Je commencerai par un constat sur le vote du 23 juin dernier : il s'agit d'un choix démocratique dont il faut évidemment tenir compte. L'Union européenne n'est pas une prison ; le vote britannique a le mérite de nous le rappeler. C'est une différence notable avec l'Union soviétique à laquelle on lui reproche souvent de ressembler. Les Britanniques ont fait ce choix que, pour ma part, je regrette, mais dont nous devons prendre acte.
Pour l'Institut Jacques Delors, il s'agit d'un cas d'espèce. Les Britanniques étaient depuis le début à moitié dans l'Union, à moitié dehors, suffisamment peu convaincus de la nécessité d'appartenir à la Communauté économique européenne pour organiser un référendum d'appartenance deux ans après l'adhésion, ce qui était assez original et signalait bien un malaise. Ce cas d'espèce s'intègre certes dans un contexte international, dans une tectonique des plaques qui concerne l'ensemble des pays européens et, de manière générale, occidentaux, dont les États-Unis ; mais, lorsqu'il s'agit de discuter de la sortie ou non, de l'appartenance ou non à l'Union européenne, c'est bien un cas d'espèce.
Il ne faut pas confondre l'europhobie majoritairement exprimée par les Britanniques, et qu'incarnaient si bien leurs tabloïds, avec les euroscepticismes. Ceux-ci existent sur notre continent depuis des années, y compris parce que l'Union européenne a agi, même si elle l'a fait trop peu et trop tard, face à la crise de la zone euro. Son action a suscité un euroscepticisme anti-austérité qui est l'exact pendant de l'euroscepticisme antisolidarité. Les Allemands, les Slovaques, les Finlandais n'ont pas aimé être solidaires. Les Grecs, les Irlandais, les Portugais n'ont pas aimé les conditions dans lesquelles cette solidarité a été accordée. On pourrait dire la même chose à propos de la crise migratoire.
En bref, nous assistons aujourd'hui en Europe à une crise de copropriétaires. Les Britanniques déménagent, les autres vont rester. Dire cela, ce n'est pas minimiser ce genre de crise, qui peut être terrible : on ne se parle plus, on ne veut plus payer les charges communes, etc. Mais il importe de bien caractériser la situation.
Dans ce contexte, que faire ? M. Jacques Delors évoque souvent à propos de la construction européenne les pompiers, les maçons et les architectes : ce sont ces trois corps de métier qui vont devoir se mettre en mouvement – disons-le tout de suite, nous manquons un peu d'architectes.
Les pompiers, d'abord, doivent non pas éteindre l'incendie parce qu'il risquerait de se propager selon la théorie des dominos, mais organiser un divorce. Les Britanniques ont voté : ils vont partir ; comment ? Je dirais qu'ils ont tiré les premiers, mais que la balle est toujours dans leur camp : il ne faut pas les devancer ; c'est d'ailleurs sans doute la manière dont il tentait de le faire qui m'a le plus choqué dans l'article cosigné par M. Jean Pisani-Ferry.
Les Britanniques ont d'autant plus de mal à savoir ce qu'ils veulent que le « non » à l'Europe était divers : il se composait d'un « non » souverainiste, qu'incarnait bien M. Boris Johnson ; d'un « non » anti-libre circulation, anti-immigration, représenté par M. Farage ; enfin – ne l'oublions pas –, de celui de M. Murdoch, très libéral, qui veut sortir de l'Europe pour retrouver des marges de manoeuvre dans les relations commerciales, en particulier avec les pays émergents. Qu'ils se mettent d'accord ! Rendons à Shakespeare ce qui est à Shakespeare.
De notre côté à nous, Européens, le menu est varié : statut à la norvégienne, à la suisse, à la canadienne, à la turque – à eux de choisir. Mais ils voudront évidemment commander à la carte ; et ils auront, je crois, un statut à la britannique. Ils l'avaient déjà en étant membres de l'Union ; ils le rechercheront lorsqu'ils ne le seront plus. Peut-être aurons-nous d'ailleurs intérêt à leur concéder deux ou trois aménagements pour qu'ils se sentent à l'aise, car ils devront rester notre partenaire stratégique. Cela dit, je le répète, laissons-les exprimer leurs désirs et lancer eux-mêmes la procédure.
Venons-en aux maçons et concentrons notre attention sur l'Union européenne à vingt-sept, à l'heure où un Conseil européen se réunit dans ce format. Que peuvent faire les Européens à vingt-sept, sinon s'efforcer de ne pas se désunir dans la gestion du divorce avec les Britanniques ? Ils doivent évidemment se concentrer sur plusieurs projets communs, qui ont été assez bien identifiés à Bratislava. On peut également citer l'union de l'énergie, que nous promouvons au sein de l'Institut Jacques Delors depuis de nombreuses années ; l'approfondissement de l'union économique et monétaire, à propos duquel nous avons aussi produit des documents en franco-allemand ; le soin à apporter à la conduite des politiques commerciales européennes, laquelle doit être plus transparente.
À Bratislava, plusieurs éléments se dégagent, à commencer par les enjeux de migration et de frontières, identifiés comme essentiels par les Vingt-Sept et qui renvoient à ce que souhaitent les opinions publiques. Nous devons avancer dans cette direction, et c'est ce que vont faire, je l'espère, les chefs d'État et de gouvernement aujourd'hui et demain. Un corps européen de garde-frontières va se mettre en place ; c'est une avancée fédérale qu'il faut consolider. Mieux vaut contrôler ensemble nos frontières européennes plutôt que rétablir ponctuellement des contrôles à nos frontières nationales, même si cette démarche est tout à fait autorisée. Harmonisons aussi le droit d'asile. Tout cela dessine un chemin.
Un autre chemin est celui de la sécurité collective, dans un contexte favorable du fait de la sortie du Royaume-Uni, d'une part, et de la victoire de M. Donald Trump, d'autre part. Il s'agit d'abord de la sécurité intérieure. Nos compatriotes, français et européens, se sont fait tuer par des terroristes au cours des mois précédents ; cela arrivera peut-être à d'autres : la menace demeure. Face à cette menace, il faut renforcer la coopération judiciaire, policière et l'échange de renseignements. Ce n'est pas facile, mais nous en avons grand besoin.
Il s'agit ensuite, naturellement, de la sécurité extérieure. Le pilier européen de la défense atlantique doit être consolidé. Tout nous y pousse désormais. L'Europe de la défense a été lancée à une époque où nous n'avions pas besoin de nous défendre et où il n'y avait pas d'Europe : cela ne facilitait pas la tâche. Aujourd'hui, au contraire, les menaces sont partout autour de nous – la Russie, l'État islamique, le chaos en Syrie, la Libye, le Sahel – et peut-être y aura-t-il une véritable Europe de la défense dès lors que l'oncle Trump pourrait ne pas nous aider autant qu'il le faudrait et que le Royaume-Uni, qui doit rester un acteur important, ne sera plus membre de l'Union européenne.
Il s'agit, enfin, de l'investissement et de la priorité accordée à la croissance et à la jeunesse. La capacité financière du plan Juncker a été tout récemment accrue ; il faut s'en féliciter. Le programme Erasmus Pro va être expérimenté, comme nous l'avions proposé ; nous nous en réjouissons.
Mais, une fois que les maçons auront défini leur feuille de route, une fois qu'ils auront, aujourd'hui et demain, progressé à ce sujet, si nous ne disons pas où nous allons, nous ne susciterons que l'enthousiasme modéré des peuples – même s'ils sont divisés quant à la destination de l'entreprise européenne. M. Jean-Dominique Giuliani a eu raison de souligner que ce qui a été fait jusqu'à présent est un succès. Il faut maintenant aller plus loin, peut-être sur un mode différencié : si tout le monde n'est pas prêt à avancer, faisons-le à quelques-uns ! Quoi qu'il en soit, il faut situer toutes ces réalisations dans une perspective d'ensemble. À l'heure où nous sommes amputés d'un membre, il est d'autant plus essentiel de nous demander pourquoi nous restons ensemble.
Premier élément de cette vision d'ensemble : il faut redonner un sens à l'Union européenne comme espace d'opportunités et surtout, en temps de crise, comme réponse aux menaces, à condition de se donner le temps et l'énergie politique de nommer celles-ci – sans quoi c'est l'Union elle-même qui peut apparaître comme une menace. Aux menaces sécuritaires déjà mentionnées s'ajoute d'abord le changement climatique, qui fournit un bon exemple de la capacité de mobilisation européenne : une fois la menace identifiée, les Européens, unis dans leur diversité, ont entraîné le monde vers la signature de l'accord de Paris sous l'impulsion de la France. Ensuite, la finance folle : que font les Européens pour lutter contre elle ? Quant à la montée en puissance de la Chine, c'est aussi une menace supplémentaire, et non pas seulement une opportunité.
Deuxièmement, au moment où les Britanniques s'apprêtent à nous quitter, nous devons essayer de montrer ce qui nous unit dans notre diversité. Nous représenterons bientôt 6 % de la population mondiale. Nous sommes évidemment différents les uns des autres, mais de la même façon qu'un Aquitain est différent d'un Nordiste ! Il faut regarder le monde pour se sentir plus européens. Nous sommes unis par un modèle qui tente de concilier efficacité économique, cohésion sociale et protection de l'environnement ; un modèle dont on verra comment, avec M. Donald Trump, l'Amérique va s'éloigner encore davantage : car c'est un modèle européen, et non pas seulement occidental. On le mesure aussi au regard de la Chine. Nous sommes européens parce que nous avons en partage la démocratie, l'État de droit, le respect des minorités, l'égalité entre les hommes et les femmes. Nous devons en être fiers, souligner que cela nous unit. Nous sommes européens parce que nous avons appris à privilégier le règlement pacifique des différends ; nous n'envoyons pas des soldats sans uniforme se faire tuer en Ukraine : nous ne sommes pas les Russes ! Il faut affirmer plus clairement notre identité et notre vision européennes.
Dans une crise de copropriétaires, ceux-ci peuvent continuer d'avoir intérêt à rester ensemble – comme cela arrive dans les divorces, pour les enfants. Si les copropriétaires de la maison européenne se donnaient la peine de regarder ce qui se passe sous leurs fenêtres – tout brûle autour de nous ! – et un peu plus loin, peut-être ressentiraient-ils davantage la nécessité de mettre en oeuvre des projets collectifs, mais aussi le sens de leur appartenance à l'Union européenne. C'est important, même si cela paraît purement conceptuel : là est aussi le défi que nous ont lancé les Britanniques en nous annonçant leur départ.