Je ne manquerai pas de revenir, M. le président, sur ce texte « infâme », que j'ai signé à titre personnel. (Sourires.)
Je commencerai néanmoins par dire quelques mots plus généraux. La crise européenne ne se résume pas au Brexit. Aujourd'hui, nous avons collectivement le sentiment que nous ne sommes pas capables d'aller de l'avant, que nous ne voulons pas reculer, et que nous ne voulons pas demeurer dans la situation inconfortable où nous nous trouvons. Le sentiment général est que le moment n'est pas bon pour élargir encore l'Union européenne ; d'un autre côté, en dépit de toutes les difficultés que nous connaissons, personne n'a voulu sortir de l'euro. Donc il n'y a ni avancées franches ni reculs prononcés ; mais le statu quo ne satisfait personne.
Il est donc nécessaire de rouvrir la discussion, de façon libre, c'est-à-dire en se permettant de réexaminer certains éléments du contrat, de proposer d'aller de l'avant dans certains domaines, mais aussi de renationaliser d'autres politiques. Il faut en tout cas réfléchir en oubliant l'approche traditionnelle selon laquelle toute discussion a pour objet de franchir une nouvelle étape vers l'intégration – ce qui peut être nécessaire dans certains domaines, mais pas dans tous.
Dans le contexte général de la mondialisation et de la montée des populismes, il me semble qu'il existe aujourd'hui un doute sur le contrat fondamental qui stipule qu'en matière économique et sociale, l'Union s'occupe de l'efficacité et les États membres de la redistribution et du partage des revenus. C'est évident en matière commerciale : l'Union soutient et promeut la libéralisation, tandis que les États membres se préoccupent des conséquences de ces politiques. Cela veut dire que ce sont les États qui doivent gérer les « perdants de la mondialisation », tandis que l'Union est relativement absente de ces débats. Elle est inexistante dans les débats sur les inégalités, quand elle n'apparaît pas comme indifférente aux conséquences de ses propres politiques, voire comme entravant des politiques nationales destinées à corriger les effets de ces politiques.
C'est un problème grave d'économie politique : cette répartition des rôles a très bien fonctionné pendant longtemps, parce qu'elle préservait l'indépendance des États en matière de politique sociale tout en laissant à l'Union européenne le soin de soutenir le développement économique. Aujourd'hui, cela ne marche plus, et les États membres se retournent contre une Union qui, je le redis, est absente des débats sur la montée des inégalités. Cela nous ramène au Brexit et à l'interprétation du vote britannique.
À mon sens, la sortie britannique peut aussi nous permettre de rouvrir certains sujets qui étaient jusque-là bloqués.
Je pense par exemple au budget européen, qui ne correspond pas aujourd'hui à ce que nous pourrions espérer, tant en ce qui concerne ses priorités que ses niveaux d'action. On peut se demander si l'échelle régionale est la plus judicieuse. N'aurions-nous pas besoin de politiques beaucoup plus fines, plus temporaires aussi, destinées par exemple à absorber des chocs et à revitaliser des régions, mais aussi de politiques d'investissement dans le capital humain plus que dans le développement régional ? Aucun bilan exhaustif n'a été dressé, mais la crise de l'euro a montré, je crois, que ces politiques régionales n'ont pas vraiment contribué à une meilleure résilience économique des pays qui en ont bénéficié.
De même, les Britanniques étaient, pour des raisons doctrinales, les principaux opposants à l'ouverture d'une discussion sur la question fiscale : nous pourrions rouvrir ce débat.
J'en viens maintenant au texte que vous avez mentionné, M. le président, et que j'ai rédigé avec d'autres, tous agissant à titre personnel. Notre idée était que le Brexit nous faisait courir des risques substantiels, et que son coût économique direct pourrait être important – et cela d'autant plus que l'on s'achemine vers un divorce pur et simple. Il existe aussi un risque d'affaiblissement de l'Europe, dans un contexte particulièrement instable et dangereux ; un risque d'accélération de notre disparition collective de la scène mondiale, alors que s'affirment des puissances nouvelles ; un risque, enfin, d'accentuation de la concurrence budgétaire et fiscale sur le continent européen.
Mais le Brexit offre aussi, à notre sens, des opportunités, et notamment celle de réfléchir à la façon dont l'Union européenne organise les relations avec son voisinage, dans un nouveau contexte où les perspectives d'élargissement sont quasi inexistantes, où il nous faut pourtant trouver une solution, s'il en est encore temps, à la question turque, et plus largement où il est nécessaire de proposer des solutions à d'autres pays qui n'ont pas vocation à rentrer dans l'Union, mais qui entretiennent et entretiendront néanmoins des relations étroites avec elle.
Notre idée était donc de faire du Brexit l'occasion d'une réflexion sur une nouvelle organisation de l'espace européen, qui comprendrait un cercle très intégré autour de l'Union – cercle qui se rapprocherait fortement, à terme, de la zone euro – et un cercle plus large, dont les liens avec l'Union seraient différents, qui serait organisé autour de l'Union et plus multilatéral qu'aujourd'hui. C'est pourquoi nous avons proposé ce « partenariat continental », destiné à associer à l'Union des pays qui n'en sont pas membres – le Royaume-Uni et les pays de l'espace économique européen, mais aussi demain l'Ukraine ou la Turquie, voire d'autres pays du pourtour méditerranéen. Ces pays seraient étroitement associés à la décision, de façon plus partenariale que ne sont les relations que nous avons aujourd'hui avec la Norvège par exemple. Ce partenariat serait construit sur une base strictement intergouvernementale – la sortie britannique constituant bien un refus de participer à l'Union et à sa gouvernance.
Je précise ici que ce texte est aujourd'hui largement caduc, compte tenu de l'orientation prise de part et d'autre.
Nous avions souligné trois problèmes à résoudre.
Le premier est celui du marché intérieur et des quatre libertés. Nous défendons dans ce texte l'idée que la liberté de circulation des personnes est fondamentale pour les pays membres de l'Union européenne : c'est un élément de citoyenneté économique. La possibilité pour un citoyen de l'Union d'aller chercher du travail ailleurs, sans demander la permission à personne, est essentielle, surtout aux yeux des jeunes, qui en font d'ailleurs largement usage.
En revanche, elle n'est pas indispensable au fonctionnement d'un marché intégré des biens et des services : celui-ci a besoin d'un degré élevé de mobilité, mais ce n'est pas la même chose que la liberté d'installation. L'idée que l'on ne puisse pas dissocier intégration économique et liberté de mouvement des travailleurs passe difficilement le test de l'analyse froide. C'est pourquoi nous avions proposé cet arrangement, qui aurait naturellement concerné uniquement des pays non membres de l'Union. Nous n'avons jamais pensé à remettre en cause la liberté de circulation des personnes au sein de l'Union ! Les négociations avec l'Ukraine vont d'ailleurs dans le sens que nous indiquions : accès au marché intérieur, mais pas de liberté de circulation des personnes.
La deuxième question est celle des formes de l'association à la décision. Dans un partenariat continental, les pays non membres de l'Union ne pourraient évidemment pas détenir de droit de vote : l'Union doit préserver ses procédures propres de décision. En revanche, elle peut mettre en place des procédures de consultation étendues, permettant, au fur et à mesure de l'élaboration d'un texte, de recueillir des remarques et des propositions d'amendements des pays partenaires. Nous proposions donc un conseil du partenariat, où s'ouvrirait un dialogue sur les initiatives législatives.
La troisième question est celle de l'application des règles. Il est évident que l'on ne peut avoir accès au marché intérieur si l'on n'applique pas ses règles et si l'on ne se soumet pas à sa discipline. La politique de la concurrence, certaines normes sociales et de protection du consommateur sont essentielles ; leur respect doit faire l'objet d'une vérification, dont les mécanismes sont nécessairement supranationaux.
Voilà les propositions que nous avions faites. Il ne s'agissait pas pour nous de proposer un agenda du divorce, dont les négociations seront très dures et très complexes. Ce que nous voulions, c'est fixer un objectif à terme, suggérer une solution durable à la question des relations entre le Royaume-Uni et les Vingt-Sept. Nous espérions ainsi minimiser le coût pour les uns et les autres d'une séparation trop abrupte, mais aussi informer les conditions de la négociation du divorce, sans que les préoccupations tactiques la dominent à l'excès.
L'orientation que prend la discussion, de part et d'autre, n'est pas celle-là : les Britanniques sont intransigeants et les Vingt-Sept sont unanimes sur le fait que les quatre libertés sont inséparables. Reste que nous devons bien nous interroger sur les conséquences de ce divorce.