Merci, M. le président, de nous recevoir ce matin. Plusieurs de vos interlocuteurs précédents ont travaillé ou publié à la Fondation Robert Schuman, et nous lançons à la fin de cette semaine un laboratoire de recherche consacré au Brexit ; nous avons fait réaliser dans cinq pays européens un sondage, qui sera publié par la presse, sur le sentiment des Européens vis-à-vis du Brexit : je vous en remets les résultats en avant-première.
Vous savez que le Brexit n'est pas encore fait ; ce sera un processus de négociation long et complexe. Nous souhaitons que la négociation se déroule dans la sérénité, sans esprit de revanche ou de punition, mais dans le respect des règles européennes. Les Vingt-Sept doivent donc être très unis, et ne pas devancer les demandes britanniques en se montrant prêts à y répondre ; ces demandes ne sont d'ailleurs pas toutes connues, et parfois contradictoires. Le pire serait que le continent se divise, et fasse l'objet d'une négociation « curiacée » : ce serait en réalité préjudiciable à tous.
On tentera vraisemblablement d'aboutir à un accord de retrait. Mais, quoi qu'il en soit, avec ou sans le Royaume-Uni, avec ou sans accord, l'Union européenne – nous en sommes convaincus – continuera d'exister, comme elle existait avant l'adhésion britannique.
Cela ne veut pas dire que l'Union ne doit pas changer. Nous ne pensons pas qu'il faille « refonder » l'Europe, comme on l'entend trop souvent, mais qu'il faut l'adapter, en considérant qu'elle a réussi une première partie de son projet initial, et l'a même dépassé. Il est nécessaire aujourd'hui de lui fixer de nouveaux objectifs pour répondre à de nouveaux défis. À mon sens, les fondations de la maison Europe demeurent solides ; ce sont ses murs et ses façades qui demandent à être rénovés.
Il y a aujourd'hui de nouvelles tendances, de nouveaux défis, des surprises stratégiques qui résultent de bouleversements technologiques et géopolitiques : l'Europe doit apporter des réponses à ces évolutions. Cinq sujets me paraissent essentiels pour les démocraties et plus particulièrement pour les politiques européennes.
Il faut d'abord mentionner les libertés économiques, le rôle de l'État, le libre-échange, le commerce international.
Je pense également au rôle des institutions européennes dans ce cadre : doivent-elles par exemple négocier seules des accords de libre-échange ou des accords commerciaux ?
Le troisième de ces sujets, c'est la liberté de circulation, et le défi migratoire, qui est là pour durer.
Le quatrième de ces sujets, c'est la convergence et la gouvernance économiques de l'euro, qui posent des problèmes de souveraineté et de contrôle démocratique.
Enfin, le terrorisme et les guerres que nous menons au Levant constituent pour l'Europe une surprise stratégique : le cinquième sujet, c'est donc la sécurité et la défense.
Désormais, on peut dire que la politique d'élargissement est stoppée. On peut dire que la politique de concurrence est de plus en plus critiquée. On peut s'interroger sur la nécessité de la repenser – beaucoup appellent notamment de leurs voeux une refonte de la politique industrielle européenne. J'irai enfin jusqu'à dire qu'il faut modifier le logiciel des institutions communes. M. Jean-Claude Juncker le dit lui-même : nous avons trop réglementé ; le droit est indispensable au fonctionnement des institutions européennes, mais il ne doit pas constituer une fin en soi. Le mantra de « l'union sans cesse plus étroite » ne suffit pas : l'utilité même de l'intégration doit désormais être prouvée.
Sur tous ces points, la pratique de la Commission Juncker a déjà changé ; elle a même pris des libertés avec les traités.
Mais nous regrettons l'absence de parole forte des États membres sur ces interrogations partagées partout en Europe. La différence entre politiques communautaires et politiques intergouvernementales n'est pas la bonne grille d'approche pour fixer de nouveaux objectifs à l'Union : les avancées sont toujours venues de la volonté des États membres.
À l'avenir, l'intégration se fera, je crois, par l'exemple. Les États membres doivent exercer pleinement leurs compétences propres : l'immigration, par exemple, n'est pas une compétence des institutions communes.
En matière d'union économique, nous pourrions aussi attendre des initiatives – notamment franco-allemandes : je pense par exemple à un plan de rapprochement de nos fiscalités, en commençant par l'impôt sur les sociétés, puis en élargissant peu à peu à des problèmes aussi complexes que la parafiscalité, notamment sociale. Pour un rapprochement sur dix ans, chacun devrait faire chaque année un vingtième du chemin vers l'autre. Nous changerions ainsi la façon dont les investisseurs internationaux voient une union économique franco-allemande, puis européenne.
S'agissant des mouvements migratoires, les États les plus concernés pourraient également prendre des initiatives communes pour harmoniser les conditions d'octroi de l'asile et de gestion des migrations – délai, procédure, aides financières…
Nous pourrions également organiser la défense de l'Europe, au lieu de passer notre temps à nous interroger sur l'organisation de la défense européenne. Nous avons ainsi proposé un traité à trois rassemblant l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni. Il aurait pour objet de rassurer nos amis britanniques, mais aussi certains États membres sur notre engagement dans l'OTAN. Il autoriserait aussi les États de l'Union à construire une défense européenne qui rencontre les grandes difficultés que nous connaissons. Ce traité pourrait fixer des objectifs que le ministre de la défense M. Jean-Yves Le Drian a récemment rappelés – 2 % du PIB consacrés à la défense –, mais aussi organiser une coopération entre nos trois pays. Nos armées collaborent d'ailleurs déjà.
Ce projet pourrait permettre de débloquer l'idée d'une défense européenne, qui, aujourd'hui, piétine, malgré une initiative franco-allemande due à M. Le Drian et à son homologue allemande Mme Ursula von der Leyen. Au sein de l'Union européenne, les questions de défense sont un atout pour la France : c'est un domaine où nous sommes très crédibles, car nous sommes les seuls à disposer d'une armée complète, engagée en ce moment même sur plusieurs fronts.
Il me semble donc essentiel de fixer à l'Union européenne de nouveaux objectifs, et des objectifs précis. Au risque de vous surprendre, je rejoins sur ce point M. Hubert Védrine, qui a souhaité l'organisation d'une deuxième Conférence de Messine – je n'irai peut-être pas jusque-là, mais il faut à mon sens que les États membres disent clairement ce qu'ils attendent de l'Union européenne, profitant du fait que M. Jean-Claude Juncker a compris que l'Europe doit être plus politique.
Plus que des États malades de l'Europe, je crois que l'Europe est aujourd'hui malade de ses États. Ceux-ci doivent être plus actifs, plus impliqués. De grands débats vont se dérouler l'an prochain en France puis en Allemagne : ce sera, je l'espère, l'occasion pour nos États de s'engager plus avant dans la construction européenne et son avenir.