissant d'un scrutin départemental, les élus ne sont pas liés à un territoire. Une réflexion est en cours depuis le mois de juillet en ce qui concerne le regroupement des arrondissements. En respectant les règles constitutionnelles en matière démographique et géographique, le système envisagé ferait émerger trois ou quatre délégués par département. Au cas où ils ne seraient que trois, du fait des écarts démographiques, il faudrait regrouper deux arrondissements. Cette nouvelle carte pourrait être la base d'un scrutin proportionnel paritaire et assurer la parité totale. Mais ce n'est pas à moi de vous dire quelles seraient les répercussions politiques de ce regroupement.

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